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Avec la récente réédition des Cadets et des Réprouvés (cet article a été écrit en 1986), l'actualité nous offre l'occasion d'honorer un rendez-vous que nous avions depuis longtemps avec Ernst von Salomon, de mettre au clair les raisons de notre sourcilleuse admiration pour lui, du coup de poing dans la figure que nous avons reçu à 15 ans en ouvrant Les Réprouvés — et dont, près de vingt-cinq ans après, nous ne nous sommes pas encore remis. Avec sa couverture mal en point et ses pages zébrées de coups de crayon, combien de fois ce livre nous accompagna-t-il, coincé entre une gamelle et une ration « type E », dans des randonnées qui semblaient n'avoir d'autre fin qu'elles-mêmes et qui n'étaient peut-être qu'une course sans espoir après notre jeunesse ?

Aujourd'hui, Les Réprouvés appartiennent définitivement à l'Histoire. Mais ce récit haletant et terrible de soldats perdus cherchant fiévreusement « où était la patrie » dans l'atmosphère surchauffée des premières années de la République de Weimar, pleines de l'odeur de la poudre et du sombre éclair des fusils, et dont les phrases rageuses se dévidaient au rythme saccadé d'un fusil mitrailleur — ce récit semble aujourd'hui provenir d'une autre planète.

Tel n'était pas le cas lorsque, en 1962, les éditions Plon republièrent, non sans arrière-pensées, ce livre explosif. L'actualité, au travers de ce qu'il était convenu d'appeler « les événements d'Algérie », lui donna brutalement un relief impressionnant : c'était l'époque des attentats et des chevaux de frise des barrages de police, des perquisitions et des journaux saisis pour « offense au chef de l'Etat », des complots et des barricades, des « factieux » et des « soldats perdus », et il ne fallait pas faire beaucoup d'efforts d'imagination pour identifier l'Algérie à la Haute-Silésie ou les commandos Delta aux conjurés de la Sainte Vehme. Le putsch raté de Kapp valait bien celui d'Alger, le général Salan n'était pas sans rappeler le capitaine Ehrhardt, et Degueldre n'aurait sans doute pas rougi d'être comparé à Léo Schlageter. N'était-ce pas aussi parce qu'elle ne pouvait pas davantage « supporter que des maudites choses en ruines de ce temps, il sortît encore une fois quelque grandeur », que l'OAS tenta plusieurs fois d'abattre De Gaulle comme, quarante ans plus tôt, Walter Rathenau le fut ? Et il n'est guère besoin de solliciter les faits pour déclarer que c'est finalement l'horreur soulevée par les attentats de l'OAS qui réussit à susciter autour de la vacillante « légalité républicaine » une unanimité qui ressemblait à s'y tromper à celle que les Réprouvés eux-mêmes suscitèrent après le meurtre d'Erzberger, et qui consolida provisoirement la République de Weimar.

Dans les milieux activistes, en 1962, chacun avait un frère, un ami, à tout le moins une connaissance qui croupissait en prison. Les horions que nous échangions à la sortie des lycées trouvaient un écho fraternel dans la rossée que reçut Salomon en novembre 1918 et, certains jours, porter une fleur de lys ou un insigne prémilitaire ne demandait guère moins de courage qu'il ne lui en fallut pour conserver ses épaulettes. Marqués en profondeur par le soulèvement de Berlin Est, la guerre d'Indochine et l'insurrection de Budapest, nous ne rêvions que plaies et bosses sous le béret rouge ou le képi blanc et les événements d'Algérie ne firent qu'entretenir dans les cœurs ce qu'il faut bien appeler une certaine « mystique de la guerre ». Quant au « coup de poignard dans le dos » et à la « trahison des civils », les Accords d'Evian en avaient le goût de cendres...

Ce parallélisme des situations explique l'extraordinaire résonance qu'eut, dans les milieux activistes, la publication des Réprouvés. Dans sa solitude et son désespoir, une jeunesse avide d'énergie et d'héroïsme y trouva non pas un manuel du comploteur ou une technique du coup d'état, mais un viatique et un soutien, notamment parce qu'y palpitait une « fureur de vivre » à côté de laquelle celle de James Dean dans « Rebels without a cause » paraissait bien falote. Le refus du monde bourgeois et de ses valeurs a joué un rôle qui n'est pas mince dans le succès que rencontrèrent Les Réprouvés. Dans ce livre, on boit sec et on boxe les schupos, on met ses pieds sur la table et on est insolents, on règle plus vite le tir d'un minenwerfer qu'on ne retrouve une citation d'Heinrich Heine, l'argent n'a aucune importance et demain n'existe pas : « Un drapeau de fumée marquait notre chemin. Nous avions allumé un bûcher où ne brûlaient pas que des choses inanimées, mais nos espoirs, nos aspirations, les lois de la bourgeoisie, les valeurs du monde civilisé s'y consumaient ainsi que les derniers restes du vocabulaire et de la croyance aux choses et aux idées de ce temps — tout ce bric à brac poussiéreux qui trainait encore dans nos cœurs ».

Cette révolte fondamentale qui n'avait pas l'individu et son bonheur pour fin ; cette camaraderie née d'une communion dans l'action — et qu'importait, au fond, que celle-ci fût jugée « insensée » ? ; cette volonté, évoquée par Roger Stéphane dans son Portrait de l'aventurier, « d'écrire l'histoire avec une minuscule », de « subordonner l'histoire à son propre destin » ; cette lucidité à la fois sans espérance et sans illusion, mais aussi l'idée récurrente de donner forme à quelque chose de semblable à un Ordre en tant que cellule germinale de l'Etat — comment ne toucheraient-elles en plein cœur une jeunesse à laquelle, aujourd'hui comme hier, on ne sait proposer que le fade avenir d'être les actionnaires d'une gigantesque société anonyme « où ne résonne aucun appel clair, aucune certitude » ?

On y trouvait également, poussé jusqu'à ses ultimes conséquences, un formidable esprit de résistance : à la défaite et au diktat, aux « réparations » et à la livraison des « criminels de guerre », à l'occupation française et aux menées séparatistes pour lesquelles l'argent de l'Entente coulait à flots. Mais résistance surtout à l'esprit de Weimar, à la résignation et aux mea culpa, à ce que l'on n'appelait pas encore le « sens de l'histoire » et qui prétendait que la vieille Prusse était morte, que sur ses ruines devait se lever le radieux avenir de la démocratie parlementaire — cette caricature d'Etat dont un certain caporal autrichien devait tirer le parti que l'on sait (« Le vin qui fermentait dans les cuves bourgeoises devait un jour être bu sous l'appellation de fascisme (...) Quand le vin bout, l'écume déborde », écrivit plus tard Ernst von Salomon dans Le destin de A.D.). Car, ce que revendiquaient les Réprouvés, c'était au contraire l'exigence imprescriptible de faire valoir, à tout moment de l'histoire, des principes qui la transcendent parce qu'ils sont supra-temporels. En tant que témoins d'une légitimité et d'une autorité qui n'étaient pas d'un autre temps, comme le prétendaient les épigones de la démocratie dans leurs vains discours, mais de tous les temps, ces hommes ne pouvaient pas davantage reconnaître la tyrannie des lois économiques. Où qu'elle soit affirmée : dans le tumulte de la rue, sur les banderoles brandies par les mains calleuses de la révolution prolétarienne, ou bien dans l'atmosphère feutrée des conseils d'administration des trusts et des cartels, il fallait en rire : « Pour ceux d'en face, il s'agissait de biens matériels et de conservation ; pour nous, il s'agissait de purification ».

Et tel est bien, en effet, un des mots-clef des Réprouvés ; car au-delà d'un exceptionnel document, d'une contribution à l'histoire politique de l'Allemagne de l'entre-deux guerres par un « observateur passionnément engagé », comme son auteur s'est un jour lui-même défini, ce livre est d'abord le récit d'un traumatisme existentiel dont il est difficile, aujourd'hui, de soupçonner l'ampleur vertigineuse. Lorsque, sous les coups conjugués de la défaite, de l'abdication de l'Empereur, de l'agitation spartakiste et du chaos qui s'ensuivit, il devint clair que quelque chose d'essentiel avait été réduit en miettes, l'édifice social commença à se lézarder de haut en bas, et beaucoup sentirent le sol se dérober sous leurs pieds. Cherchant autour de lui, parmi ses anciens camarades de l'école des Cadets Royaux de Prusse, des volontaires pour agir, Ernst von Salomon ne trouva que des gamins tremblants qui, en se dépouillant de leur uniforme, semblaient avoir perdu toute assurance et vouaient aux gémonies ce qu'hier encore ils adoraient.

Seuls ceux pour qui ces valeurs étaient choses « reconnues de l'intérieur, et non de l'extérieur, sur le plan de l'être et pas seulement sur le plan émotionnel ou sentimental », pour citer Evola, ceux-là seuls surent rester debout au milieu des ruines, convaincus de ne garder « d'autre ressource que de montrer des figures arrogantes et fermées et de s'accrocher à la seule force qui leur restât : leur propre tenue et la force qu'ils en tiraient ».

A ces « porteurs maudits de forces créatrices », aucun champ de bataille ne parut indigne d'être foulé : qu'il s'agisse des plaines sablonneuses de la Courlande ou du massif de l’Annaberg, au cœur de la Haute-Silésie insurgée ; des arrière-cours enfumées des faubourgs industriels ou des vastes perspectives d'Unter den Linden, avec Kapp ; des bouges où des séparatistes furtifs touchaient leur quarante deniers de Judas de messieurs en chapeau melon ou des salons chamarrés qui voyaient, sous le buste en plâtre d'un Bismark couvert de chiures de mouches, pérorer de graves personnages « dont l'enthousiasme montait aussi vite que la mousse au col de leur chope de bière ». Aucune opprobre ne vit non plus ces lutteurs infatigables se dérober, et aucun calice ne fut assez amer pour qu'ils refusent de le boire jusqu'à la lie — Non nobis, Domine...

Leur adhésion impersonnelle et fanatique à une idée qui n'avait pas pour but le bonheur des hommes mais leur « perfection », qui visait à rien moins qu'à leur restituer « leur tenue intérieure et leur unité spirituelle dont les avaient frustrés le XIXe siècle » — cette adhésion leur conférait l'assurance qu'autour d'eux se créerait fatalement une cristallisation des ultimes forces vives qui cherchaient désespérément une bouffée d'air dans l'atmosphère raréfiée d'un Reich sur le point d'imploser. « Des hommes comme nous, qui gagnent des victoires d'où la gloire est absente, qui sont battus dans des défaites qui ne les atteignent pas, de tels hommes sont toujours des émanations du futur », déclarait Kern à Salomon, peu de temps avant le meurtre de Walter Rathenau qui devait clore ce que Benoist-Méchin appellerait « l'ère des coups d'Etat » dans sa fameuse Histoire de l'armée allemande.

Aujourd'hui, les volontaires du Baltikum et du Selbstschutz qui marchaient vers des combats sans merci en frappant joyeusement les pavés du talon, et qui trouvaient dans cette marche en avant leur accomplissement, ont été rejoints par les « soldats perdus » de 1962 dans la vindicte ou dans l'oubli.

Lorsqu'on tente de déchiffrer leurs figures énergiques et hardies sur les rares photos que les uns et les autres nous ont laissées, on ne peut manquer d'être frappé par leur ressemblance : comme le notait Ernst von Salomon en observant les visages de ses étranges compagnons de voyage, dans le train hérissé de fusils qui roulait à tombeau ouvert vers la Haute-Silésie, seule la similitude de leurs destins pourrait nous l'expliquer. Une foi semblable brûlait en eux, tous ils croyaient « aux instants où toute une vie se trouve ramassée et au bonheur d'une prompte décision », et ils avaient compris qu'on ne peut s'extraire des ténèbres qu'en projetant sa propre lumière.

Romantiques et réactionnaires, les Réprouvés le furent, passionnément, mais leur nostalgie du passé était celle de son sens du sacré et de l'héroïsme. Eux qui n'en avaient jamais appelé « aux partis et aux programmes, aux drapeaux et aux insignes, aux dogmes et aux théories » ne doivent pas être jugés sur ces vains critères. De toute la force de leur instinct, « parce que sous la menace constante de la mort, ils avaient appris à discerner le son de la vérité de celui du mensonge », ces contempteurs d'une société en laquelle ils voyaient un péché contre l'Esprit furent aussi les précurseurs de cette Révolte contre le monde moderne dont Evola fut le théoricien.

Si l'on en juge par les articles élogieux parus récemment dans des journaux aussi divers que Le Figaro, Libération ou Le Monde à l'occasion de la réédition des Réprouvés et des Cadets, lesquels ne portaient pas uniquement sur les qualités littéraires qui font incontestablement d'Ernst von Salomon un des grands écrivains allemands de ce temps, nombreux furent ceux qui subirent la fascination de ces pages brûlantes et farouches d'où émergent quelques figures inoubliables.

Le lieutenant Kay et son inséparable béret de velours noir, le caporal Hoffmann qui se disait prêt, s'il le fallait, à devenir spartakiste et l'intrépide étudiant Mahrenholz, qui aimait tant la vie, semblent se rire des années qui passent : ils n'ont pas pris une ride. Mais par-delà ce qu'ils furent en tant qu'individus, ce qui demeure surtout, inaltérable, c'est la tension existentielle qui les habitait et leur engagement sans faux-fuyant ni restriction mentale.

Gérard BOULANGER

N.B. Mise à part celle extraite de Le destin de A.D., toutes les citations proviennent de Les Réprouvés.

Ernst von Salomon : Les Réprouvés et Les Cadets, Union Générale d'Éditions, collection 10/18, 1986, 378 et 278 pages.

Sources : TOTALITE – N°25, ETE 1986

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