La citation du titre est de Claude Lévi-Strauss
« Le mythe est essentiellement un récit que les usagers sentent dans un rapport régulier, d'ailleurs quelconque, avec un rite positif ou négatif de la vie magico-religieuse, ou juridico-religieuse, ou politico-religieuse. Peu importe que ce récit fasse intervenir des dieux, des héros fabuleux, ou des personnages crus «historiques) : du moment que le récit accompagne ou justifie, ou illustre un rite, il mérite le nom de mythe) M. Georges Dumézil (Mythes et dieux des Germains. Essai d'interprétation comparative. PUF
« Il était une fois un événement qui défrayait la chronique : par les nuits d'hiver on entendait dehors, sur terre ou dans les airs, passer une troupe inconnue. Qui était surpris en plein champ ou dans les bois apercevait un cortège étrange de fantassins et de cavaliers, les uns ensanglantés, les autres portant leur tête sous le bras... C'était la Chasse sauvage ou infernale, la cohorte des damnés, un thème qui n'a cessé d'inspirer les poètes, les écrivains et les peintres.
Depuis des siècles cette troupe est connue et les premiers témoignages se perdent dans la nuit des temps. Mythe ou légende, elle représente une croyance profondément enracinée dans les mentalités des peuples indo-européens ; elle a pris mille et une formes, et la multiplicité des variantes indique à l'évidence que nous ne sommes pas confrontés ici à une donnée fossilisée, mais qu'il s'agit d'une tradition bien vivante. Mêlant paganisme et christianisme, les récits qui nous sont parvenus forment un corpus énorme, embrouillé, controversé. Ils se caractérisent par un syncrétisme poussé et un amalgame d'informations, de traditions très diverses, d'une opacité si redoutable qu'elle a jusqu'ici fait obstacle à un déchiffrement acceptable par les chercheurs.
La Chasse sauvage relève de ce que l'on appelle la mythologie populaire, c'est-à-dire d'une pléiade de croyances bien plus anciennes que le christianisme. Ces croyances structuraient la vie quotidienne, avaient une fonction sociale, possédaient une cohérence et formaient un système élaboré d'interprétation du monde (Weltanschauung). Comme toutes les créations humaines, elles furent soumises à l'usure du temps et des mémoires, à l'évolution historique, aux assauts de la « vraie foi », si bien qu'aujourd'hui nous nous trouvons devant un palimpseste qui recouvre les données anciennes. Elle les a repensées, réorganisées et intégrées, lorsque cela était possible, au dogme de la religion dominante, sinon, elle les a éliminées. Ainsi disparut la cohérence du système. Nous n'avons plus sous les yeux que des fragments épars, véritables morceaux d'un puzzle qu'il faut ajuster sans modèle. Nous sommes confrontés à un monde fantastique, énigmatique, très déroutant. Il est donc nécessaire de ras- sembler le plus grand nombre de données avant de tenter de les relier entre elles, et surtout ne pas éliminer tout ce qui dérangerait, attitude hélas trop fréquente chez bien des chercheurs qui s'efforcent de faire dire aux textes ce qu'eux-mêmes pensent être la vérité. » Claude Lecouteux.Chasses Fantastiques Et Cohortes De La Nuit.Imago.
Au Moyen Age, la « Chasse infernale » est une légende chrétienne qui reprend des traditions anciennes. Cette légende aurait puisé son inspiration dans des mythes relatant le passage d'une « Chasse sauvage », dont l'origine pourrait être indo-européenne
Ainsi a –t-on, pendant des siècles, cru voir des cortèges fantastiques qui mêlaient chasseurs, soldats, damnés, cavaliers avec leurs meutes, surgissant avec fracas du néant pour disparaître sans laisser de traces, comme une nuée d'orage. Ils étaient souvent menés par un géant, un seigneur ou un roi où encore des bonnes dames légendaires ,symboles de prospérité, qui venaient aux solstices visiter les maisons,Diane, et Hérodiade, Satia et Abonde. On y rencontrait des sorcières dont le double était censé avoir quitté le corps endormi, des défunts ou des revenants qu'on considérait damnés ou errant dans les limbes, enfin des cohortes de démons et de diables. Le tableau de Lucas Cranach l'Ancien intitulé Mélancolie (1532) présente une chevauchée fantastique et aérienne où apparaissent un sanglier que chevauche une femme nue, décharnée et tenant une lance, un bélier monté par un lansquenet et une vache portant un homme et une femme nus.
Certains éléments de la troupe de la nuit sont caractéristiques de divers récits germaniques. Tantôt la Chasse est une troupe de guerriers à cheval, généralement vêtus de noir, qu'accompagne une troupe bruyante et disparate; c'est le « wütende Heer,l'armée infernale », des fois conduite par Wotan ,lui-même qui christianisée deviendra un simple cortège d'âmes en peine, une troupe de damnés, quand elle ne dégénèrera pas en danse macabre. Tantôt il s'agit d'un véritable équipage de chasse, conduit par un chasseur-fantôme (le Grand Veneur), et qui comporte des montures, des chiens, une proie, une suite, etc. La proie est généralement un cerf ou un sanglier, ou encore une femme (nue, vêtue d'une robe blanche, etc.). C'est « la Wilde Jagd, la Chasse sauvage».
Chasse sauvage et cohortes ont fusionné avec le thème du « Chasseur Maudit »: un noble condamné, parce qu'ayant chassé un jour sacré ou encore un chasseur sanguinaire victime d'une ironie macabre, puisqu'il est pris au mot, ayant proféré qu'il chasserait jusqu'à la prise d'un gibier qui se dérobait sans cesse.. il chassera ainsi éternellement .C'est le thème du récit connu sous le nom de Der Wiïrttemberger qui a eu une longue postérité sous divers noms.Ainsi le Grand Veneur de la forêt de Fontainebleau. L'un des motifs fondamentaux de ce type de récit est l'attachement du chasseur à un lieu, en général la forêt, dont il ne peut sortir. La fusion des récits est bien attestée dans les légendes recueillies au XIXe siècle outre-Rhin. Là, le chasseur est souvent le diable en personne, et son gibier est humain. On s'en aperçoit lorsqu'un paysan lui crie, comme une boutade, de ne pas oublier de lui donner sa part de gibier et qu'il reçoit un débris humain.
En outre, rejoignent ce groupe de légendes des personnages comme le roi Arthur et Dietrich von Bern, tous deux frappés par l'anathème de l'Eglise, le premier pour ses péchés, le second pour son arianisme. L'un des noms de la Chasse Sauvage sera ainsi Chasse Artus.
Une autre tradition est soulignée par les germanistes :la présence de Wotan/Odin(ou encore Wodan )à la tête des chevauchées fantastiques.
« Un villageois suédois condamné en 1639 pour avoir rejoint une Chasse Sauvage, il reconnaît que cette troupe était celle « des hommes d'Odin ». Précisons à propos du nom Odin, appellation nordique de Wodan, qu'il dérive de la même racine wuot (donnant odr en vieux nordique) et qu'il renvoie également à l'idée d'ensauvagement. L'image de Wodan/ Odin, conducteur de la Chasse Sauvage, n'est pas restée figée dans les archives. Dans la péninsule Scandinave, les récits oraux font encore mention des Odensjctkt ou des Odinsjaeger, tandis que dans les pays alémaniques, les dénominations vernaculaires du Chasseur Sauvage placé à la tête des chevauchées volantes gardent vivante la mémoire de l'ancienne divinité. Ce chasseur est der Wuder en Saxe, der Wude. en Rhénanie, der Wod au Luxembourg ou encore der Waud en Poméranie ». Bertrand Hell. Op. Cité
La constitution de la troupe, l'apparence de ses membres, la présence ou l'absence d'animaux, le bruit ou le silence, l'existence d'un meneur ou d'une meneuse variaient donc selon les pays et les régions et portaient différents noms, le diable ,Wotan/Odin , dame Holle, Percht, enfin « Mesnie Hellequin », le plus fréquent, chez nous.
« II faut aussi prêter une attention particulière aux dates et aux lieux d'apparition de l'Armée infernale ainsi qu'aux phénomènes qui l'accompagnent. Dans nulle légende, le temps de l'apparition n'est aussi souvent évoqué que dans celle-ci.
Selon les régions et les siècles, on l'aperçoit en automne, les trois derniers jeudis de l'Avent, pendant les Douze Jours, à Noël, à la Saint-Sylvestre, à la Saint-Jean ou de la la Saintgpeorges à la Saint-Martin, pendant les Quatre-Temps et à la Pentecôte. Toutes ces dates sont révélatrices, et la concentration des apparitions sur l'hiver possède une longue histoire.
Les indications de lieu vont de l'imprécision relative - dehors, sur le chemin, dans la rue, devant la maison - à une localisation significative: l'Armée furieuse se montre en forêt, parfois dans une clairière, traverse un pré ou une prairie, apparaît dans une vallée, sur une montagne.
Elle est parfois accompagnée d'un vacarme et d'un tumulte rappelant la tempête, raison pour laquelle on l'a fréquemment interprétée comme la personnification de celle-ci, - et d'animaux qui présentent parfois des difformités ou bien qui sont morts eux aussi48, trait qui devrait retenir l'attention car il relativise singulièrement la connotation chrétienne presque permanente du thème. Parfois, son apparition est liée à une musique ou au tintement de clochettes.
On relèvera aussi la présence d'un interdit dans certaines attestations de la légende: quand on entend venir l'Armée furieuse, il ne faut pas chercher à la voir. Dans les récits plus récents, il faut se garder d'adresser la parole à ses membres, sinon on est emporté par elle, on tombe malade ou on meurt, ou bien on a la révélation de son prochain trépas.
A l'époque de nos témoins, le rôle de l'Armée furieuse est simple et relève des présages: le passage de la cohorte de morts annonce des catastrophes, décès et épidémies. » Claude Lecouteux. Chasse Sauvage ,Armée Furieuse. Dans Le Mythe De La Chasse Sauvage Dans L'Europe Médiévale.
On est ici en présence d'un des mythes les plus significatifs de la pensée européenne, multipliant les versions puis les réécritures, et dont on trouve encore traces et images jusqu'à nous (chansons, cinéma, personnages fantastiques). Dans son Manuel du folklore français , Arnold Van Gennep cite à propos de la Chasse sauvage une abondante bibliographie. Il recense près de cent vingt titres pour le seul domaine français. Pourtant, malgré une multitude d'hypothèses, et faute de connaitre exactement le «noyau primitif », la signification profonde du mythe demeure encore objet de débat. Une des difficultés de l'enquête provient de l'existence de nombreuses cohortes nocturnes qui se confondent dans les esprits, s'amalgament pour se dissocier, léguant à chaque fois un ou plusieurs éléments aux récits auxquels elles se sont liées pour un temps. Les témoignages ne sont jamais de première main et marquent les difficultés de la retransmission, tel le passage de l'oralité à l'écrit. Surtout dans un syncrétisme dont on trouve la trace dans beaucoup de domaines, L'Église si elle n'invente rien va reprendre et remodeler des données, créant sa propre mythologie à partir d'un substrat plus ancien ; elle ne garde que ce qui a un rapport au message chrétien (ainsi les « saints passeurs », tels ST Hubert avec la chasse ou ST Jacques et le chemin des âmes vers l'immortalité), conservant en les expurgeant ce qui fut peut-être croyances chamaniques. Elle condamnera le reste comme domaine du diable. Enfin ce peut nous apparaitre comme une croyance populaire, pourrait très bien être en fait issu de l'écrit, de la littérature savante, ou des récits chrétiens du clergé à des fins d'édification.
D'où l'abondance des hypothèses concernant l'origine historique du mythe (tâche peut-être impossible parce qu'absence d'un noyau premier). Pour Claude Gaignebet, historien du Carnaval, Hellequin, Arlequin, Kernunnos (la divinité celte) et Herne (le chasseur sauvage des traditions anglaises), sont les avatars de l'homme-cerf présent dans les principaux « mythes européens ». PH. Walter, quant à lui, propose de reconnaître dans les chasses Hellequin ou Hernequin celles du géant Harpin, personnage velu et armé d'une massue, bien connu de la littérature merveilleuse médiévale, et dont le nom évoque à dessein celui des hommes-loups romains (les Hirpi). Le véritable conducteur des chasses fantastiques ne serait autre que l'homme sauvage légendaire, lequel serait « la forme folklorisée d'une vieille divinité du panthéon celtique et indo-européen ». Les germanistes sont loin de partager ces points de vue et ils avancent leurs propres hypothèses. Les uns voient dans Hellequin une déformation linguistique de Harila ou Herla (nom inspiré de la racine herra, « armée »), roi légendaire qui resta enfermé plusieurs siècles avec son équipage de chasse dans la grotte d'un nain ; les autres discernent la figure mythologique de Hel, l'ancienne divinité germanique régnant sur le royaume souterrain des morts. Jacob Grimm, dans sa Deutsche Mythologie (1835), suggère un autre rapprochement : les chasses sauvages seraient une réminiscence des antiques rassemblements nocturnes et tumultueux des Harii, ces guerriers d'élite aux corps peints, auxquels, si l'on en croit Tacite, nul ennemi ne résiste, car « l'horreur seule et l'ombre qui accompagnent cette armée de lémures suffisent à porter l'épouvante » (Germania).
« Grâce aux progrès de la mythologie comparée, nous savons aujourd'hui que la littérature médiévale conserve d'anciens mythes. Non seulement la littérature d'imagination mais aussi les chroniques, les exempla (textes religieux moralisants), voire les textes dits «scientifiques». De quels mythes s'agit-il? Le plus souvent, ce sont des mythes préchrétiens (chamaniques, celtiques ou germano-Scandinaves) qui ne relèvent pas directement du monde gréco-latin. La difficulté de cerner et d'analyser ces traditions a bien souvent conduit à en minimiser l'influence. Pourtant, elles survivent sous des formes inattendues durant tout le Moyen Age et même bien au-delà de cette période, y compris dans les contes populaires. Faute de les percevoir, en particulier dans les littératures européennes du Moyen Age, on s'expose à des interprétations textuelles souvent «littéraires» dans le plus mauvais sens du mot, c'est-à-dire sans profondeur historique ou culturelle, lorsqu'elles ne sont pas, tout simplement, anachroniques. Toutefois, si le mythe est le matériau premier de la littérature médiévale, il faut pouvoir distinguer le mythe hérité (mythe ethno-religieux) du mythe inventé par la littérature (mythe littéraire).
La présente contribution plaide pour l'existence de «structures anthropologiques de l'imaginaire» qui rendent possible l'analyse comparée des diverses versions de la mesnie Hellequin. Elle part de l'hypothèse que l'on a affaire à un mythe préchrétien perpétuellement réélaboré dans ses pérégrinations folkloriques ou littéraires mais qu'il est possible d'en retrouver un des centres névralgiques dans la notion de théophanie (probablement chamanique) et dans une série de rites qui soutiennent l'édifice mythique. On tentera ici une approche ritualiste du mythe, c'est-à-dire centrée sur les rites en se souvenant du postulat de Mircea Eliade: «la fonction maîtresse du mythe est de fixer les modèles exemplaires de tous les rites et de toutes les actions humaines significatives».
Elle invite à réinterroger le folklore pour reconstituer les morceaux épars d'un savoir anthropologique qui se disperse aujourd'hui dans la littérature et les chroniques médiévales, le folklore médiéval et «moderne», voire l'iconographie: «Ils (les romanisants et médiévistes) ont à ce sujet (la Chasse Sauvage) dépouillé tous les documents contemporains, interrogé les poètes, les chroniqueurs, les généalogistes, n'omettant dans cette enquête d'érudition qu'un seul témoignage, celui de la tradition elle-même. On nous a dit ce que pensait de la légende un prêtre du onzième siècle, un annaliste du treizième, mais on a négligé de consulter le gardien vivant de la tradition, le peuple de l'Ouest et du Centre de la France. Et pourtant, ce n'est ni dans les chroniques d'Orderic Vital ni dans celles de Normandie qu'on peut trouver l'origine et la portée de cette croyance populaire, assez ancienne, assez répandue, et dont l'écho parfois très affaibli est venu jusqu'à nous. Ces clercs du douzième et du treizième siècle l'ont trouvée vivant autour d'eux et en l'adaptant aux idées politiques et théologiques de l'époque, c'est une image plutôt altérée qu'ils nous en ont transmise»..
Ce qui frappe le plus dans l'histoire de la Chasse infernale, c'est sa variabilité, sa faculté de se fondre avec d'autres croyances, d'en tirer des éléments et de les amalgamer. Les témoignages cités laissent entrevoir deux grands vecteurs. D'abord le culte des ancêtres qui favorise la fusion du thème avec la table des âmes puis le repas des fées ; ensuite, les rituels cultuels qui aboutissent aux mascarades et aux cortèges carnavalesques. Sur ce tronc vinrent se greffer des motifs tirés de la légende du Chasseur sauvage, puis, lorsque les clercs se furent emparés de la Chasse infernale et l'eurent adaptée au dogme chrétien, d'autres éléments venus d'une création médiévale, la légende du Chasseur maudit qui n'est, somme toute, qu'une Chasse infernale en miniature car réduite à sa plus simple expression, c'est-à-dire à un unique participant humain ; et à son tour cette légende édifiante évolue au fil des âges pour produire celles du juif errant et du vaisseau fantôme. Cette perméabilité des traditions entre -Iles repose, à notre avis, sur un fonds commun, sur une vision de l'univers commune, et la démarche intellectuelle qui se laisse entrevoir est une tentative d'explication et de maîtrise du monde dans lequel vivaient nos ancêtres. Philippe Walter.Hellequin, Hannequin Dans Le Mythe De La Chasse Sauvage Dans L'europe Médiévale.
Des témoignages vont ainsi se succéder depuis le plus Haut Moyen Age jusqu'au début de l'ère moderne : des noms vont jalonner cette série : Orderic Vitalis et la Mesnie Hellequin, Gautier Map et le roi de Herla, le Roman de Fauvel etc. Il s'agit chaque fois, du reflet plus ou moins déformé de traditions encore très vivantes dans la tradition orale et donc la permanence de mythes autour de noms légendaires (Hellequin, Mannequin, Arthur, etc). Plusieurs traces peuvent être suivies : le culte des ancêtres, les rituels qui vont aboutir aux mascarades et cortèges du carnaval , la légende du chasseur maudit , ou encore celle du chasseur sauvage que les clercs vont transformer en vie de ST Hubert pour l'adapter au dogme chrétien. C'est que le mythe primitif se déforme et que les valeurs vont s'inverser, par le bouleversement qu'occasionne le christianisme en Europe. Les divinités tutélaires vont se retrouvées rejetées du côté des puissances infernales et démoniaques tandis que les mythes qui ne pouvaient être expurgés étaient privés de sens. Les autres étaient modifiés en fonction de la morale nouvelle, ou de la tradition biblique, .Pourtant, ils ne disparurent pas, restés bien ancrés dans l'esprit des populations rurales («païen» dérivé de pagus, lieu, a donné paysan ).
« On évoque tout d'abord la redoutable contiguïté de la passion cynégétique et de la fureur diabolique et, au 19ème siècle encore, il n'est de contrées dans lesquelles ne circulent d'inquiétantes histoires, de nature à renforcer ce soupçon. Ici, en Poméranie, on murmure que les chasseurs étrangement chanceux ont en réalité passé un abominable marché : en échange de chaque pièce de gibier acquise de leur vivant, ils auraient accepté de traquer, pour le compte de Satan, une âme après 18
leur mort. Là, en Vendée, on assure que le sinistre « Crieur » qui conduit la chasse volante des « Grands-Bois » est un chasseur ayant conclu un pacte avec le diable pour assouvir à jamais sa passion. Cette défiance collective trouve sa cristallisation dans l'image du diable-chasseur. C'est en effet sous les traits d'un homme tout de vert vêtu, portant une gibecière en cuir et la tête couverte d'un chapeau a longue plume, que Satan apparaît régulièrement tant dans l'iconographie que dans les traditions orales. Il ne s'agit pas seulement de la représentation classique du Prince des ténèbres, le traqueur d âmes par excellence. Dans toute l'aire alémanique, de nombreuses légendes brodent sur le motif de la funeste rencontre, au détour d'un sentier, entre un promeneur et un chasseur affable, qui est en fait le Chasseur vert.Bertrand Hell Sang Noir Chasse Foret Et Mythe De L'europe Sauvage En Europe.
Tout ce syncrétisme va se décliner en plusieurs histoires –types, au fil du temps :
. « Passant de jour comme de nuit, visible ou invisible, formée de cavaliers, de piétons ou des deux, composée de personnes ayant un aspect normal ou bien celui de leur dernière heure, accompagnée d'animaux ou non, d'un chariot, la Chasse infernale reste par-delà les siècles l'une des légendes les plus singulières du Moyen Age, un modèle d'interaction des traditions cléricales et de la mythologie populaire. Elle nous ouvre les portes d'un imaginaire jamais en repos, qui travaille par associations, véritable quête de la connaissance de l'univers pris dans sa totalité, où ici-bas et au-delà interfèrent en permanence, où l'homme n'est donc jamais seul et échappe à l'angoisse existentielle car il sait que des liens l'attachent au passé comme à l'avenir, sait où il va et ce qu'il deviendra, qui il rejoindra lorsqu'il aura quitté ce monde sublunaire et quelles seront ses activités. La Chasse infernale relève donc aussi de la religion, soit-elle païenne ou chrétienne, et nous invite à méditer un message qui perdure dans les siècles des siècles. ».CLAUDE LECOUTEUX OP.Cité.
Un texte d'Orderic Vitalis (janvier 1092) va être l'initiateur d'un mouvement d'une grande ampleur : il va justement bâtir la légende chrétienne à partir d'éléments préexistants et en diffusant ceux-ci, va inciter d'autres clercs à en faire autant, (ce qui donnera de nombreuses variantes). Il est vraisemblablement le premier à avoir compris tout le parti que l'Église pouvait tirer des croyances touchant aux morts et à leur retour.
Son récit relate la vision d'un certain Gauchelin, un prêtre normand qui une nuit se heurte à une « Mesnie » (En vieux français, une mesnie désigne un cortège, un équipage, un train de chasse, de valets de meute), aérienne et terrifiante, conduite par un géant nommé Hellequin (ou Herlechin).Revenant de visiter un malade, le prêtre entend venir une armée. Il veut alors se cacher, mais le géant armé d'une massue le contraint de rester près de lui. Passe alors toute une cohorte de pillards, de chevaliers noirs, armés pour la bataille, de femmes à cheval confessant leurs turpitudes, etc.
« Voici qu'une immense troupe (turba) de gens à pied se mit à passer. Ils portaient sur leur cou et leurs épaules du bétail, des vêtements, des objets de toutes sortes et divers ustensiles que les brigands emmènent habituellement avec eux. Tous se lamentaient et s'exhortaient à aller plus vite. Le prêtre reconnut dans ce cortège plusieurs de ses voisins morts depuis peu et il les entendit se plaindre des grands tourments qu'ils subissaient en raison de leurs méfaits. »
« Ensuite passa une bande de croques-morts auxquels se joignit aussitôt le géant. Ils portaient une cinquantaine de bayarts, soutenus chacun par deux porteurs. Des hommes de la taille de nains mais dont la tête était aussi grosse qu'un tonneau étaient assis sur ces bayarts. Deux Ethiopiens [= des diables] portaient également un immense tronc d'arbre sur lequel un malheureux cruellement enchaîné était torturé : au milieu de ses supplices, il poussait d'horribles hurlements. En effet, un terrible démon se tenait sur ce tronc et le frappait violemment de ses éperons incandescents dans les reins et le dos, tout ensanglantés. Gauchelin le reconnut aussitôt comme le meurtrier du prêtre Etienne ; il le vit souffrir de façon intolérable pour le sang d'un innocent qu'il avait versé, deux ans plus tôt, sans avoir fait pénitence pour un si grand crime. »
« Puis arriva un groupe de femmes qui parut au prêtre une multitude innombrable. Elles étaient à cheval, montées à la manière des femmes sur des selles de femmes [= à l'amazone], où se trouvaient fixés des clous incandescents. Souvent le vent les soulevait à la hauteur d'une coudée et les laissait retomber aussitôt sur ces pointes. Ces clous brûlants les blessaient aux fesses et, horriblement tourmentées par ces piqûres et ces brûlures, elles criaient : "Hélas ! Hélas !" et confessaient devant tout le monde les péchés pour lesquels elles subissaient de tels châtiments. Ainsi, c'est sans doute pour les attraits et les plaisirs obscènes dont elles abusèrent de leur vivant qu'elles endurent maintenant le feu, la puanteur et tous les autres supplices, trop nombreux pour pouvoir être rapportés… »
La vision se poursuivit par celle d'ecclésiastiques supérieurs du prêtre et de guerriers noirs et Gauchelin de conclure : «Voilà sans aucun doute les gens de Herlechin. J'ai ouï dire que quelques personnes les ont entendus et vus parfois. J'étais incrédule. Maintenant, je vois les mânes des morts. »
A SUIVRE