La légende tardive a fait de Cléopâtre une femme d’une exceptionnelle beauté, à cause sans doute de sa réputation sulfureuse. Mais elle doit moins à la réalité qu’au physique avantageux des stars qui l’ont incarnée au cinéma, telles qu'Elizabeth Taylor ou encore Monica Bellucci. De quoi avait-elle vraiment l'air ? Alors que le choix d'une actrice noire pour la série documentaire Queen Cleopatra, diffusée dès le 10 mai 2013 sur Netflix, suscite la polémique, GEO.fr republie son entretien avec Maurice Sartre, professeur émérite à l’université de Tours, spécialiste de l’Antiquité et du monde romain oriental, auteur de Cléopâtre, un rêve de puissance (éd. Tallandier, 2018).
GEO.fr : Sait-on à quoi ressemblait Cléopâtre ?
Maurice Sartre : Les textes ne disent pratiquement rien de son aspect physique. Sa beauté exceptionnelle, c'est une invention moderne. Elle était jolie, mais pas plus que d’autres jeunes femmes, et c’est l’ensemble de sa personne qui séduisait. Selon les écrits de Plutarque et de Dion Cassius, ce qui faisait son charme, c'était sa voix et sa conversation.
« Cléopâtre possède un nez plutôt proéminent, un peu plongeant. Le menton est pointu, le cou assez long, détail que l’on retrouve sur des monnaies plus tardives, la coiffure rassemblée en un chignon porté assez bas sur la nuque », écrit Maurice Sartre. Wikimedia Commons / British Museum
Les pièces de monnaie sont un document archéologique sur lequel on peut se fonder, même si le portrait peut être totalement fictif. Certaines pièces, par exemple, montrent la reine en Isis ou en Aphrodite sans reproduire le visage réel de la reine. En revanche, on peut parler de représentation fidèle sur des bronzes frappés à Alexandrie, mais aussi sur des tétradrachmes d’argent (des pièces antiques qui valaient 4 drachmes), les plus beaux étant ceux d’Ascalon (voir ci-dessus). Il y a une telle constance dans ces portraits qu'on considère qu'ils sont réalistes.
À gauche : le buste conservé au Vatican. À droite, la sculpture conservée à Berlin laisse voir des traits réguliers, dont les cheveux répartis en bandeaux selon la technique dite "en côtes de melon", décrit Maurice Sartre. Wikimedia Commons / Sergey Sosnovskiy / Altes Museum Berlin
On dispose enfin de deux bustes très ressemblants entre eux dont on est à peu près sûrs qu'ils représentent Cléopâtre. Il y en a un à Berlin, à l'Altes Museum (lien en allemand), et un autre au Vatican, dont le nez est cassé. Précisons d'ailleurs qu'aucun texte ne fait mention de son nez. Quand Blaise Pascal y fait référence (dans sa célèbre anacoluthe « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, la face du monde en eût été changée ») ce n'est ni plus ni moins que de la philosophie.
Que pensez-vous de la reconstitution 3D du visage de la souveraine, présentée dans le documentaire Le mystère Cléopâtre, la dernière reine d'Égypte de Rosalind Bain (initialement diffusé en mars 2021 sur France 5) ?
Il est assez proche des bustes, le bronzage (inutile) en plus. Je déconseillerais néanmoins à quiconque de voir ce pseudo-documentaire. Tout d'abord, Cléopâtre n'a jamais été reine d'Égypte. Son royaume, même si l'Égypte en était le cœur, était multiterritorial (le sud de la Syrie, Chypre, Cyrène…).
De plus, il s'appuie sur les activités de la Dominicaine Kathleen Martinez, qui n'est pas archéologue, mais avant tout milliardaire et diplomate. On est dans le roman ! Elle n'a aucune compétence. Elle prétend avoir retrouvé le tombeau d’Antoine et de Cléopâtre à Taposiris Magna, à environ 45 kilomètres à l’ouest d’Alexandrie. On sait pourtant où il est : au fond de la mer ! Les géographes et les archéologues l'ont montré : avec le temps, il est établi qu'il y a eu des tsunamis, des tremblements de terre, des glissements de terrain… Le cap Lochias s'est effondré. Le tombeau gigantesque où repose Cléopâtre, au nord-est d’Alexandrie, près du temple d’Isis, doit donc désormais être sous l’eau.
Que diriez-vous de la polémique soulevée par le choix de Gal Gadot pour interpréter Cléopâtre dans une prochaine superproduction américaine (dont la sortie serait prévue pour 2024), l'actrice israélienne étant supposée « trop blanche » ?
Ceux qui nourrissent cette polémique ignorent d'abord que Cléopâtre est grecque, pas égyptienne. Elle est la dernière représentante des Lagides qui règnent sur l'Égypte depuis la mort d'Alexandre le Grand. À partir du deuxième roi, la dynastie a été tellement soucieuse de préserver la pureté ethnique qu'ils se sont mariés entre frères et sœurs. Il n'est pas impossible que les rois d'Alexandrie aient couché à droite à gauche, qu'ils aient eu des tas de bâtards. Nous n'avons aucune preuve à ce sujet. Mais pour les enfants royaux légitimes ou illégitimes amenés à régner, l'endogamie la plus stricte était respectée. Donc imaginer que Cléopâtre ait eu du sang égyptien, c'est une absurdité totale.
Avait-elle la peau hâlée ? Faisait-elle du bronzing à Alexandrie ? Je n'en sais rien. J'ajoute que sur les documents dont on dispose, il n'y a aucun trait qui puisse être jugé africain.
Cette superproduction américaine, je n'irai pas la voir. Je précise que j'aime beaucoup le film avec Elizabeth Taylor, même si ça s'éloigne des faits. C'est comme s'il y avait deux reines : une Cléopâtre de l'Histoire, et un univers de romans, de films et de BD qui s'inspire de Cléopâtre, mais qui n'a rien à voir avec l'Histoire.
Article initialement publié le 23 mars 2021.
Cléopâtre, un rêve de puissance (éd. Tallandier, 2018) de Maurice Sartre, professeur émérite à l’université de Tours, spécialiste de l’Antiquité et du monde romain oriental. Tallandier