(…) Ne convient-il pas de juger le blanquisme favorablement ? Les blanquistes n'ont-ils pas toujours combattu de toute leur ardeur les politiciens réformistes et tous les socialistes d'Etat ? L'affirmation énergique et sans aucune réserve de la lutte des classes ne constitue-t-elle pas le premier et principal article de leur credo politique ? N'est-ce pas le ressort de toute leur action socialiste ? Et, en toutes circonstances, ne se comportent-ils .pas comme de très authentiques révolutionnaires ? Adversaires déterminés de toute doctrine de paix sociale, c'est non pas grâce au simple jeu des Institutions démocratiques, mais en instituant la dictature prolétarienne, qu'ils veulent déterminer la catastrophe et .réaliser le socialisme.
Pour le blanquisme, G. Sorel, en bien des textes, se montre sévère et même souvent très dur. Il arrive toutefois que cette sévérité s'adoucisse. Et, d'ailleurs, tout bien examiné, n'est-ce pas un mouvement blanquiste que cette révolution bolcheviste qui, dans les dernières années de sa vie, provoqua son admiration et même son enthousiasme ?
Mais, tout d'abord, qu'est le blanquisme ?
La vraie pensée de Louis-Auguste Blanqui n’est pas ici en cause. Et il convient de maintenir aux termes de blanquisme et de blanquiste la signification qu'ils ont fini par prendre et que, dans les milieux socialistes, on leur donnait couramment à la fin du siècle dernier et dans les premières années du nôtre (XXe).
Le blanquisme, ce fut, en premier lieu, la pensée du coup de main contre le régime établi, du coup de force pour s'emparer du pouvoir. On le symbolisait par les «journées» révolutionnaires, l'appel aux armes, les barricades, les combats de rue. Mais, remarque G. Sorel, les hommes dont l'idée dominante et même exclusive était que, pour réaliser le socialisme, la conquête de l'Etat est nécessaire et suffisante, ont fini par s'apercevoir qu'un tel but peut être atteint autrement que par une descente dans la rue. Si, par la voie électorale, on parvient à désarmer suffisamment le pouvoir pour rendre facile toute action contre lui, pourquoi ne pas recourir à cette méthode ? Pourquoi ne pas lutter de toute son énergie et de toute son habileté sur le terrain électoral? Et d'autant plus que des administrateurs comme Haussmann multiplient, dans les grandes villes, à la place des ruelles tortueuses si favorable aux barricades, les larges avenues toutes droites où sont utilisées avec un grand rendement des armes de plus en plus puissantes que seuls les Etats sont capables de se procurer et de mettre en service !
Pour le blanquisme contemporain, la conquête de l'Etat exige l’emploi de multiples moyens. Mais le principal, c'est la constitution d'un parti bien commandé, strictement discipliné, avec des cadres solides, une organisation minutieuse, et tel qu'il soit apte à profiter de toutes les circonstances favorables et à faire face à toutes les situations. Parti qui restera lui-même, gardera jalousement son autonomie, ne pactisera pas avec les partis bourgeois. II faut bien dire le Parti, et non la classe. Lorsque les blanquistes parlent de luttes de classes (et c'est à chaque instant !), ils en reviennent toujours à une notion de la classe antérieure à celle que Marx avait réussi à préciser grâce à ses observations sur des mouvements ouvriers qui étaient contemporains non plus du précapitalisme, du capitalisme usurier, mais du vrai capitalisme industriel, producteur et hardiment conquérant. Pour les blanquistes, le problème à résoudre c'est d'amener au parti baptisé parti de classe tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre sont hostiles au régime bourgeois tous les mécontents quels qu'ils soient et d'où qu’ils viennent. Et ainsi grâce aux efforts quotidiens et sous la direction méthodique et ferme de l’état-major du parti, pourra être organisée et disciplinée une masse de plus en plus imposante de partisans et de sympathisants, tous hostiles aux gouvernants et au régime établi, et prêts à obéir à tous les mots d'ordre de l'état-major, soit dans les luttes électorales, soit, au besoin, dans d'autres luttes. Au nom de l'intérêt de ce Parti, qu'il prétend identifier à l’intérêt même de la classe ouvrière, l'état-major blanquiste s'emploie à subordonner au Parti toutes les organisations ouvrières, syndicales et coopératives, et à utiliser, pour ses fins propres, des mouvements ouvriers, soit qu'ils naissent spontanément, soit qu'il réussisse à les provoquer.
Encore une fois, ces blanquistes accordent au vote une importance exceptionnelle. Nous nous rappelons avoir entendu Jules Guesde qui, s'adressant à des ouvriers, leur disait : « Vous vous plaignez de l'oppression capitaliste et de toutes les injustices qui naissent du régime bourgeois. Mais vous possédez, avec le bulletin de vote, le moyen de le faire cesser immédiatement. Vous êtes de beaucoup les plus nombreux. Votez pour votre, parti de classe. Et la révolution est faite ! » D'ailleurs, ces « votards », comme les appelaient les anarchistes, comme devaient les appeler les syndicalistes révolutionnaires, conservaient pieusement le culte de la Commune, et le défilé annuel au mur des Fédérés au Père-Lachaise, était, pour eux du moins, bien autre chose qu’une manifestation obligatoire, mais vide de sens !
QUALITÉS DU BLANQUISME
La pensée et les paroles de ces blanquistes comportent ainsi un accent révolutionnaire parfois fort accusé; leurs attitudes et gestes témoignent, dans certains cas, d'un véritable élan révolutionnaire. Il arrive même que le mouvement blanquiste soit dirigé par des ouvriers désintéressés, pénétrés jusqu'aux moelles de l'idée prolétarienne, acceptant avec ferveur tous leurs devoirs et toutes leurs responsabilités de prolétaires et s'appliquant à maintenir leurs pensées et leurs actions dans le sens des aspirations les plus profondes et des intérêts les plus incontestables de la classe ouvrière. Tel est un Allemane ! Tel le vieux parti révolutionnaire français qu'avait fondé Allemane après s'être séparé de Paul Brousse. A un pareil blanquisme G. Sorel, jusque vers 1898, marque toute sa sympathie et, autant qu'il lui était possible, donne son adhésion. L’idée blanquiste, sous sa forme la plus pure, la moins entachée d'utopie et de diplomatie électorale, paraît bien avoir été la première forme de son socialisme. Après 1898 même quand il compare ce blanquisme-là à toutes les sortes de réformisme et de socialisme d'Etat, ces sympathies anciennes, dans une certaine mesure, réapparaissent. Entre les deux attitudes, son choix est fait.
VICES DU BLANQUISME
Pourtant, si nous nous plaçons entre 1898 et 1911, le blanquisme, et même ce blanquisme-là, n'échappe pas aux critiques les plus acérées de G. Sorel; car il souffre, lui aussi, de vices rédhibitoires.
Il est un étatisme. Il tend à assurer à un état-major de politiciens qui ne peuvent pas tous être des ouvriers désintéressés comme un Allemane, la possession paisible d'un pouvoir politique absolu. En fait, il aboutirait, triomphant, à une véritable dictature du « prolétariat intellectuel », de ce prolétariat intellectuel qui poursuit des fins propres, qui veut commander et jouir, sans travailler, sans aucun souci des intérêts réels des ouvriers, sans la moindre aspiration à la civilisation du travail. Prolétariat intellectuel que possède la passion et qui pratique le culte de l'immoralité. Ennemi du travail, ennemi de la famille, sans noblesse, sans grandeur, il est plus bas encore qu'une bourgeoisie en pleine décadence, et moins apte qu'elle encore, s'il se peut, à promouvoir la vraie société des travailleurs libres, associés dans la pratique de la morale humaine et du droit. Les blanquistes, dans ces conditions, ne travaillent guère à l'émancipation des travailleurs. Ils ne les incitent presque jamais, ils ne cherchent pas à les former à la pratique du « self-government ». Tout au contraire, ils font obstacle soit inconsciemment, soit de propos délibéré, à tout mouvement autonome d'une classe ouvrière qu'ils cherchent à incliner avant tout vers l'action purement électorale et que, dans la mesure où elle les suit, ils associent, qu'ils le veuillent ou non, à tous les vices et à toutes les tares d'une telle action !
Nous voici donc conduits à cette conclusion que, selon G. Sorel, il ne peut exister aucune action proprement socialiste en dehors de la vie et du mouvement d'une classe ouvrière consciente d'elle-même, soucieuse de ses responsabilités et pratiquant une pleine autonomie. Telle fut bien, en effet, entre 1898 et 1911, la pensée fondamentale de G. Sorel.
Fernand Rossignol
Sources : F. Rossignol – Pour connaitre la pensée de G. Sorel – Ed. Bordas.