Entre le 16 mars et le 13 avril 1983, l’hebdomadaire belge Pourquoi pas ? a publié une série de cinq articles regroupés sou le titre « Le “ phénomène ” Degrelle » et parus sous la signature de Jean-Marie Frérotte. Degrelle était un « diable d’homme qui fut, hélas, l’homme du diable ». Une telle conclusion laisse présager le manque d’objectivité, la sempiternelle démonisation du fascisme et - pour tout dire - l’abrutissement conformiste d’un texte auquel il faut néanmoins décerner deux mérites : celui de situer Degrelle dans son environnement d’origine et celui d’effleurer de temps à autre l’appréciation nuancée que le recul devrait inspirer à tout historien.
Ainsi l’auteur juge-t-il « difficile de préciser ce qui sépare les rexistes de l’intérieur », comme les vengeurs du 9 juillet 1944 à Bouillon (1), et leurs « représailles sanglantes contre les attentats de la résistance », et ceux du front de l’Est, « combattants passionnés et d’ailleurs courageux d’une cause pourrie » (2).
Ailleurs, il écrit : « La vérité demande que l’on fasse une distinction entre la Waffen SS, troupes de choc toujours en première ligne sur tous les fronts, et les abominables SS de l’intérieur, les monstres de l’occupation et des camps ».
Au grand rassemblement rexiste du 1er mai 1935, au Palais des Sports de Bruxelles, Léon Degrelle se compare à un épervier qui fond sur sa proie et ne la lâche plus, « une bête aux poules », comme l’appellent les paysans des bords de la Semois.
Léon Degrelle est issu d’une très ancienne famille française dont l’arbre généalogique porte trois fruits de la Compagnie de Jésus. Les jésuites jouent un rôle important dans sa vie. L’Institut Saint-Pierre de Bouillon (études secondaires inférieures), le collège Notre-Dame de la Paix de Namur (études secondaires supérieures), les facultés universitaires namuroises et l’échec à la candidature en philosophie et lettres : autant de jalons d’un parcours estudiantin marqué par la rude école des disciples d’Ignace de Loyola. C’est finalement à l’Université de Louvain que Degrelle devient candidat en philosophie et lettres, mais ces deux années louvanistes (1926 - 1927), où il rêve déjà d’une « autre Belgique » et de « remodeler le monde », pèsent moins lourd dans sa tragédie personnelle que le cycle namurois précédent, où s’esquisse une vocation littéraire qu’il aurait peut-être dû approfondir. Car les Jésuites ne sont pas seulement experts en discipline et en activités sportives. Ils sont aussi de remarquables initiateurs à la lecture, à l’écriture et à l’acquisition d’une grande culture générale.
Le père de Léon, Édouard Degrelle, naît en France, à Sobre-le-Château en 1872. Il reprend une brasserie à Bouillon, épouse une demoiselle Baever et voit sa famille s’agrandir rapidement : huit enfants, dont Léon, né le 15 juin 1906. Le prénom paternel ne porte pas chance aux descendants. Un premier petit Édouard meurt à vingt mois. Le second Édouard perd une main dans un accident, devient pharmacien et est abattu par des résistants dans son officine bouillonnaise, le 8 juillet 1944.
Léon découvre le monde au travers des imprévisibles courants de la Semois et de la giboyeuse forêt où la traque du sanglier des Ardennes semble préfigurer la « chasse aux pourris » lancée plus tard par le rexisme. Ses promenades d’enfant le conduisent d’un quartier à l’autre d’une ville partiellement bâtie selon un modèle cosmique. La zone Est de Bouillon se nomme « Le Point du Jour », le quartier Ouest s’appelle « Le Terme », la fin du cycle journalier de visibilité solaire, quand le luminaire diurne se couche.
Souvent il fait encore nuit lorsque le petit Léon traverse la ville pour aller sonner les cloches de la première messe. Il apprend à vaincre sa peur. Il est gaucher. Dès l’âge de sept ans, une entrave lui tient le bras gauche derrière le dos pour forcer la main droite à écrire.
La Première Guerre mondiale éclate. Léon a huit ans. L’état-major allemand s’installe dans la maison Degrelle. La famille s’accommode vaille que vaille des mansardes.
Bouillon est comme l’épicentre de la vieille Europe de l’Ouest lacérée par le conflit fratricide. À quelques kilomètres à l’Est, voici Arlon, chef-lieu de la province belge du Luxembourg. Le Grand-Duché du même nom et la frontière française sont à quelques encablures. On parcourt cent kilomètres à travers le Gutland et via Meldert, et on se retrouve en Allemagne.
Édouard Degrelle père est-il un collaborateur ? Des témoins assurent qu’il bénéficie de facilités pour se procurer l’orge nécessaire à son entreprise brassicole. Les Allemands réquisitionnent des récoltes de paysans voisins en faveur de la maison Degrelle. Mais Édouard Degrelle est aussi conseiller provincial et député catholique du Luxembourg (3). Au cours de ses déplacements, notamment à Liège, Édouard Degrelle anime avec le père jésuite Bégasse un réseau de renseignements sur les trains allemands de munitions en partance pour Verdun. Cette activité lui vaut la reconnaissance française sous la forme d’une Légion d’Honneur.
Peu après l’armistice de novembre 1918, Philippe Pétain vient rendre hommage à Bouillon, ville alliée. Sans complexe, le jeune Léon va serrer la main du héros. Celui-ci garde l’enfant près de lui durant toute la traversée de la cité au célèbre château.
Un professeur dit à Degrelle : « Vous serez un grand écrivain ». Léon s’attelle à la rédaction d’un roman intitulé Le vieux pont où, nous rappelle Jean-Marie Frérotte, « il aborde naïvement certains aspects de la société industrielle ». La revue Notre Jeunesse accueille ses premiers contes signés Noël d’Auclin. Il choisit son pseudonyme en inversant son prénom et en se référant à la côte d’Auclin, chemin montant et boisé qui domine Bouillon.
Voici les vers qu’il rédige à seize ans au verso de sa photographie d’étudiant :
« Voici plus ou moins vrais les traits de mon visage.
Le papier ne dit pas le feu brûlant et fier
Qui me brûle aujourd’hui, qui me brûlait hier,
Et qui demain éclatera comme un orage. »
On peut y voir une inspiration tâtonnante, une maladresse d’adolescent, une triple et déplorable répétition verbale, mais les alexandrins de douze pieds sont presque parfaits, tandis qu’affleure la quête de l’authenticité dans une tension intérieure brisant le miroir des apprennes.
En mars 1927 paraît le recueil Mon pays me fait mal. On peut notamment y lire une superbe méditation crépusculaire dont la versification est de facture classique. Une mélancolie de type lamartinien se mêle à un désespoir analogue à celui des Nuits d’Alfred de Musset. Il y est question de « fragile jeunesse » et il ne faudrait pas grand-chose pour qu’il s’écrie, comme le poète du Lac : « Ô temps, suspends ton vol ! » « J’aime les sanglots lourds gonflant mon cœur morose » : complaisance romantique dans la douleur, à l’instar du René de Chateaubriand et de ses « orages désirés ».
Degrelle évoque le « désespoir » comme un « rôdeur » dont les agressions ne sont plus évitables, car le refuge au cœur de la forêt (thème également cher à Jean-Jacques Rousseau) n’est plus possible. En effet : « Le mystère des bois me semble de la prose ». C’est donc bien la poésie qui constitue le havre de paix dont l’espoir se dérobe, qui revêt le souvenir tragique d’un « rêve brisé », tandis que la « chair se déchire » et que « la tristesse plane » sur un « front alourdi ».
Le « feu clair » qui « brillait depuis longtemps », c’est-à-dire l’aspiration solaire à la poésie qui traverse toute la jeunesse de Degrelle, ainsi que l’amour incarné par des « cheveux noirs » où « j’épinglais des baisers fous », tout cela « se décompose » dans le « cœur fiévreux » du poète, à qui s’applique à merveille la formule de « ténébreux romantique ».
En effet, devant le spectacle de « la terre qui s’endort », face aux « soirs drapant de noir l’horizon rose », Degrelle rejoint dans une commune inspiration un Ivan Gilkin, « poète de la nuit » (Raymond Trousson) ou un Aloysius Bertrand (Gaspard de la Nuit). Orphelin de la clarté diurne, l’inconsolable jeune homme de 21 ans s’abandonne à la sombre fatalité des « mauvais sorts » dont la « cavalcade » nocturne peut désormais « broyer de leurs maux » le monde ensommeillé. « Je voudrais être de ceux qui passent dans la nuit sur des chevaux sauvages », écrit aussi Rainer Maria Rilke. Dorénavant, Degrelle vivra pour « triompher », et non plus pour « aimer ». C’est la devise qu’il fait graver sur sa bague d’étudiant. Il se laisse emporter par une rage destructrice : « J’aime écraser les fruits et piétiner les roses ».
Dès l’âge de treize ans, Léon Degrelle fait montre d’une étonnante maîtrise du langage oral. Il prononce son premier discours à l’inauguration d’une église Sainte-Cécile, dans un village sis à la frontière de l’Ardenne bouillonnaise et de la Gaume que l’on désigne parfois comme la « Lorraine belge ». Il s’inscrit dans une troupe théâtrale de patronage et y joue une pièce de Racine. Il récite un poème en l’honneur de l’évêque de Namur issu de l’ordre monastique des Prémontrés. L’équivocité du dernier vers suscite l’hilarité générale :
« Et dans l’arbre brillait l’écu des Prémontrés. »
Jean-Marie Frérotte commente à juste titre : « Il serait mauvais de croire que les exigences pédagogiques du temps rejetaient les moments d’humour. » Dans l’enseignement catholique des années 1920, il arrive aussi qu’une allusion quelque peu grivoise déchaîne un rire de bon aloi.
L’objectif du présent article n’est pas de présenter Degrelle sous un jour plus ou moins sympathique. On peut déplorer le durcissement de sa pensée au tournant de 1930, le virage fascisant qui plonge en plein désarroi le bon abbé Picard, un autre jésuite, futur évêque, aumônier de l’Association catholique de la jeunesse belge, protecteur du jeune Léon au poétique printemps de 1927. On peut le juger impardonnable d’avoir pactisé avec ce qui restera peut-être, pour plusieurs générations encore, le symbole de l’horreur absolue.
Le jeune Degrelle est un banal produit de la bourgeoisie belge de la première moitié du siècle lorsqu’il revêt se tenue de scout comme son contemporain Hergé et comme plus tard Jacques Brel. Il est insupportable de culot et de vanité, d’une part quand il écrit au cardinal Mercier et lui demande d’aller visiter un ami malade (et le prélat lui répond et s’exécute !), d’autre part quand il se croit « le plus beau gosse du Luxembourg » à la sortie d’une école primaire curieusement nommée « L’Asile ». Un quart de siècle plus tard, ses compagnons combattants du front de l’Est ne le surnomment-ils pas « Modeste Ier, roi de Bourgogne ».
7 mai 1945. Capitulation. Via Copenhague, Degrelle s’enfuit en Espagne par voie aérienne. Son avion est forcé d’atterrir dans la baie de San Sebastian. Plusieurs fractures nécessitent l’hospitalisation de Degrelle. Sur son lit de la clinique de La Mola, il a dix jours pour faire le point, penser à sa maman qui agonise, à la répression qui s’abat sur sa famille en Belgique, à ses souvenirs bouillonnais d’enfance et de jeunesse, à l’étudiant de Namur, à son entrée en littérature et en poésie. Osons paraphraser Jacques Brel s’imaginant à Macao et se remémorant « le temps où [il s’appelait] Jacky » :
« Être une heure, une heure seulement,
Beau, beau, beau… et con à la fois ».
En composant La Chanson ardennaise dans son hôpital du Pays basque, Degrelle se rappelle le temps où il était « Le Léon » :
« Être une semaine, rien qu’une semaine durant,
Lamartine et Musset tout à la fois. »
Pour appréhender la personnalité de Léon Degrelle, il faut la mettre en perspective dans le paysage de son Ardenne natale : « le remous de la Semois brutal » rimant, dans un poème de 1927, avec « mon pays me fait mal », les murailles du château de Bouillon résonnant encore des fureurs du croisé Godefroy, les chemins forestiers conduisant à la toute proche frontière française, les routes escarpées menant au Grand-Duché voisin, l’Allemagne que le jeune Léon découvre à bicyclette, les premières neiges d’automne sur le plateau où trônent les points culminant du relief de Belgique. Dure Ardenne, écrit aussi Arsène Soreil, un des meilleurs écrivains régionalistes. Léon Degrelle : un enfant du terroir dont on regrette in fine qu’il ait délaissé la plume du poète pour l’invective politique, qu’il ne se soit pas obstiné devant le défi du « vide papier que la blancheur défend » (Mallarmé), qu’il ait préféré la boue des tranchées où toujours vainqueurs et vaincus s’enlisent, qu’ils soient « seigneurs de la guerre » ou « rêveurs casqués ».
Daniel Cologne
Notes
1 : Voir notre article « Un écrivain belge à relire : Alfred Schmitz (1913 - 2003) ».
2 : C’est nous qui soulignons.
3 : La région située la plus à l’Est de la Belgique à ne pas confondre avec l’État grand-ducal éponyme.