Identité – n° 12 – Mars 1991
De tout temps le pouvoir a été porté par le sacré. Ce fut le cas depuis la plus haute antiquité jusqu’au XIXe siècle chez les peuples européens. Il en fut en particulier ainsi de la monarchie française jusqu’à la Révolution, date à laquelle fut consommée la rupture du politique avec le sacré. Une rupture qui devait marquer le passage de la société traditionnelle à la société marchande et qui allait se traduire par un renversement de l’ordre hiérarchique et organique des fonctions souveraine et productive, la première étant désormais mise au service de la seconde. De cette inversion des fonctions politique et économique découlent aujourd’hui la réduction du politique à la simple gestion et l’effondrement des liens communautaires par l’apparition d’une vague identification à l’humanité en lieu et place de la patrie et de la nation.
Le sacré et le politique entretiennent des liens étroits, des liens d’interdépendance. Car le politique, en tant que principe et système d’organisation et de fonctionnement de la Cité, s’intègre dans une perspective plus vaste, concernant la relation de l’homme au cosmos, qui porte la marque du sacré. Un sacré inséparable de la condition humaine. Le sacré est en effet "une structure permanente de notre relation au monde et de notre constitution psychologique." (1)
Le politique s’inscrit dans une organisation générale du monde dont le sens est donné par le sacré, celui-ci se nourrissant de symboles et d’archétypes qui contribuent de façon décisive, par leur pouvoir, à l’équilibre des individus et des peuples. Le politique apporte à l’homme qui interroge l’univers et s’interroge sur sa place, à lui être humain, dans cet univers, un type de réponse d’une grande force jubilatoire, puisque le politique dit à l’individu qu’il est élément constitutif d’un tout, pierre vivante d’une communauté organique. Inséré dans sa cité-communauté, prenant part à son destin, le citoyen transcende ainsi son propre destin, le hisse à une altitude supérieure, élargit et approfondit son champ de conscience. Autrement dit, le politique est une des traductions de l’appétence naturelle de l’homme au sacré, une des réponses à cet impératif que l’homme porte en lui.
Politique et sacré : des liens immémoriaux
Il est remarquable de constater que, dès les origines de sa fondation, le pouvoir est marqué, sinon porté, par le sacré. En effet, les rois francs, édifiant leur royaume sur les ruines de l’Empire romain, se font les héritiers de plusieurs traditions porteuses de sacré, leur génie politique consistant à en opérer une heureuse synthèse. Déjà, le roi franc s’inscrivait certes, du fait de ses racines ethniques, en priorité dans la tradition germanique – très proche de la tradition celtique, illustrée par un Vercingétorix. Une tradition qui donnait au roi une aura sacrée, marquée par un "signe" (les longs cheveux, par exemple, des Mérovingiens) rappelant le caractère supra-humain de la lignée royale. Comme les autres souverains des royaumes d’origine germanique établis en Occident, le roi franc est en effet – avant la christianisation – un maillon d’une chaîne dont l’ancêtre fondateur est le dieu de la souveraineté, Odhinn-Wotan. Ces rois s’appuient sur des compagnonnages guerriers, des fraternités guerrières initiatiques vouées – au sens fort, étymologique, du mot – à Wotan (2). Bède le Vénérable, moine saxon racontant, au VIIIe siècle, l’arrivée des Angles et des Saxons au Ve siècle en Bretagne (l’actuelle Grande-Bretagne), explique que les lignées royales de ces peuples descendent d’un commun ancêtre fondateur, Voden (3). Cette filiation wotanique est revendiquée chez les Goths, comme l’atteste Jordanès. On la trouve présente chez les Francs, où elle survit dans les mentalités malgré la conversion au catholicisme.
Le roi, "père de son peuple", assure ainsi la cohésion de la communauté populaire en incarnant, outre la fonction souveraine, la fonction guerrière et la fonction de production. Ces trois fonctions, conçues dès la haute antiquité européenne comme garantissant la stabilité du corps social, ainsi que l’ont montré les travaux de Georges Dumézil, se retrouveront au cœur même du système prôné par un prélat, Adalbéron de Laon, qui explique au roi capétien Robert le Pieux, au XIe siècle, qu’une société convenablement organisée repose sur trois "ordres" : celui des oratores (ceux qui prient), celui des bellatores (les combattants), celui des laboratores (les producteurs).
Et on retrouvera plus tard, bien entendu, cette tripartition dans les trois "états" de l’Ancien Régime. Des Etats représentés, symboliquement, par les trois couleurs de la livrée qu’ont utilisée, selon Hervé Pinoteau (4), certains rois Valois puis tous les Bourbons : le bleu, couleur des armes de France et du manteau royal du sacre (comme est bleu dans la mythologie germanique, le manteau du dieu souverain Odhinn-Wotan), le rouge de l’oriflamme de saint Denis, le blanc des lis royaux. Dans les sociétés de la haute antiquité européenne en effet, le bleu est la couleur de la troisième fonction (production), le rouge de la seconde (guerre), le blanc (ou l’or) de la première (souveraineté). De même, le chiffre trois est sacré : ainsi, si le chef du roi reçoit, le jour du sacre, depuis Philippe Auguste, une triple couronne d’or, les armes de France, sur l’écu royal, sont composées de trois lis d’or sur champ d’azur.
Héritier, donc, d’une conception du politique liée au sacré présente dans le monde germanique, le roi franc récupérera aussi à son profit la tradition romaine. Une tradition selon laquelle, depuis Auguste, l’empereur, chef politique, est aussi chef religieux de l’empire, le pontifex maximus. Le terme même d’augustus représente d’ailleurs un aspect central du sacré : est augustus ce qui possède dans sa plénitude une force vivifiante, venue des dieux, qui s’étale en un constant déploiement, garant de sa pérennité (augere, "accroître", est à relier à auctoritas, "autorité").
S’inscrivant, dans la continuité romaine, en successeur des rois de l’époque archaïque puis des consuls de la République, l’empereur, à Rome, établissait la correspondance avec le souverain céleste, Jupiter, qui veille sur la cité des hommes : "Jupiter, dieu céleste, est avant tout le rex, un rex invisible qui, quel que soit le régime politique (reges, consules, ou leurs substituts), garantit l’existence de la Ville fondée en vertu de ses signes primordiaux et en dirige la politique par ses signes circonstanciels." (5)
En prenant la tête d’un royaume où cohabitent des descendants de Gaulois, de Romains et de Germains (Francs, Burgondes, Wisigoths, Alamans) – unis par un antique fond culturel commun – , les Mérovingiens réunissent sur leur tête des "charges" de sacré qui, toutes, contribuent à donner à la souveraineté une dimension proprement religieuse.
Avant l’avènement du christianisme, la légitimation du politique reposait donc sur le sacré. Et cette appréhension du pouvoir allait, dans l’Europe du Haut Moyen Age, se heurter à certaines difficultés.
Comment concilier cette vision avec les exigences, nouvelles, apportées par le christianisme triomphant ? Celui-ci délimite en effet clairement, pour les séparer, le champ du sacré et celui du politique : "Il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César". Ce qui amène le pape Gélase Ier (492-496) à établir la célèbre distinction : "Il y a deux pouvoirs principaux par lesquels le monde est régi, l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. Mais l’autorité des pontifes est d’autant plus lourde qu’ils auront à répondre des rois eux-mêmes au tribunal du suprême Jugement."
Le principe dualiste est ainsi clairement affirmé : de même qu’il faut distinguer le corps et l’âme, la terre et le ciel, il faut distinguer le temporel et le spirituel – étant bien entendu que celui-ci l’emporte en dignité, par définition, sur celui-là.
Le syncrétisme médiéval
L’Eglise travaillera à une redéfinition des rapports du politique et du sacré. Et, dans cette entreprise, elle sera aidée par deux précédents.
Le premier se situe à Byzance. Là, l’Empire romain est toujours vivant. Un Empire devenu chrétien, mais dont le chef entend conserver son caractère sacré, ce qui implique qu’il s’intègre dans un sacré christianisé. D’où une double évolution : "D’une part, le christianisme baigne, sans aucun doute, dans une ambiance impériale : l’image du Christ qu’élabora l’antiquité est celle du Christ César, soleil éclatant, vainqueur des ténèbres et de la mort, Kosmocrator, chef de la militia de ses fidèles, trônant dans les splendeurs et les pompes de l’Au-delà, au milieu du sénat des bienheureux." (6). De même, "l’empereur fut dorénavant censé être l’image de ce Dieu de gloire, le vicaire sur terre du Christ triomphant. Par ce biais, l’empire conservait ainsi son caractère sacré." (6). Cette permanence du sacré devait se manifester à travers un certain nombre de pratiques : "étiquette du Sacré Palais de Constantinople, comportant, entre autres, la proscynèse (…) ; fêtes annuelles dont les rites s’apparentent étroitement aux solennités religieuses ; vêtements et insignes symboliques ; processions dans lesquelles César figure le Christ ; acclamations rituelles qui montent vers le basileus couronné par Dieu et pour lequel on invoque le Christ vainqueur : l’empereur est ainsi placé sur un plan surhumain, intermédiaire entre la Divinité et les hommes. Les multiples interventions de l’empereur dans les questions religieuses du IVe au VIIIe siècle dérivent, en dernière analyse, du caractère le plus profond de l’institution impériale, qui participe aux choses sacrées." (6).
Présent pendant un millénaire à Byzance, ce modèle, qu’on pourrait appeler césaro-papiste – le chef du politique étant également le chef du sacré – , influença aussi l’Occident et c’est le second précédent qui devait servir aux légistes ecclésiastiques. Charlemagne et son empire carolingien, Otton Ier et son empire germanique entreprendront clairement de reconstituer à leur profit l’union du sacré et du politique. Au concile d’Aix-la-Chapelle de 809, Charlemagne entend faire entériner, par les doctes pères présents, son point de vue sur la délicate question – éminemment théologique – du filioque, ce qui mécontente fortement le pape Léon III (7). "A l’égal du basileus en Orient, constate Jean Chélini, Charlemagne s’affirmait comme théologien suprême de la chrétienté occidentale." (8).
Plus tard, l’empereur Frédéric Barberousse voudra, quant à lui, incarner pleinement l’union, en la personne du souverain, du sacré et du politique : ses légistes utiliseront largement la renaissance du droit romain pour exalter l’autorité impériale. Barberousse parle avec affectation de ses "divins prédécesseurs" depuis Constantin… C’est sous son règne qu’apparaît, en 1157, l’expression de "Saint Empire" (9) et Barberousse obtient en 1165 la canonisation de Charlemagne : en la personne de celui-ci, c’est l’institution impériale en tant que telle qui est proclamée sacrée. Au-delà des Staufen, la tradition gibeline revendiquera par la suite, pendant longtemps, l’intime union du sacré et du politique. Une revendication qui s’inscrit aussi pleinement dans le projet capétien.
La fondation du pouvoir en France
Depuis leur conversion au christianisme, les rois francs, comme tous les autres rois germaniques, avaient, il faut le dire, perdu la dimension magique que leur valait leur filiation wotanique. Rien de plus logique. Mais la papauté, au fil des VIIe et VIIIe siècles, ressent de plus en plus le besoin de se placer sous la protection d’un puissant chef d’Etat, capable d’intervenir militairement en Italie pour préserver les intérêts du Saint-Siège. Alors que la conversion de Clovis au catholicisme (10) semble désigner ses successeurs pour un tel rôle, ceux-ci s’en montrent incapables. C’est pourquoi le relais est pris par les Pippinides, ces maires du palais qui détiennent la réalité du pouvoir mais à qui manque le titre royal. Le coup d’Etat de Pépin le Bref se verra donc légitimé par le sacre, reçu d’abord de l’évêque Boniface puis, en 754, du pape Etienne II – qui, en donnant aussi l’onction aux fils de Pépin, élève ainsi clairement une lignée et crée une dynastie. Le roi des Francs, dépossédé de son caractère sacré par le passage du paganisme au christianisme, redevient un personnage de dimension sacrée, et d’autant plus sacrée qu’il la doit cette fois au Dieu chrétien, dont la volonté s’exprime par la bouche de son représentant sur terre.
L’Eglise est parvenue ainsi, avec cette intelligence des situations dont elle sut faire preuve au cours de l’histoire, à assurer son droit de regard sur une souveraineté royale qui tire sa légitimité du sacre, reçu de mains ecclésiastiques.
Les diverses dynasties qui régneront sur la France feront toutes appel au mythe fondateur qu’est le sacre des rois. Ces retrouvailles du sacré et du politique prolongeront leurs effets, au-delà des Carolingiens, chez les Capétiens. Avec des conséquences spectaculaires : le roi faiseur de miracles est un roi-prêtre – et Renan n’a pas hésité à qualifier le sacre de "huitième sacrement". Le roi thaumaturge, le roi guérisseur (et donc pour le peuple, le roi magicien) "touche" les écrouelles – une maladie liée à la puissance sexuelle et à la capacité de procréation (11). En "touchant", il prononce des paroles traditionnelles – dont un chroniqueur nous dit que Philippe le Bel les enseigna en secret, sur son lit de mort, à son fils et successeur. Le roi se fait ainsi garant de la fécondité de son peuple, en quelque sorte donneur de vie. Pérennité du rite : le jour de leur sacre, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV touchèrent respectivement 868, 3.000, et 2.000 malades.
Cette union du sacré et du politique s’exprimera encore clairement, à l’époque féodale, par l’attachement particulier que les familles royales manifesteront à l’égard du culte des saints. Lorsqu’au XIIe siècle, saint Denis devient le protecteur officiel de la royauté française, il a derrière lui un long passé de traditions mystiques, enracinées dans les croyances populaires et fruit d’un syncrétisme culturel, tout comme saint Michel, le saint guerrier chargé d’affronter le dragon et qui deviendra sous Charles VII un saint royal et national (12).
Il en va de même avec saint Jacques, pour les rois espagnols, et avec le culte des rois mages à Cologne, dans l’Empire.
Mais aucune famille royale d’Europe n’a pu bénéficier d’une référence aussi sacrée que celle apportée par Saint Louis aux Capétiens, puis à leurs successeurs. Image archétypale, attestée par Joinville : Saint Louis rendant la justice – expression supérieure de la souveraineté – assis sous un chêne incarne de façon exemplaire cette royauté sacrée qui a su unir, à son profit, la référence chrétienne et les très lointains souvenirs d’un symbolisme celtique. Ainsi, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le jour de la saint Louis devait jouer le rôle de fête nationale.
Le caractère sacré de la royauté assurait un lien, une union mystique entre le roi et le royaume. Tel était le sens du rite de l’anneau : l’archevêque passait celui-ci au quatrième doigt de la main droite royale "parce qu’au jour du sacre le roi épousa solennellement son royaume et fut, comme par le doux, gracieux et aimable lien du mariage, inséparablement uni avec ses sujets, pour mutuellement s’entr’aimer ainsi que font les époux" (13). Comme les époux ne forment qu’une seule chair, roi et royaume ne faisaient qu’un. D’où la théorie du corps mystique de la monarchie, que résume bien Gui Coquille dans son Discours des états de France, en 1588 : "le Roi est le chef, et le peuple des trois ordres sont les membres, et tous ensemble font le corps politique et mystique dont la liaison est individuée et inséparable et ne peut en partie souffrir mal que le reste n’en sente la douleur."
La solennité royale sera spectaculairement illustrée par le jeune Louis XIV qui fit choix, à vingt-trois ans, du soleil pour emblème. Un symbole dont la charge mythique remontait à la protohistoire. Il s’en est expliqué dans ses Mémoires : le soleil "par le bien qu’il fait en tous lieux, produisant sans cesse de tous côtés la vie, la joie et l’action, par son mouvement sans relâche, où il paraît néanmoins toujours tranquille, par cette course constante et invariable, dont il ne s’écarte et ne se détourne jamais, est assurément la plus vive et la plus belle image d’un grand monarque." (14).
Une rupture délibérée avec le sacré
Désigné par Dieu soleil de justice, père de la patrie, le roi sacré est la clef de voûte de cette communauté organique qu’est un peuple. C’est pourquoi la montée de la philosophie des Lumières, au XVIIIe siècle, aboutit, très logiquement, par la mort du roi, à la décapitation de la communauté. La philosophie des Lumières offrira en effet une justification idéologique à la montée en puissance d’une classe, la bourgeoisie, et de son système de valeurs, négateur du sacré.
La Révolution française, fille de la révolution américaine, exalte l’individualisme. En bouleversant l’ordre hiérarchique et organique des trois fonctions traditionnelles, elle réalise une inversion des valeurs : hypertrophiée, la valorisation de la fonction de production (détournée en réalité en fonction marchande) débouche sur l’économisme. L’économisme, c’est-à-dire l’affirmation selon laquelle les données économiques, les rapports de production, la demande de consommation conditionnent tous les mécanismes de la vie en société et dictent leur loi au politique. Celui-ci, coupé de toute transcendance, sera ainsi réduit à un rôle de gestionnaire et dépouillé de sa fonction souveraine. C’est le thème de l’Etat veilleur de nuit cher aux libéraux. Le sacré doit être évacué, car il prétend rappeler la supériorité du spirituel sur le matériel, de la communauté sur l’individu, du qualitatif sur le quantitatif. Le règne de la quantité, le rationalisme et le matérialisme exigent la mort du sacré.
Cette exigence explique les vicissitudes et les soubresauts de la Révolution française. L’idéologie des droits de l’homme impose en effet la conception d’un homme abstrait, interchangeable, "libéré" de ces insupportables attaches que sont les liens issus du sol et du sang. L’homme de 1789 doit être émancipé de toute forme d’enracinement et l’on dénonce vertueusement, à la tribune de la Convention, les langues régionales, qui sont autant d’intolérables défis à la réduction au modèle unique des pensées et des mœurs. Mais, de toutes les attaches traditionnelles dénoncées désormais comme "superstitions", le sacré est la plus honnie de toutes, car c’est elle qui relie l’homme à l’invisible, l’incite à transcender son égoïsme naturel, et les moins sots des révolutionnaires savent bien qu’il y a là la plus dangereuse force de résistance aux nouveaux dogmes imposés, au moyen de la Terreur, par la Convention. Suprême défi, insupportable constat : l’assassinat du roi n’a pas pour autant fait disparaître le besoin du sacré.
Un besoin si présent au cœur de l’homme que Robespierre, qui en est conscient, fabrique de toutes pièces ce pitoyable et ubuesque ersatz de sacré qu’il baptise culte de l’Etre suprême. Avec décor de carton pâte et rites qui sentent le mauvais théâtre. Mais n’est pas porteur de sacré qui veut. Le culte de l’être suprême disparaît dans la folie meurtrière, les guillotineurs étant à leur tour guillotinés.
Esprit d’une grande envergure, Napoléon comprendra par contre qu’un ordre véritable doit s’inscrire dans le sacré. L’ordre nouveau qu’il prétend établir passe par le sacre à Notre-Dame, la fondation d’une nouvelle dynastie et d’une nouvelle aristocratie (par le biais de l’ordre de la Légion d’Honneur). L’héritier reçoit le titre de "roi de Rome", les abeilles mérovingiennes et l’aigle romaine sont adoptées comme emblème du nouveau régime, en tant que signes d’enracinement dans une tradition plurimillénaire. Mais la fascinante aventure s’arrête à Waterloo.
Avec Louis XVIII, la restauration n’est qu’un mot trompeur. Il est significatif, d’ailleurs, qu’il n’ait pas voulu d’une cérémonie du sacre. Avec lui, en effet, s’affirme, derrière les apparences institutionnelles, le poids nouveau du pouvoir de l’argent – un pouvoir destructeur, par essence, du sacré. La tendance s’accentuera encore avec Louis-Philippe, tout heureux d’être le "roi bourgeois". "Enrichissez-vous !", tel est l’idéal que Guizot propose aux Français. Ce manifeste doctrinal de l’orléanisme, du bourgeoisisme, exprime de la façon la plus concise le rejet de toute référence au sacré dans lequel va s’enfermer et s’enliser la France contemporaine.
Et, tandis que Laffitte s’autojustifie complaisamment dans ses Mémoires, en expliquant qu’il est hautement moral de s’enrichir, Duvergier de Hauranne développe en 1838, dans ses Principes du gouvernement représentatif, la théorie selon laquelle "le roi règne et ne gouverne pas". Le souverain réduit au rôle de potiche : c’est déjà, le profil des futurs présidents des IIIe et IVe Républiques qui se dessine. Cet abaissement du politique – inévitable, car la notion même de souveraineté est désormais hors de saison – va de pair avec la montée du pouvoir de décision dont disposent désormais les maîtres de la "fortune anonyme et vagabonde" : à partir du Second Empire, la haute finance cosmopolite affirme, sûre d’elle-même et dominatrice, son omnipotence. La France des cathédrales voit dès lors son destin décidé à la Bourse et au siège des grandes banques apatrides. Cette évolution est logique. Dès 1790, Burke avait, dans ses Réflexions sur la Révolution en France, dénoncé la tare essentielle de la philosophie des Lumières : la désacralisation des rapports de l’homme au monde – et donc le désenchantement du monde. Les hommes des Lumières, en effet, "considèrent les hommes dans leurs expériences comme ils le feraient ni plus ni moins de souris dans une pompe à air ou dans un récipient de gaz méphitique".
Autant une conception organiciste de la société incluait nécessairement le sacré, autant la conception mécaniciste qui prévaut à partir de 1789 l’exclut, par définition et par nécessité. Triomphe de l’abstraction, élimination de l’expérience, de ce multiséculaire humus humain – pour parler comme Fernand Braudel – qui fonde la tradition : l’idéologie des droits de l’homme condamne, du coup, toute référence au sacré comme l’insupportable expression de ce que Bernard-Henri Lévy appelle, avec répulsion, "l’idéologie française".
Retrouver le sens du sacré
Une "idéologie française" sur laquelle il nous faut aujourd’hui nous appuyer pour renouer l’antique union du politique et du sacré, pour relier à nouveau enracinement et transcendance. En suivant la voie tracée par Renan, Taine, Barrès, Péguy, Maurras – sans oublier Sorel, qui réclame "des racines pour une nouvelle morale".
Tous nous conduisent, au minimum, au respect de la patrie. Une "terre des pères" inséparable de cette chair et de ce sang qu’est la communauté du peuple. D’un mal peut sortir un bien : la menace de mort que représente, pour la nation, l’immigration, provoque une prise de conscience chez un nombre croissant de Français. Le service de la patrie, la mystique nationale ramènent le sens du sacré dans l’âme de notre peuple, dans la mesure où chacun de ceux qui sont engagés dans le combat national découvre un sens supérieur à sa vie, s’aperçoit que le don de soi à la communauté à laquelle on appartient est une forme d’ascèse infiniment enrichissante. Le dépassement de soi passe notamment par le sacrifice, sereinement envisagé et accepté, pour le salut de la terre natale et du peuple qu’elle porte. C’est ce que rappelle la flamme qui brûle sous l’Arc de Triomphe. C’est ce que chante les vers de Péguy :
Heureux ceux qui sont morts
Pour quatre coins de terre.
1 - Jean-Jacques Wunenberg, Le Sacré, PUF, 1981.
2 - Voir Jean-Paul Allard, La Royauté wotanique des Germains, in Etudes indo-européennes, janvier et avril 1982 (publication de l’Institut d’études indo-européennes de l’université de Lyon III).
3 - Forme anglo-saxonne de Wotan.
4 - Stéphane Rials (dir.), Le Miracle capétien, Perrin, 1987.
5 - Georges Dumézil, La Religion romaine archaïque, Payot, 1966.
6 - Robert Folz, L’idée d’empire en Occident du Ve au XIVe siècle, Aubier, 1953.
7 - Le contentieux théologique, illustré par l’hérésie adoptianiste, porte sur la procession du Saint-Esprit, c’est-à-dire sur les rapports qu’entretient la troisième personne de la Trinité avec le Père et le Fils.
8 - Jean Chélini, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Armand Colin, 1968.
9 - "Saint Empire romain" se rencontre à partir de 1254.
10 - La plupart des autres rois germaniques s’étaient convertis à l’hérésie arienne.
11 - J.-P. Poly et E. Bournazel, dans La Mutation féodale, PUF, 1980, rappellent que les écrouelles, c’est-à-dire l’adénite tuberculeuse, sont bien souvent le signe apparent d’une tuberculose génitale, une des causes principales de la stérilité. Une autre forme d’adénite accompagne les maladies vénériennes.
12 - Colette Beaune, Naissance de la nation France, Gallimard, 1985.
13 - Th. et G. Godefroy, Le Cérémonial français, 1649.
14 - Cité par François Bluche in Louis XIV, Fayard, 1986.