PARTIE I
UNE TRADITION EN DANGER
Les Kalashas font partie du groupe ethnolinguistique des locuteurs du nuristani. Le nuristani appartient à la famille des langues dardiques, une sous-branche de la famille linguistique indo-aryenne.
L'aire culturelle kalasha s'étendait du Cachemire à l'est à la Bactriane à l'ouest. Connu sous le nom de Peristan, ce pays montagneux n'a jamais été parmi les plus prospères, ni les plus célèbres. Cette contrée n'est mentionnée qu'une seule fois dans les chroniques historiques : lors de la campagne d'Alexandre le Grand vers l'Inde en -326. Le biographe du Macédonien, Arrien, les décrit comme « distinctement différents » des autres peuples environnant. Alexandre ne vainquit pas les Kalashas, mais s'en fit des alliés, afin de continuer plus en avant son chemin à travers les vallées himalayennes.
Il existe par ailleurs une rumeur faisant remonter l'origine des Kalashas au peuplement des pays conquis par les troupes d'Alexandre, mais les Kalashas eux-mêmes ne semblent pas y porter crédit. On a imputé à de nombreux peuples de l'Himalaya une lointaine parenté avec les troupes gréco-macédoniennes, mais ces théories sont, pour la plupart, basées sur une mythologie alexandrine artificielle.
D'une nature exclusivement paysanne, la société kalasha traditionnelle exclut toute forme de commerce. Les Kalashas ont demeuré près de trois mille ans dans leur vallée de haute altitude sans subir outre mesure l'acculturation étrangère. Le panthéon kalasha ne porte donc pas les traces du zoroastrisme. Encastrés et isolés, les Kalashas n’ont que très peu subi l'influence des Empires perses, scythes ou indiens. Près d'un millénaire durant, les Kalashas eurent le bouddhisme comme voisin, mais celui-ci ne tenta jamais de s'imposer, ni même de devenir une sorte de religion d’État qui légitimerait soumission ou domination. Ce n’est que très récemment, depuis moins de quelques siècles, que le modèle kalasha est véritablement mis en danger par une acculturation forcenée au modèle islamique. En 2020, seuls quelques milliers de personnes, résidant dans la vallée du Chitral (frontalière du Pakistan et de l’Afghanistan) se revendiquent encore de la tradition ancestrale et panthéiste kalasha.
L'autre raison de la conservation d'un modèle qui remonte au néolithique, est le caractère fier et belliqueux des Kalashas. Si ce peuple ne s'est jamais fédéré en une puissance conquérante, elle demeura fermement sur ses alpines frontières. Selon les pèlerins chinois et indiens qui voyageaient à ses abords, ce pays était parmi les plus dangereux. Les voisins musulmans des Kalashas les décrivaient alors comme des meurtriers, capables non seulement de tuer quiconque s'aventurerait sur leurs terres, mais encore étaient-ils capables de se réunir en groupe, puis de pratiquer le meurtre rituel. Ils descendaient alors dans les villages des vallées plus basses pour y capturer des villageois. Cette pratique nous est certifiée par l'ethnologie, qui nous rapporte que les adolescents kalashas n’accédaient au statut respecté de guerrier que s'ils avaient effectivement tué un certain nombre d’ennemis et dans des conditions de bravoure bien particulières. Nous observons une pratique similaire à Sparte ; le principal rituel d'entrée dans la vie adulte consistait en quelques nuits de massacre dans les campagnes environnantes peuplées d'esclaves (Hilotes).
Jusqu'à la fin du 19e siècle, ces coutumes peu accueillantes étaient partagées par la plupart des peuples montagneux, dont les Tibétains.
Au 19e siècle l’Afghan Abdur Rahman Khan entreprend avec son armée des conversions de masse. Avec l'appui des Britanniques, 100 000 païens sont alors convertis, ce qui représente une grande part de la démographie nuristanie. Cette région connue jusqu'alors sous le nom de Péristan, devient le Nuristan, c’est-à-dire « le pays de ceux qui ont connu la lumière ». Cette appellation fait alors référence aux temps obscurs du panthéisme que souhaite voir disparaître l'envahisseur musulman. À la campagne de conversion et de déportation des autochtones païens du Peristan, succède l'émigration de très nombreux Afghans vers le Nuristan. Dans ces nouveaux arrivants, il y a beaucoup d’imams, qui sont envoyés gérer les nouveaux territoires conquis. Leur mission est d'éduquer leurs habitants, de les faire vivre dans le respect des règles de la charia. Il s'agit aussi de les ouvrir aux commerces. Le nom des villages est islamisé, les temples et les idoles détruits et brûlés. En réponse, les Kalashas émigrent encore plus hauts dans les montagnes et cachent leurs icônes et leurs idoles dans des grottes, ou encore les enterrent. Quant au riche mobilier du culte, et aux meubles de valeur des villages du Péristan, ils sont saisis comme trésor de guerre par les soldats afghans et envoyés à Kaboul comme butin. On estime de nos jours la population nuristanie à 125 000 personnes, pour la plupart musulmans sunnites.
Les Nuristanis qui ne se convertirent pas furent affublés du sobriquet de kafir, qui est l'insulte musulmane signifiant « porc » et qui est réservée aux mécréants. Le Kafiristan, tel que cartographié par les Britanniques, est donc « le pays des mécréants ». Les Nuristanis païens, dont font partis les Kalashas ne sont plus que quelques milliers de nos jours à encore pratiquer un culte panthéiste. Estimés à 20 000 avant les premières compagnes musulmanes au 14e siècle, les Kalashas ont vu leur démographie sans cesse décroître, pour ne plus représenter que 8000 personnes en 1951 et plus que 3000 à 6000 de nos jours (2020). Par ailleurs, les relevés topographiques nous indiquent que le domaine kalasha est passé de 560 km² à moins de 28 km² aujourd'hui…
Ce chiffre de 3000 à 6000 ne concerne cependant que les Kalashas encore polythéistes, car l'ethnie kalasha elle-même, en grande partie islamisée ou occidentalisée à des degrés divers, représenterait 10 000 à 30 000 personnes. Ceux-ci parlent d'ailleurs la langue nuristani classique et non le dialecte kalasha. Ce dernier n'est plus parlé que par les quelques milliers d'habitants polythéistes de la région du Chitral (Pakistan).
Avant la création des états pakistanais et afghan, les Kalashas n'étaient isolés qu'en partie. D'un versant à l'autre des sommets himalayens, se déplaçaient des sages, des bergers, mais aussi des sherpas. Malheureusement, depuis la création d'une frontière (pourtant régulièrement bafouée par les groupes djihadistes), les Kalashas sont coupés de tout contact avec les autres groupes ethniques avec lesquels ils entretenaient pourtant des relations culturelles depuis des millénaires. Sans possibilité de communiquer avec d'autres clans qui leur seraient apparentés, les Kalashas sont donc condamnés à voir leur culture péricliter.
Dans la région du Chitral (Pakistan), les Kalashas vivent dans les trois vallées que sont Bumboret, Rumbur et Birir. Le Kunar et le Prasun (Parun) sont les deux rivières les plus importantes, la seconde accueillant une vallée sacrée qui est souvent mentionnée dans les contes et légendes kalashas. Malgré son isolation, le pays kailasha (2000 mètres), est fertile en champs et vergers. Les versants des montages, travaillés en escaliers, permettent une agriculture qui suffit à sa modeste population. Malheureusement, comme si la menace culturelle et démographique n'était pas suffisante, les Kalashas se voient menacés par une centrale hydraulique qui dénature leur écosystème.
Du fait de sa situation géographique, à la frontière entre l'Afghanistan, le Pakistan et le Cachemire, la région connaît des graves problèmes de terrorisme. La région est en effet soumise à une pression à la fois du gouvernement d’Islamabad qui désire islamiser la région, mais aussi des divers clans talibans, qui souhaitent l'annexer à leur califat. Des jeunes filles kalashas sont donc régulièrement enlevées et violées. Les quelques rares temples polythéistes sont régulièrement incendiés, tandis que les rares travailleurs humanitaires sont pris pour cible. Un musée en l'honneur de la culture kalasha fut ainsi incendié par des djihadistes. Pour ces derniers, il est en effet impensable qu'on puisse célébrer un autre culte que celui prôné par le Coran. En témoignent ces versets du Coran :
« Quiconque désire une religion autre que l’islam, ne sera point agréé, et il sera dans l’au-delà parmi les perdants. » sourate 3, 85.
Et :
« Certes, ceux qui ne croient pas à Nos Versets, nous les brûlerons bientôt dans le Feu. Chaque fois que leurs peaux auront été consumées Nous leur donnerons d’autres peaux en échange afin qu’ils goûtent au châtiment. » 4, 56.
Dans ces conditions, il est très difficile de construire des écoles kailashas, tandis que fleurissent les madrasas dans les vallées islamisées environnantes. Par ailleurs, un kalasha scolarisé devra apprendre en ourdou (une langue non dardique), un enseignement inspiré des lois coranique. Enfin, le gouvernement pakistanais appliquant la charia, il interdit aux mécréants kalashas de contracter des dettes ou d’occuper des postes dans la fonction publique. Subissant un racisme institutionnalisé, il n’est pas rare que les Kalashas se fassent lapider par leurs voisins musulmans.
La pression musulmane pour convertir les Kalashas est de nos jours plus prégnants que jamais. Des missionnaires, agissant comme des chefs d'entreprise, sur le modèle des évangélistes américains, ne cessent en effet de harceler le pays kalasha. En 2016, suite à la conversion houleuse d'une jeune kalasha à l'islam, des heurts éclatent, qui pousseront Islamabad à interdire de présence dans les montagnes un groupe de missionnaire nommé Tablighi. Depuis, les conversions n'ont pas cessé. Celles-ci reposent sur une stratégie mêlant séduction économique et sociale, à des promesses d'accès à l'éducation et aux soins, mais aussi grâce une propagande ayant pour objectif de faire passer la culture kalasha pour arriérée, primitive, tout à fait malsaine et sauvage. C'est ainsi que des groupes de pression musulmans accusent les Kalashas rendre un culte au diable, ou de pratiquer la sorcellerie. Ces techniques de conversions ne sont cependant pas typiques aux fanatiques musulmans, les catholiques l'employèrent au Nouveau Monde, et les évangélistes l'emploient encore de nos jours en Afrique ou en pays indigène, en Inde et en Indochine.
Inversement, quand un kalasha quitte sa famille pour se convertir, un emploi lui est offert et il est célébré comme un « Nouristani », c’est-à-dire un « être éclairée ». Ce n'est qu'au prix du reniement absolu de ses convictions panthéistes qu'un Kalasha peut ainsi prétendre entrer dans la communauté des « justes », c'est-à-dire des Pakistanais (le Pakistan étant littéralement le « pays des purs »). Les kalashas convertis à l'islam ne le sont donc pas par conviction, mais dans l'espoir de connaître une vie meilleure et d'avoir enfin accès à une certaine forme de progrès, tant au niveau de l'éducation que de la santé ou du travail. Cependant, une fois converti, un kalasha ne peut apostasier de sa nouvelle foi, tandis qu'il est exclu pour toujours de sa communauté kalasha d’origine. La loi islamique (charia), comme la loi du clan kalasha, punissent en effet de mort l'apostasie.
Pour la seule année 2016 on estime à 300 le nombre de kalasha convertis, ce qui, rapporté à la population globale de quelque 3000 à 6000 personnes, évalue à une dizaine d'années l'espérance de vie de la culture panthéiste kalasha.
Les tribus kalasha sont composées de clans. Les clans sont dirigés par des hommes, chef de famille, parmi ceux qui ont le plus de fils et dont les fils sont les plus valeureux aux combats ou qui possèdent le plus d'alliés. Sur un modèle qui ressemble à celui des Vikings, les plus pauvres des clans peuvent demander la protection des plus forts, se mettant alors à leur service. Traditionnellement les femmes travaillent aux champs, tandis que les hommes gardent les bêtes dans les alpages. Les tâches domestiques ou professionnelles sont strictement divisées et chaque sexe a ses responsabilités et ses tâches attitrées. Les hommes prennent soin des canaux, font le fromage et s'occupent des bêtes, les femmes gardent le foyer propre. Les hommes bêchent, les femmes arrosent.
Si les hommes ont de nos jours tendance à avoir tous adopté le kamiz (tunique) pakistanais, les femmes kalashas portent encore le costume traditionnel, lequel est coloré et accompagné de très nombreuses parures (souvent en coquillages). Elles portent sur le visage des tatouages de henné. Elles ne portent pas de voile mais un petit chapeau. Le statut des femmes kalasha est unique en son genre dans ces hautes vallées, car les femmes peuvent se marier avec qui leur plaît ainsi que divorcer.
Quant au régime alimentaire kalasha il est typiquement montagnard, c’est-à-dire à base de viande et de riz. Par ailleurs, les Kalashas sont spécialisés dans la culture viticole et leur vin est utilisé de manière rituelle comme domestique. Malgré l’interdit de l'islam, cette culture perdure encore de nos jours et perdurera encore peut-être une décennie de plus. La culture de la vigne dans la région remonte à des temps ancestraux, bien plus anciens même que l'on pourrait se l'imaginer. Les biographes d'Alexandre décrivent la région comme remplie de vigne. La création de sa capitale, Nysa, était attribuée à Dionysos lui-même, le dieu du vin et de l'ivresse. Telle est la raison que les chroniqueurs grecs attribuaient au pèlerinage d'Alexandre dans cette ville.
S'il a pu être assimilé par ailleurs, en d'autre époque et en d'autres lieux, à une boisson à base de champignon, de miel ou d'opium, le nectar sacré employé dans les rituels kalasha, comme excitant ou comme matériel de libation, est donc le vin. Le vin posséderait le pouvoir de protéger le guerrier contre les coups de ses ennemis, que le vin magique dévierait de lui. Par ailleurs, le vin posséderait une existence par lui-même et pourrait prendre parti dans les combats aux côtés de ceux qui en ont bu. Les Kalashas ne boivent cependant de vin qu'après en avoir offert sous forme de libation à Indr, leur dieu de la guerre et de la force virile.
Outre le vin, les Kalashas utilisent toute une riche pharmacopée d'enthéogènes : comme le miel psychédélique des abeilles, la rhubarbe, ou encore d'autres herbes mystérieuses et toxiques, qui utilisé dans un contexte mystique, sont autant de passerelles vers le divin. L’utilisation des excitants est une facette proprement chamanique des Kalashas, qui par ailleurs incorporent à leur rituel le tambour circulaire des chamanes sibériens.
La société kalasha repose sur un système complexe d’alliance de famille à travers des mariages impliquant la religion mais aussi les richesses matérielles des familles. Le clan kalasha est dirigé par un conseil de trois patriarches et l'on devient patriarche à la suite d'un rituel de deux ans impliquant des banquets et des fastes en tout genre. Les Kalashas sont très attachés au modèle de la réunion en conclave, qu'ils n’hésitent pas à convoquer afin de régler les problèmes en tout genre de la communauté. Tout comme dans la réunion scandinave du Thing, l'orateur est alors un personnage très important, dont l'issue des débats est forcément influencée.
Le conseil clanique kalasha se compose d'un juge élu accompagné de douze assistants. C'est durant ces réunions que l'on décide du jour de récolte des fruits, irrigation des champs, de partage de l'eau, mais aussi des dates exactes des rituels. Ces conseils sont aussi en charge du bon entretien des ouvrages collectifs, comme les canaux d'irrigation. Faute d'être respecté, ce tribunal peut infliger des amendes. La peine de mort n'est pas infligée, si ce n'est à des prisonniers de guerre en revanche du prix du sang. Les peines les plus graves sont celles communément admises dont le monde indo-européen : l'exil, et par conséquent la spoliation des biens comme prix d'un crime. De même que l'apostasie est interdite en islam, elle l'est aussi chez les Kalashas. Ainsi, si un Kalasha se convertit à l'islam, il est exclu de sa communauté et doit donc quitter les vallées du Chitral.
Traditionnellement paysans, les Kalashas possèdent une petite caste d'artisan, spécialisée dans le tapis, les ceintures et les bonnets. Cette caste est cependant exclue des rituels et célébrations, et peut donc s'apparenter à celle des shudras indiens. Outre cette particularité, leur démographie ne permettant pas un système social très développé, les Kalashas ne pratiquent pas le système de caste classique indien, mais plutôt celui des castes tribales.
Dans les années 1970, l’économie kalasha fut bouleversée par la création de la première route carrossable, ce qui amena quelques touristes, mais aussi des organisations non gouvernementales. Depuis, l’économie locale s'est transformée, passant de l'agriculture à la pratique assidue des services. De tout temps, le troc avait été la principale forme d'échange entre vallée, l'argent liquide a donc permis une explosion des activités de services mais aussi l'importation massive de produits manufacturés à bas prix.
Pour décourager la visite des touristes dans une région dangereuse et non musulmane, le gouvernement pakistanais prélève une taxe sur la présence des étrangers en pays kalasha. Il faut en effet un permis pour s’y rendre. Cependant, outre cette route principale et quelques villages qui se développèrent, les versant montagneux kalasha sont encore peu desservis, et ne comprennent bien sûr ni école ni hôpitaux.
Grégoire de Visme