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La rencontre du loup avec les hommes, qui se produisit dès la plus haute préhistoire, n’est en fait qu’une chronique plurimillénaire, dont la trame est composée de sang, de traques et de massacres en tous genres. Traqué, piégé et tué de mille manières, rarement animal fut pourchassé, exterminé avec autant de haine, et victime de rumeurs, d’affabulations, reflets de la peur qu’il inspirait à l’espèce humaine. Cette peur immémoriale, renforcée lors du triomphe du Christianisme, eut toutefois sa contrepartie : la fascination, voire l’admiration, que l’espèce Homo a toujours éprouvée, plus ou moins inconsciemment pour le genre Canis lupus, au point d’en faire, sinon un Dieu, du moins une bête tabouisée et frappée de maints interdits autant cultuels que culturels.

Symbole ambivalent, le loup fut, selon les aires culturelles, le médiateur psychopompe en relation avec l’au-delà ; l’incarnation bénéfique de la lumière — d’où ses liens avec des Dieux solaires et lumineux comme Zeus/Jupiter, Belen ou Apollon —, mais aussi le destructeur/régénérateur des fins de cycles, détruisant la création épuisée afin qu’elle se renouvelle et retrouve, pour un temps, un nouvel équilibre. Symbole guerrier chez les Amérindiens et les Indo-Européens, le loup se présente souvent comme l’ancêtre mythique et/ou « physique » de nombreuses dynasties, notamment chez les peuples de l’Europe centrale, ou, plus simplement, comme le guide de tribus nomades et conquérantes parties à la recherche de nouvelles terres, ou encore de héros fondateurs d’empires et de villes.

 

Destructeur et régénérateur

Parmi ces types lupins que connaissent les nombreux mythes païens, le Fenrir nordique est l’archétype le plus achevé de ces loups dont le but essentiel et nécessaire est de détruire périodiquement la création devenue caduque afin qu’elle puisse, sur ses ruines, retrouver une nouvelle virginité et poursuivre sa course. Fils du Dieu malveillant Loki et de la sorcière Angerboda, frère du serpent géant Jörmungandr, Fenrir appartient comme les autres loups, à la race originelle des Géants ou Thurses de givre [hrìmthursar : géants des frimas], lesquels incarnent, comme dans les mythes grecs par exemple, la matière qui, avec l’usure du Temps, involue et s’effondre, mourante d’elle-même et par elle-même. Ce processus est comparable à ce que les Hindous nomment māyā : à la fois forme, matière, force, illusion et monde que personnalise Shiva, le symbole de la vie « consommatrice » et par là-même de la mort, le Temps qui annihile tout et fait œuvre de régénération. Des Géants sont issues les Puissances lumineuses, les Dieux Ases de la mythologie germano-scandinave, dont le premier est Ódhinn, incarnation de la Sagesse de ces Puissances qui, à partir du démembrement du Géant primordial Ymir, façonnent le monde, mais un monde édifié à leurs dépens. En effet, ce dernier se fonde sur le parjure des Dieux — acte qui induit la « faute », et donc le germe de l’involution, d’où son inéluctable destruction. D’où la haine des Géants à l’égard du monde des Dieux et des hommes, et leur volonté de le détruire. Pour ce faire, ils suscitent un ensemble de monstres au premier rang desquels figurent les loups. Ceux-ci incarnent les forces obscures et élémentaires, destinées à corrompre et finalement à détruire le monde. Outre Fenrir, la tradition indique l’existence d’une multitude de loups malfaisants comme Garmr, chien-loup, gardien de Gnijahelli, « Roc-Géant » [aussi appelé Gnipahellir, la « caverne en surplomb »], [à l’entrée de Niflheim] le monde des morts ; Skoll, Hati, poursuivant respectivement le Soleil et la Lune ; et les innombrables loups anonymes dont le Gylfaginnig nous indique qu’ils possèdent une source commune : « Il y a une Géante qui habite à l’est de Midhgardhr dans une forêt appelée Jarnvid (“Bois-de-Fer”) (…). Cette vieille Géante engendre beaucoup de fils de Géant, tous sous forme de loups, et de là proviennent les loups en question ». Mais Fenrir, qu’une prophétie de la Völuspá annonce qu’il causera la perte des Dieux et des hommes, reste le plus dangereux. Aussi, les Dieux l’élèvent avec l’espoir de le contrôler. Mais voyant qu’il grandit chaque jour davantage, au rythme de l’involution de la matière et de l’approche de la fin du cycle, ils se résolvent à l’attacher à l’aide d’une chaîne magique, Gleipnir, et ce, au prix du sacrifice de la main du Dieu des serments Týr. Pour un temps, un équilibre « métaphysique » s’établit entre le monde des Géants, celui des Dieux et des hommes. L’univers possède une Loi et un sens, l’Esprit dominant la Matière. Ce que le mythe symbolise par la domination qu’Ódhinn exerce sur les deux « bons loups » Geri (Glouton) et Freki (Vorace), lesquels participent au maintien de l’ordre divin du cycle.

Toutefois, la montée des périls ne peut être contenue. S’accroissant sans cesse, Fenrir devient gigantesque, « touchant le Ciel et la Terre », menaçant toujours plus la Création. Par analogie, cet accroissement s’inscrit en parallèle avec celui de la multiplication des désordres régnant parmi hommes et Dieux. En fait, le loup grandit en eux : c’est pourquoi ceux-ci ne peuvent le tuer. La fin de l’Âge d’or, celui où les hommes contemplent directement le Principe primordial et vivent auprès des Dieux, est proche comme ne cesse de le répéter la völva [prophétesse], dans la Völuspá qui précise : « La bête va bondir (…). Le loup Fenrir se détachera ». Aussitôt libre, Fenrir engloutit la Création, déclenchant le Ragnarök [accomplissement du destin des puissances], l’obscurcissement du divin : « Le loup Fenrir va, gueule béante, la mâchoire inférieure contre la Terre, la supérieure contre le Ciel. Il béerait plus encore s’il en avait la place. Le feu jaillit de ses yeux et de ses naseaux ». Cette fin d’un univers/cycle voit se combattre et s’annihiler les Géants, les Dieux et les hommes : Heimdallr et Loki, Thórr et Jörmungandr s’entretuent. Ódhinn est avalé par Fenrir, tandis que Sol, le Soleil est englouti par Skoll et la Lune par Hati. La Création semble anéantie.

La destruction du monde par les Géants, Fenrir et les autres loups n’est pas définitive. Elle n’est que le franchissement d’une porte, le passage, par la mort d’un cycle épuisé à un cycle de récapitulation et purifié à l’extrême, la mort préludant à une autre vie. Ce passage renvoie à cette alternance fondamentale vie/mort/résurrection qu’on rencontre dans toutes les cultures païennes à travers mythes, rites à mystères et initiations chamaniques et/ou guerrières.

Comme le vieux cycle, le vieil homme doit « mourir » pour que surgisse l’homme à nouveau à la lumière de la Vérité et d’une nouvelle Connaissance. Ce mythe est également en rapport avec un autre type d’alternance : celui du jour et de la nuit, de mort et de résurgence cycliques du Temps et des saisons. L’hiver qui dévore comme un loup la nature corrompue de l’automne, symbolisé par l’ouest, pour la ressusciter au printemps, symbolisé par l’est.

La Terre des Aurores, qui abrite la Connaissance est la période durant laquelle la Création « meurt », mais qui contient les germes d’une vie future, dont le point culminant est le solstice d’hiver (21 décembre), nuit la plus longue de l’année. Le soleil, un moment « vaincu » réapparaît plus fort chaque jour, pour finalement triompher de la nuit. À l’équinoxe de printemps (21 mars), le soleil a définitivement vaincu les ténèbres et le monde connaît une nouvelle efflorescence. L’action cathartique du loup symbolise de ce fait la Création parvenue à son point de rupture et qui n’a d’autre solution que de s’auto-dévorer. Ce processus peut être illustré, entre autre, par le mythe grec de Lycaon, lequel, pour avoir servi à Zeus la chair de son petit-fils Arcas, est transformé en loup par le Dieu. Lycaon représente donc celui qui détruit sa propre chair, tout comme la Création involutive est condamnée à s’autodétruire. Il s’ensuit le déluge de Deucalion, donc la fin d’un cycle.

De-là, l’idée que le loup est l’arme des Dieux pour punir les hommes mauvais, thème qui sera pris par le Christianisme comme l’expose Jérémie : Dieu envoie des loups — et d’autres bêtes sauvages — contre les hommes pécheurs et rebelles à sa volonté et oublieux de leur foi. Dans sa fonction destructrice/régénératrice, le loup est lié non seulement à l’hiver, mais au Nord et à la couleur noire, ce qui revient au même : le Nord et le noir figurant l’indistinction originelle, la materia prima, porteuse des potentialités d’un monde neuf d’où émane la lumière primordiale, par extension tout principe transcendant de nature divine et royale. Il en est ainsi chez les Indo-Européens, les Ouralo-altaïqnes, les Chinois, les Amérindiens et les Précolombiens.

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Dans la Grèce pré-chrétienne, le loup est associé au Capricorne, partie du zodiaque correspondant au premier tiers de l’hiver. Mircea Eliade précise : « L’expérience fondamentale est provoquée par la rencontre des affiliés avec les morts qui, surtout aux environs du solstice d’hiver, reviennent sur la terre. L’hiver est aussi la saison où les initiés se transforment en loups ». (…)

 

Lumineux et psychopompe

Animal ténébreux, le loup est aussi, de par son ambivalence, un symbole lumineux. Mythes et cultes divers l’ont associé à des divinités lumineuses comme Belen, Balder, Amaterasu, Zeus dit Lykaios ou Lukios (à forme de loup) et surtout Apollon, souvent nommé « né du loup ». Dieu porteur de lumière, Apollon est celui qui donne forme et ordre au monde, par la victoire sur la matière chaotique et c’est tout naturellement que son action s’inscrit en parallèle à celle du loup: si celui-ci met fin à la corruption du monde, Apollon, émanation du Principe lumineux et solaire, soumet et canalise positivement les ardeurs destructrices du loup afin qu’elles puissent devenir bénéfiques dès le début de leur manifestation. Ces Dieux-Loups eurent de nombreux lieux de cultes sur la terre grecque, ainsi que le rapportent Pline, Pausanias ou Plutarque. Voir le Lycée d’Athènes ! De ce fait, un grand nombre de cultures ont vu dans le loup le protecteur du soleil dont il guide la marche dans le ciel, celui de l’Étoile polaire, de la Grande et de la Petite Ourse. Grâce à sa faculté de voir la nuit (nyctalopie), de posséder un regard qui perce les ténèbres matérielles et spirituelles, le loup fut toujours perçu comme le gardien du seuil entre le monde des vivants et celui des morts, dont il assume la guidance de l’âme-esprit sur les voies périlleuses de l’outre-tombe. Tous les cultes païens, des plaines amérindiennes à la Sibérie, en passant par l’Europe et le Bassin méditerranéen, ont connu cette spécificité. (…)

 

Fécondant et nourricier

À ces aspects, le loup ajoute la fécondité, laquelle n’est d’ailleurs pas sans rapport avec l’aspect lumineux de l’animal, celle-ci s’opérant souvent par un rayon de lumière émané du Ciel. Cet aspect fécondant concerne d’ailleurs davantage la louve que le loup, lequel, incarnation du principe masculin et actif, est néanmoins toujours présent aux côtés de la louve, représentant elle le principe féminin et passif sous la forme d’un oiseau : l’aigle chez les Amérindiens le pivert martien qui aide la louve allaitant les jumeaux romains, le corbeau — animal apollinien — associé à la Déesse-louve irlandaise Bodb ou Morrigan, etc. Le processus de fécondation est presque toujours le même : une Déesse (Léto enfantant Apollon et Artémis, Rhéa Silvia, Cybèle, Bobd/Morrigan, Hécate) se change en louve avant de se manifester aux humains et d’enfanter des héros ou de futurs fondateurs de peuples ou d’empires. Dans le cas du Merlin celtique, celui-ci fut enfanté par un oiseau, mais aussitôt « baptisé », donc « reconnu » virilement par l’ermite Bleiz, « loup », qui pouvait muer en loup et dont le compagnon était un grand loup gris. Comme je l’ai déjà noté, l’aspect fécondant du loup est parfois lié à la lumière ou à la foudre qui ensemence et établit une communication entre le Ciel et la Terre. C’est le cas pour de nombreux conducteurs de peuple, dont l’exemple le plus achevé est Gengis Khan, descendant d’un loup bleu, Börte Tchino, qui se serait accouplé avec une biche. (…)

Rome a connu un important rite fécondant : les Lupercales, dont l’étymologie renvoie à « loup », et ircus, « bélier » ou « bouc ». Le 15 février — mois des purifications, qui deviendra celui du Carême et de la Purification de la Vierge dans le Catholicisme —, la confrérie des Luperques sacrifiait, dans la grotte du Lupercal, au nord-ouest du Palatin, un bouc ou une chèvre, et un chien. Puis, munis de lanières taillées dans la peau des caprins, ils se répandaient dans Rome en flagellant les femmes, leur assurant ainsi la fécondité. Animaux génésiques par excellence, le bouc, le bélier et la chèvre symbolisent la fécondité, l’énergie et la nature prodigue. Si la chèvre a un aspect plus féminin, par son association avec la foudre fécondante et sa nature nourricière à l’exemple de la chèvre Amalthée nourrice de Zeus enfant sur le Mont Ida, le bélier et le bouc possèdent un aspect masculin et sexuel plus marqué, souvent lié au feu donneur de vie. Le bélier zodiacal marque le début de l’équinoxe de printemps (21 mars), succédant au loup, animal hivernal. C’est la période qui voit la mutation du loup en bélier, autrement dit la nature, sortant de sa « stérilité hivernale », se réveille et redevient prodigue de ses fruits. Le chien, quant à lui, est un substitut du loup et fait référence au démembrement du Géant cosmique ; alors que la grotte symbolise la matière, obscure et fertile, d’où naîtra le nouveau soleil. (…) L’aspect nourricier de la louve se retrouve chez plus d’un peuple païen : on pense immédiatement à la Louve du Palatin, Mater Romanorum, la Mère des Romains, fils de Mars et de la Louve. Elle allaite les jumeaux Romulus et Remus, leur apportant puissance et vertus spécifiques qui firent la grandeur de Rome.

 

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Les peuples-loups

L’ascendance lupine, collective ou individuelle, est fréquente dans l’aire indo-européenne, ainsi que chez les peuples ouralo-altaïques et auprès de certaines tribus indiennes nord-américaines. Si les Mongols, les Turcs et les Romains se disaient « fils du loup » ainsi que nous l’avons noté, d’autres peuples ne le furent pas moins. En Italie, nous trouvons les Lucaniens, dont le principal héros-loup fut, selon Pline, Lucius assimilé à Apollon Lycien. Pour ces peuples, le loup fut un totem et le centre de leurs pratiques cultuelles et initiatiques, basées sur des rites sanglants et héroïco-virils. Sur la terre grecque, les peuples-loups des Louvites, des Lycaoniens et des Lyciens furent parmi les plus célèbres. Les auteurs anciens nous apprennent qu’ils se nommaient eux-mêmes « loups », qu’ils vénéraient le loup et vivaient « à la manière des loups ». Il est probable qu’il s’agit-là d’un legs des Doriens, ultime peuple indo-européen à avoir envahi la Grèce à la fin du IIème millénaire AC. Peuple rude et guerrier, les Doriens sont présentés par certains auteurs antiques comme des « loups », dans toutes les acceptions du terme. Vers le nord-est et l’est, on trouve les Daces (les Roumains actuels), les Gètes ou les Thraces dont le nom, daoi, signifie, selon Strabon, « loups » ou « ceux qui vivent comme des loups ». Hérodote [VII, 64] nous cite les Haumavarkā [ou Sakāhaumavargā. En grec : Amyrgioi Sákai : Saces Amyrgiens, c’est-à-dire les Saces du roi Amorgès], les « loups du haoma », proches de la Caspienne et appartenant à la famille indo-européenne (Scythes). Le haoma [soma en sanskrit ; en certaines zones désigne le houblon] est précisément une boisson sacrée procurant force et extase. Elle était utilisée dans le cadre de rites chamaniques ou guerriers.

Tous les peuples issus d’un ancêtre loup ou vivant à la manière des loups, étaient indo-européens ou du moins en contact étroit avec les Indo-Européens, dont la société était fortement hiérarchisée, et dont le culte était centré sur des pratiques de nature masculine et héroïco-virile axées sur une initiation « lupine » et le nomadisme, du moins un nomadisme originel, qu’ils pratiquèrent durant des millénaires, peut-être à la suite d’un cataclysme ayant rendu inhabitable leur terre d’origine : le Nord. Dans ces conditions, le loup, jadis apprécié pour ses qualités, devint une bête maudite et honni, ennemi des peuples sédentaires. Incarnation des forces du Mal surgissant dans le monde. Le Christianisme, à défaut d’éradiquer l’Esprit du loup toujours renaissant, car représentant la force vitale, tenta de le circonscrire dans certaines limites par la pratiques des exorcismes et en rejetant l’image du loup dans le monde — interdit aux hommes de la vraie foi — de l’infra-humain des forces maléfiques (sorcières et loups-garous, possédés) vouées à une persécution sans pitié.

 

Les confréries de guerriers-loups

Grand fauve de l’hémisphère nord doté de grandes qualités (endurance, ruse, courage, rapidité et abnégation), le loup est le chasseur par excellence. Aussi, et par glissement symbolique, il devint tout naturellement le symbole de la caste guerrière de nombreux peuples dont les qualités étaient proches de celles du chasseur. De ce fait, le loup fut adopté comme figure emblématique par maintes troupes guerrières ou militaires. On le trouve, aux côtés de l’aigle, du taureau, du sanglier, à la tête des légions romaines (la louve de la Legio II Italica), des unités celtes, daces (le loup-dragon), sur les vexilles mongols, turcs (le Loup d’or), perses, grecs, etc. Mais c’est surtout avec les confréries de guerriers ou « sociétés d’hommes » que l’identification guerrier/loup fut la plus patente. Les traces de telles sociétés, héritières des confréries de l’âge du bronze, voire du néolithique, se rencontrent dans beaucoup de récits de peuples indo-européens ou indo-européanisés, mais aussi chez les Amérindiens et certains peuples asiatiques (Chine et Japon). Ces confréries constituaient l’élite des castes guerrières des peuples dominants ayant conquis des populations autochtones sédentaires, agricultrices et pacifiques. Les plus célèbres de ses unions furent les Berserkir, « guerriers à enveloppe d’ours », ou Ulfhednar, « hommes à peau de loup », que mentionnent la Saga des Ynglingar ou le Hrafnsmál. Le skalde Thorbjörn Hornklofi nous les décrit ainsi au combat : « Là hurlaient les Berserkir — la bataille éclatait — peaux de loups hurlant sauvagement, les javelots tournoyaient » ; tandis que la Saga des Ynglingar nous dit qu’ils étaient « enragés comme des chiens ou des loups, mordant leurs boucliers (…). Ils tuaient les gens mais eux, ni fer ni feu ne les navraient ». Des confréries de ce type se rencontrent aussi en Germanie (les guerriers-loups mentionnés dans le Mabinogi de Math), en Italie (les lucaniens, Hirpini et Hirpi Sorani [loups du Soracte ; Hirpi = nom du loup en Samnite]), en Crête, etc. Au-delà des noms, variables selon les peuples, les comportement et caractéristiques des membres de ces confréries sont identiques et doivent se soumettre, afin d’y accéder, à une rude initiation magico-guerrière. Le premier des rites, peut-être le plus important, est de revêtir la peau d’un loup, ce qui vaut à un changement d’état de personnalité. Dans les textes védiques, le changement de la « vieille peau » marque le commencement d’un nouveau cycle ou d’un nouvel homme. Dans la Völsunga Saga scandinave, les héros Sigmund et Sinljoetli se parent d’une peau de loup, leur permettant alors de comprendre le langage des loups et d’accomplir des exploits surhumains. Le guerrier transcende de ce fait son individualité pour accéder à une réalité supra-humaine mettant en action des forces supra-individuelles propres à sa fonction. À cela s’ajoute l’absorption de boissons sacrées comme le haoma, le soma et l’amrita qui confèrent immortalité et permettent la transformation physique en loup. À ces rites magiques et quasiment chamaniques, nous ajouterons des rites plus directement guerriers, impliquant un comportement typiquement lupin.

C’est le cas pour les meurtres rituels qu’on rencontre dans toutes les initiations de ce type, accompagnés d’anthropophagie et/ou d’omophagie, à l’exemple du mythe de Lycaon, destinés à récapituler le sacrifice originel de la divinité créatrice du monde (démembrement du Géant Ymir scandinave, de l’Ouranos grec, du Purusha védique, de l’Osiris égyptien, etc.), et la rapine, qui terrorise les non initiés, mais qui permet l’assimilation des futurs guerriers aux loups. Enfin, le membre de ces sociétés devait subir des épreuves physiques redoutables ayant pour but de tester la maîtrise, le courage et la volonté du guerrier. Généralement il s’agit de vaincre un fauve (ours, taureau, sanglier, etc.), avec ou sans armes. Selon Tacite, ces pratiques avaient lieu chez les Germains. Les Courètes grecs devaient vaincre et enchaîner un taureau dans une grotte. L’ensemble des pratiques, rites et mise en condition débouchait sur la fureur héroïque. Celle-ci se présente comme une augmentation, à l’aide d’une transe ou d’un emportement, de qualités (courage, ardeur, habileté, endurance, etc.) possédées par le guerrier-loup. Cette fureur permet à celui-ci d’acquérir une énergie transcendant ses capacités humaines. Voir le héros celtique Cúchulainn, dont précise le Táin Bó Cúailnge, la fureur guerrière faisait fondre la neige à trente mètres de lui. Les Scandinaves appelaient cet état la fureur des Berserkir. Le développement de cette fureur sacrée, et donc la diffusion d’une chaleur ou d’une énergie de grande intensité, est lié à la création d’un nouveau cycle ou d’un homme neuf, ce qui rejoint les aspects destructeurs, régénérateur et fécondants liés au symbolisme général du loup.

Pour terminer, précisons que ce sont ces pratiques et surtout leur résultat — la transformation d’un homme en loup —, liés aux confréries guerrières, qui, devenus incompréhensibles à la majeure partie des hommes, et ce dès l’Antiquité, donnèrent naissance au mythe dégradé du loup-garou et du lycanthrope, l’homme-loup, mythe qui devait terroriser pour des siècles les campagnes du continent eurasiatique.

Bernard Marillier

Antaios n°12, 1997.

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