Henri Vincenot : J’ai eu la chance de connaître dans mon enfance des conteurs bretons et en particulier March’arit Fulupp. J’avais eu une pneumonie et le médecin a dit : "Ce qu’il faut à ce gars-là, c’est de l’iode". Qui dit iode dit goémon, qui dit goémon dit Bretagne : mes parents ont pris la carte des Côtes du Nord, ont mis le doigt sur la côte - et c’est tombé sur un village qui s’appelle Pordic. Mes parents ont écrit au maire de Pordic. Mais il était en train de se faire casser la figure au Chemin des Dames et c’est le vieil adjoint, ce Désiré Angot dont je parle dans mon livre, qui a répondu : "Envoyez votre gars, il sera chez nous comme chez lui". Et je me suis retrouvé à Pordic, sur la frontière linguistique : d’un côté de la rue - celui qui donnait vers la mer - il y avait les Gallos, qui étaient marins pêcheurs et parlaient un patois ayant de grandes ressemblances avec le patois bourguignon et les autres patois romans, et de l’autre côté de la rue il y avait des cultivateurs, qui parlaient breton (le trégorois est un parler très proche de celui du Pays de Galles, puisque ce sont des Gallois qui ont débarqué en Trégor au Vème siècle). J’ai appris par osmose les deux langues. Et j’ai entendu les contes bretons, c’est-à-dire les contes de la Table Ronde - mais les vrais, pas ceux qui ont été christianisés par Chrétien de Troyes et Marie de France (où le Graal est devenu le vase qui a recueilli le sang du Christ, alors qu’en fait le Graal est tout autre chose...). J’ai compris que c’étaient les contes du cycle d’Artus, plus ou moins modifiés par les traditions locales (les Trégorois sont imaginatifs et fantaisistes).
Les conteurs bretons disaient eux-mêmes que ce qu’ils faisaient n’était pas un métier mais un "sacerdoz". Et, moi qui suis né dans une famille de conteurs, j’ai éprouvé à mon tour, un jour, le besoin de conter. Là-bas, en Bretagne, j’avais entendu une voix qui m’a appris ce dont on ne parle jamais, ou rarement: nos origines celtiques. L’Église a effacé cela et l’Université, qui est sa fille même s’il y a eu ensuite séparation brutale, a fait de même. Et l’on en arrive à ceci : à l’Académie de Bourgogne, quand on étudie un mot bourguignon comme "gaudes" (c’est de la bouillie de maïs grillé) il y a tout de suite quelqu’un, un latiniste, pour dire : "Mais ça vient de gaudere, se réjouir...". Moi, je ricane dans mon coin. Et l’on me dit : "Alors, le Gaulois, là-bas, ça ne va pas ? ». Et je dis : « Vous êtes bien gentils, c’est très bien d’aller chercher du latin, mais moi je sais qu’en breton - la seule langue celtique que nous ayons, gardons-là précieusement ! - la racine « iaude » désigne la bouillie !". Inutile de vous dire que cela ne figure pas dans le procès-verbal de la réunion. Je ne prétends pas posséder la seule vérité. Mais je dis que nos ancêtres s’appelaient les Gaulois, que nos racines sont celtiques et qu’il y a bien quelque chose comme un sacerdoce à rappeler cela en racontant des histoires.
Henri Vincenot : Ça, je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. J’ai écrit spontanément. Et puis je me suis rendu compte a posteriori de ce que cela pouvait signifier, notamment grâce à des gens comme vous et comme cette universitaire qui a fait sa thèse de doctorat sur mes bouquins - ce qui m’a étonné à un point que vous ne pouvez imaginer ! Je me suis rendu compte que les histoires que je racontais venaient de très loin, que nous avions ici, en Bourgogne, un important folklore (j’emploie ici un mot qui est mal adapté) où le fond celtique tient un grand rôle. Et, en écrivant mon dernier roman, je pensais à la thèse de cette dame qui a mis à nu, dans mes livres, des choses dont je n’étais pas conscient - et aussi d’autres choses que je sentais très bien. Du coup, par ce dernier livre j’ai eu le sentiment de transmettre quelque chose, alors que pour les autres cela se faisait tout naturellement.Je me suis rendu compte des rapprochements que l’on pouvait faire entre la mythologie celtique et la mythologie de nos églises romanes bourguignonnes. Par exemple à Vézelay. J’y allais déjà avec mon grand-père, comme je le raconte dans La Billebaude et j’y suis retourné souvent depuis. En réfléchissant à ce que je voyais. Car la personne qui faisait visiter expliquait : "Eh bien, ces chapiteaux on ne s’explique pas ce qu’ils représentent... mais celui-là, là-bas, c’est probablement l’enlèvement de Ganymède". Et mois je faisais un bond, parce que j’y voyais tout simplement un épisode des aventures de Cuchulainn, le héros celtique par excellence... Au lieu d’aller chercher forcément du côté des Gréco-Latins ou des Hébreux, est-ce que l’on ne pourrait pas penser d’abord à notre mythologie à nous ? J’ai pu interpréter tous les chapiteaux de Vézelay soi-disant "inexpliqués" par des épisodes de la mythologie celtique. Vézelay, comme beaucoup d’églises romanes, est toute imprégnée, baignée du celtisme de nos origines.
Henri Vincenot : Ça, je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. J’ai écrit spontanément. Et puis je me suis rendu compte a posteriori de ce que cela pouvait signifier, notamment grâce à des gens comme vous et comme cette universitaire qui a fait sa thèse de doctorat sur mes bouquins - ce qui m’a étonné à un point que vous ne pouvez imaginer ! Je me suis rendu compte que les histoires que je racontais venaient de très loin, que nous avions ici, en Bourgogne, un important folklore (j’emploie ici un mot qui est mal adapté) où le fond celtique tient un grand rôle. Et, en écrivant mon dernier roman, je pensais à la thèse de cette dame qui a mis à nu, dans mes livres, des choses dont je n’étais pas conscient - et aussi d’autres choses que je sentais très bien. Du coup, par ce dernier livre j’ai eu le sentiment de transmettre quelque chose, alors que pour les autres cela se faisait tout naturellement. Oui, bien sûr. Les lettres que j’ai reçues sont caractéristiques à ce sujet. J’ai reçu jusqu'à 220 lettres par jour, dans les six premiers mois de La Billebaude. J’en ai encore une panière à linge pleine non ouverte ! Toutes me disaient la même chose : les vieux, "c’est tout à fait la vie que j’ai connue", et les jeunes, "comme vous avez de la chance d’avoir connu ça...". Les jeunes qui s’adressent à moi me donnent l’impression d’être jaloux, de se sentir frustrés.
Beaucoup viennent me voir - quelquefois par classes entières - et me posent des questions. Et souvent celle-ci : "C’est vrai que lorsque vous étiez jeune vous allumiez le feu ?". Ben oui, bien sûr. Qu’est-ce que cela a d’original ? Mais c’est que pour ces jeunes, venus de Paris ou de Dijon, qui n’ont jamais vu de feu, sinon à la télévision, pour se chauffer on tourne une autre petite manette. C’est bien pratique. Mais si un jour il fallait, pour survivre, à nouveau savoir allumer un feu ?
Ils ont besoin, ces jeunes, de retrouver la réalité des choses, la Nature, avec un grand N. On se sert beaucoup de ce mot-là, à tort et à travers, mais c’est tout de même bien ça qui leur manque. Seulement, voilà...
Un jour, j’ai vu arriver, pas très loin de mes masures abandonnées, des gens de Paris. Des jeunes, avec deux enfants en bas âge. Ils voulaient former une communauté – c’était à la mode. On était début novembre. Je monte, je fais "salut !" en passant. Je fus reçu avec plus de suspicion que n’en manifestaient nos anciens grangiers de jadis. J’étais inquiet pour eux. Je leur demande s’ils n’avaient besoin de rien, s’ils avaient pensé au chauffage - parce qu’ici, vous savez, on a des hivers rigoureux. "Oh ben, me dit le « chef » de la communauté, regardez tous ces bois qui sont tout autour !". Il s’imaginait, le pauvre, qu’à la campagne tous les matins on prend sa hache, on abat un arbre, on s’en sert pour la journée, et on recommence le lendemain... Ces gens étaient pleins de bonnes intentions, mais quelle méconnaissance totale de la terre... La plupart n’ont pu tenir le coup, vous vous en doutez. Le seul à avoir réussi est un agrégé de philosophie... On l’a vu partir puis il est revenu un jour avec une fille d’une ferme bretonne. A partir du moment où elle a été là, ça a marché. Parce qu’elle savait, elle. Lui, rien de rien. Il faut le temps, voyez-vous, de se faire, ou refaire des racines... Propos recueillis par Pierre Vial Source : Eléments n°53 – printemps 1985
Pierre Vial :
Henri Vincenot :
Pierre Vial : L’homme peut se brancher sur les forces naturelles. Vous rappelez par exemple le conseil de votre grand-père : se plaquer contre un arbre pour accueillir en soi un courant régénérateur. Et vous parlez aussi de la grande secousse ressentie lorsqu’on est en un point précis d’une église romane. Les constructeurs médiévaux avaient donc recueilli de vieilles traditions, de vieilles connaissances des courants telluriques ? Et certains symboles ont été placés comme des points de repère...
Henri Vincenot :
Pierre Vial : L'ensemble de vos livres rappelle qu’il est vital de prendre conscience d’un héritage. Cet héritage a pu se transmettre au fil des siècles grâce à quelques hommes. Vous évoquez, par exemple, dans « Les étoiles de Compostelle », l’étonnante figure de saint Bernard, en disant qu’il a recueilli et transmis le savoir des druides. Certains symboles, comme ces croix celtiques, ces roues solaires dressées sur certaines églises cisterciennes, seraient là pour aider à cette transmission de l’héritage. Aujourd’hui, des historiens de renom reconnaissent à quel point le christianisme a puisé, pour s’imposer et durer, dans le vieux fonds, ancestral, des croyances et traditions païennes. En somme - et nous voici au coeur d’un paganisme panthéiste - Dieu est inscrit dans le monde, Dieu est le monde ?
Henri Vincenot : Dans Les étoiles de Compostelle, je n’ai rien inventé. Les symboles que j’y décris sont encore en place. Telle cette croix celtique en pierre qui se dresse sur l’abbatiale de La Bussière. Je ne peux pas voir cette rouelle, cette roue solaire, sans me sentir remué jusqu’au plus profond de moi. Je fais faire, pour ma femme, une stèle funéraire qui sera tout simplement une croix celtique fichée en terre, comme dans les cimetières irlandais, basques, bretons. Et puis la pierre, en tant que telle, joue son rôle. Ceux qui fabriquent des églises en ciment armé n’ont rien compris au rôle de la pierre – qu’un homme comme Bernard de Fontaine, que l’Eglise appelle saint Bernard, avait, lui, fort bien compris. Comme il avait compris d’autres choses...
Pierre Vial : On a l’impression, à vous lire, que vous vous méfiez des grandes métropoles cosmopolites, vibrillonnantes, sans âme, et que vous n’êtes à l’aise que dans ces vieux pays gaulois où l’on connaît encore la valeur des choses de la vie : marcher en forêt, faire un bon repas (sans regarder sa montre toutes les deux minutes), parler avec des amis...
Henri Vincenot : Je vous parlais tout à l’heure de ces gens qui ont voulu s’installer par ici et qui sont repartis parce qu’ils étaient incapables de s’adapter, parce qu’ils étaient complètement déformés par la vie de ces grandes métropoles où l’on ne rencontre pas la nature. Moi, j’ai fait 27 ans de Paris. Heureusement, on avait trouvé à se loger près du Jardin des Plantes. Il y avait bien de l’herbe, mais c’était interdit de marcher dessus, il y avait bien des arbres, mais c’était interdit d’y grimper... Les gardiens étaient toujours après mes enfants à cause de ça... Et quand, en été, on venait ici, en Bourgogne, pour retaper la vieille masure que j’avais achetée, les enfants se jetaient dans les ronces, et leurs amis de Paris qu’on amenait avec nous faisaient de même... Tellement il est normal que le petit d’homme soit attiré par la nature. Si on le coupe de ça, c’est terminé : il arrive à perdre l’habitude de ce que cela représente, et même par ne plus comprendre du tout ce que c’est. Moi, maintenant, je sais que l’écrivain peut avoir une sacrée responsabilité. Depuis que j’ai entendu de gens, à qui je demandais pourquoi ils voulaient s’installer à la campagne, me répondre : "Mais c’est parce qu’on a lu vos livres !"
Pierre Vial : Vous sentez-vous proche de certains grands Bourguignons qui vous ont précédé, comme Gaston Roupnel et Johannès Thomasset ?
Henri Vincenot : Ah, ceux-là, je leur dois beaucoup. Ils m’ont initié à bien des choses...
Pierre Vial : Pour en revenir à « L’oeuvre de chair », vous évoquez sans cesse les grands thèmes arthuriens, et en particulier la Queste du Graal. En rapprochant le Graal de la Femme, en tant que détentrice des forces de vie, de génération et régénération. En somme, la Queste du Graal, c’est la Queste de la Femme, la Femme primordiale qui est coupe d’immortalité ?
Henri Vincenot : C’est une façon de formuler la chose. Le Graal c'est bien ça, en effet. Mais on ne le dit pas si précisément. Vous savez que les contes, et notamment les contes bretons, sont des oeuvres qui manient beaucoup le symbolisme. Les alchimistes ont vu dans le Graal le chaudron dans lequel se passe le grand ceuvre - transformer un métal vil en un métal précieux. Il y a une autre façon de voir les choses: le Grand Oeuvre, c'est la transformation et l'amélioration de l'âme humaine. Le vase initiatique peut être toutes sortes de choses. Entre autres, la femme, ce vase où la rencontre de l'élément masculin et de l'élément féminin donne cette chose formidable qui s'appelle la vie. En tout cas, moi, Bourguignon, c'est ainsi que je comprends le Graal. Et ce que disait saint Bernard de Marie me conforte dans cette idée. Car Bernard de Fontaine, c'était un sacré bonhomme. "Le rouquin", comme l'appelle La Gazette - et cette appellation a tellement amusé un ecclésiastique de mes amis qu'il est allé chercher dans des textes médiévauxet il a bel et bien retrouvé ce surnom donné à saint Bernard! Comme quoi ce vieux fou de La Gazette - il a bel et bien existé, ce personnage de mes romans, je l'ai vu passer souvent sur la route, devant l'atelier de mon père – n’était pas si fou que ça. Il y a des choses que j’ai écrites sous sa dictée, j’en suis persuadé. Tenez, le coup de l’escargot...
Pierre Vial : Quel sera votre prochain livre ?
Henri Vincenot : Il y en a toujours plusieurs en chantier. Mais le prochain, ce sera la chronique d’un village. Cela s’appellera probablement Montfranc le Haut.