Les étapes de la diffusion du christianisme à travers le monde romain sont restées imprécises ; l'attitude des diverses classes sociales, des différents peuples de l'Empire nous est souvent inconnue. Une opinion généralement accréditée voit dans l'emploi du terme paganus, pour désigner les non-chrétiens, la preuve d'une plus grande résistance à l'Évangile dans les milieux ruraux. Une opposition Ville-Campagne se profilerait ainsi au cours des quatre premiers siècles de l'expansion chrétienne ; la nouvelle doctrine aurait profité d'antagonismes écologiques indépendants des structures politiques et sociales : agglomérations urbaines d'une part, riches et pauvres fraternellement unis en Christ ; monde des champs et des bois d'autre part, grands propriétaires, colons et esclaves, restés fidèles à la religion romaine et au culte impérial. Le fait ne semble pas impossible ; citadins et ruraux ont fréquemment des intérêts opposés, des conceptions morales différentes et la mobilité des foules urbaines, leur émotivité, contrastent partout avec la stabilité, le conservatisme des villages et des hameaux.
Cette identification du paganisme primitif avec la rusticité a cependant été maintes fois combattue ; l'emploi de paganus, qui est en définitive la clef du problème, fut alors expliqué d'une façon ingénieuse, mais peu convaincante. L'examen des faits historiques, joint à quelques considérations philologiques, m'a conduit sur le chemin du doute et finalement offert une explication.
Le meilleur défenseur de la théorie classique, M. Zeiller (1), a reconnu que le paganisme était encore très vivace dans les villes, notamment parmi l'aristocratie, aux IVe et Ve siècles ; nous avons également des preuves nombreuses de christianisations rurales précoces, voire, dans certaines régions, antérieures à l'évangélisation urbaine. J'ajouterai, à l'appui, des faits bien connus. En Gaule, par exemple, les chrétiens semblent avoir évité les villes closes, pour se grouper, à Clermont, Tours, Paris et Sens, dans un faubourg hors les murs, souvent appelé vicus christianorum.
A Rome même, l'existence très ancienne de basiliques suburbaines n'est pas toujours la conséquence de la dévotion à la tombe d'un martyr, dans le quartier des cimetières ; elles perpétuent souvent le souvenir d'assemblées à demi clandestines dans la maison de simples particuliers — dont le nom a servi plus tard à titrer abusivement les églises édifiées sur cet emplacement (2). Au début du IVe siècle seulement, dans bien des cas, les capitales des civitates ouvrirent leurs portes aux chrétiens ; cette conquête fut non pas la première étape, mais bien la dernière, sur le chemin de la victoire. C'est ainsi qu'à Paris la cathédrale quitta le vicus, pour venir s'établir intra muros, seulement lorsque les dieux antiques eurent été chassés de l'île sainte et que l'Autel des Nautes eut été abattu.
Les ruraux, sans doute, restèrent longtemps enclins à pratiquer des coutumes païennes ou plutôt à mêler à leur christianisme des cultes et des superstitions locales que saint Martin n'a pas toujours réussi à extirper totalement, puisque nous les constatons encore aujourd'hui (3). Les philosophes (4) épicuriens ou stoïciens opposèrent en tout cas une résistance bien plus acharnée aux prédicateurs de l'Évangile ; l'accueil reçu par saint Paul à l'Aréopage fut si peu chaleureux qu'Isidore de Séville et Cassiodore verraient là l'origine de paganus. L'aristocratie ne mit guère un plus grand enthousiasme à adopter une religion égalitaire rompant avec les traditions romaines. N'oublions pas enfin que les premiers emplois certains de paganus au sens religieux de non-chrétien, datent au plus tard du milieu du IVe siècle, alors qu'il est encore difficile de parler d'un Empire chrétien, que les chefs de l'État ont une politique religieuse hésitante, et que le paganisme n'est nullement relégué au fond des campagnes (5).
Les néophytes se recrutent d'abord parmi les humbles et les déshérités. L'Islam a converti aux Indes les parias, les sans-castes rejetés par l’Hindouisme, mais l'aristocratie des brahmanes ne s'est pas laissé entamer ; les missionnaires catholiques en Chine s'adressent plus efficacement aux coolies qu'aux mandarins ; en Palestine, les petites gens des villes et des champs fournirent au Christ ses premiers disciples, tandis que les Pharisiens et les Sadducéens, issus des milieux bourgeois et nobiliaires, le faisaient condamner. Si nous cherchons en Gaule un climat vraiment favorable à l'Évangile, quittons les cités, et, sans aller dans les hameaux perdus au fond des bois, arrêtons-nous au bord des routes, dans les vici, parmi les artisans, les boutiquiers et les colporteurs, à Nanterre, à Charenton, à Corbeil, à Ermont, à Saint-Denis ; les témoignages écrits et les légendes concernant les premiers temps du christianisme y sont plus nombreux qu'à Paris et souvent d'une date antérieure.
Peut-on, dans ces conditions, opposer à la fin du IIIe siècle le chrétien urbain au païen rural? Encore faudrait-il savoir si les antagonismes entre la population des cités et les habitants des districts voisins pouvaient justifier un pareil divorce cultuel? La campagne n'était d'ailleurs pas, à cette époque, le domaine exclusif d'une paysannerie ignorante et attardée ; les riches propriétaires, les seniores, résidaient dans leurs villae, et les cités, fréquemment troublées par les guerres et les révolutions, n'avaient pas une supériorité culturelle et intellectuelle, inconnue même sous le Haut-Empire (6).
Pendant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne, un autre terme, gentilis, désignait couramment les adeptes des cultes païens. Il qualifiait également, depuis longtemps, les peuples étrangers à la loi de Moïse. Non-chrétien, mais aussi et d'abord non-juif, gentilis n'est d'ailleurs que la simple traduction de l'hébreu goy (7).(…)
(…) La signification de paganus, avant sa confiscation par le vocabulaire religieux, doit nous apporter la solution, nous permettre d'écarter définitivement les autres explications, et de prouver qu'il faut voir là « un terme synonyme de gentilis ». M. Piganiol semble avoir été le premier, en 1947 (8), à formuler cette idée ; il m'est agréable de la développer ici, dans l'espoir que cette étude clôturera le débat qui depuis le XVIe siècle divise les historiens.
Que paganus soit un dérivé de pagus, voilà qui n'a plus besoin d'être démontré. Mais le sens exact de pagus a peut-être été négligé ?
Étymologiquement, pagus désigne la borne fichée en terre, de pangere (9), enfoncer (Praemiaque ingeniis pagos et compila circum — Thesidae posuere (Vg. G2, 382). — Le mot signifie ensuite le territoire délimité par les bornes, le district ; ce n'est donc nullement par définition une circonscription rurale ; un pagus n'est rural que lorsqu'il est celui d'un vicus, d'une bourgade, mais dans ce cas il s'applique à des champs, à des prés et à des bois, exploités certes, mais précisément par la population du vicus et par conséquent inhabités.
Ce pagus sans pagani, ce pagus de vicus, est d'ailleurs plus rare que le pagus désignant habituellement le territoire d'une fraction de civitas, de gens, de natio. Les exemples les plus connus concernent la Gaule, dont les nombreux peuples, civitates, étaient subdivisés en plusieurs pagi (Parisii, pagus Senonum, les Parisii, fraction des Sénons, etc.) — II est évident que dans ce cas les divers pagi de la civitas renferment non seulement les champs, mais aussi les bourgades et les villes et que l'un d'entre eux contient forcément la plus grande agglomération, le caput civitatis. Département, arrondissement ou canton, le pagus ne renferme aucunement la notion de rusticité et les pagani peuvent être aussi bien urbains que campagnards, habiter les vici routiers (10) ou les villae agricoles. Aujourd'hui même, les noms de nos départements peuvent s'opposer parfois à d'autres toponymes, indiquant leur centre urbain : Paris et la Seine, Toulouse et la Haute-Garonne, etc..., il n'empêche que Paris et Toulouse sont parties intégrantes de la Seine et de la Haute-Garonne. Civitas et gens, plus encore que natio, furent néanmoins exclusivement employés, au début de l'Empire, pour désigner les peuples et les nations diverses, à l'intérieur comme à l'extérieur de l’orbis romanus. Malgré leur étymologie différente (11), les deux termes sont pratiquement interchangeables : Apud Aeduos, civitas opulentior — Augustodunum, caput gentis (Aeduorum), écrit Tacite (Annales, III, 43).
Au Bas-Empire, civitas se restreint au sens de caput civitatis, de «cité», pour des raisons controversées, mais sans doute plus simples que celles qu'on invoque généralement. Ne dit-on pas, en effet, couramment, le canton pour le chef-lieu de canton, le département pour le chef-lieu du département, etc... et n'avons-nous pas des exemples fréquents de la partie prise pour le tout ? A la même époque, gens continue d'être utilisé dans son acception large et courante de peuple, tribu, nation, gent, avec toutefois une nuance morale et humaine qui lui fait qualifier davantage des ensembles ethniques considérés sous leur aspect intellectuel ou éthique, plutôt que des nations au sens actuel du mot : des peuples au milieu de leur territoire national. Gentilis reste plus près encore du sens initial, et qualifie généralement les individus de bonne naissance, les « gentilshommes ».
La place était donc libre pour l'emploi d'un nouveau terme ; c'est alors que pagus fait son apparition partout où, jadis, civitas et gens étaient seuls usités.
Dans la région de Paris, par exemple, bien avant la création des pagi du haut moyen âge qui perpétuèrent, mais en les fractionnant, le territoire des civitates gallo-romaines, pagus est employé concurremment avec civitas et dans un sens identique. Le pagus parisiacus coïncide exactement avec la civitas Parisiorum et non avec le seul Parisis ; il comprend également ce qui sera plus tard Brie et Hurepoix. Butionem, in pago parisiaco (666), dit la Vie de saint Wandrille. Il s'agit de Buisson, près de Marcoussis, dans le futur pagus herupensis ; d'autres exemples, nombreux, peuvent être trouvés à Rueil, Douvres, Bussy et Draveil qui n'appartinrent jamais au Parisis.
L'abandon général de civitas au profit de pagus, au début du moyen âge, ne doit d'ailleurs pas être expliqué par la disparition du territoire des civitates, fractionnées en divers pagi, car dans bien des cas ce fractionnement n'eut pas lieu et la civitas dans sa totalité devint un pagus ; cet abandon consacre seulement un fait linguistique et l'apparition du mot « cité », au sens médiéval puis moderne. Cependant que gens et civitas étaient peu à peu vidées de leur contenu sémantique au profit de pagus, en langage profane, une évolution parallèle du vocabulaire religieux remplaçait gentilis par paganus. La chose semble claire, l'odeur de la glèbe n'est pas plus familière aux pagani de saint Augustin qu'aux gentiles de saint Jérôme ; ils ont hérité les uns comme les autres des conceptions polythéistes que les Prophètes d'Israël combattaient chez les goyim de Canaan.
A l'époque romane, pagus est lui-même évincé par son adjectif substantivé pagensis qui avait d'abord occupé la place rendue libre par la spécialisation religieuse de paganus. L'interchangeabilité des suffixes -ensis et -anus est un nouvel argument en notre faveur, puisque pagensis prolonge simplement pagus avec l'intégralité de sa large utilisation.
Pagensis survit en français, en provençal (12), en italien et en espagnol sous les formes pays, pais, paese et pais qui n'ont jamais contenu la moindre trace de rusticité. En français, comme dans les autres langues latines, pays est un terme très imprécis qui peut désigner un territoire national (la France, notre pays) — plus souvent une petite région historique, héritière d'un pagus médiéval (pays chartrain, pays messin) (13) — parfois même, dans le langage familier, d'humbles villages ; il s'agit dans ce cas du centre habité plutôt que du ban communal : aller au pays, le pays est loin de la gare, etc... Dans ces derniers exemples, pays est la traduction exacte de vicus et s'est vidé complètement du sens original qui faisait, au début de la latinité, opposer parfois le pagus à son vicus, le ban au pays. Toutefois le sens le plus usuel est bien d'indiquer un lieu quelconque, habité ou désert, ville ou hameau avec des nuances infinies dont la plus connue fera de pays le lieu de naissance, la petite patrie : moun pais, Toulouso. Mais enfin, dira-t-on, pays contient pourtant une notion de rusticité, puisque son dérivé, paysan, est pratiquement synonyme de cultivateur, de terrien : c'est bien là en effet le cœur du débat et le grand argument de l'explication classique. Or, sous ses diverses formes, paisenc, paisant, paisan, qui apparaissent dès le XIIe siècle, paysan signifie simplement « habitant du pays » ; Littré cite des exemples qui vont du XVIe au XIXe siècle où paysannerie et paysanterie ont la même acception. Deux nuances peuvent être devinées :
Le paysan est opposé au noble, il personnifie le Tiers-État en face des ordres privilégiés, comme dans la Rome primitive plebs et patricii. Veut-on des exemples? «N'avait au pays si os, ne bachelier, ne paisant, qui osast au jaiant combattre» (Brut) — Pourquoi voult estre un paisant à un noble homme ressemblant? » (É. Deschamps). — Le paysan est également opposé à l'étranger : « A la longue, n'est nulle des grandes (nations) dont le pays à la fin ne demeure aux paisans » (Commynes).
Il nous faut donc traduire, dans les deux premiers exemples, par « homme du peuple », tandis que « national » ou « indigène » correspond au dernier passage.
Rus, rusticus et urbs, urbanus peuvent bien indiquer parfois une opposition ville-campagne ; la latinité s'est attachée davantage à, préciser le vocabulaire caractérisant les contrastes sociaux et politiques, qu'à définir la limite mouvante séparant le monde urbain du monde rural (14).
Le vilain, villanus, qui habite le grand domaine rural, la villa, est sans doute un terrien, mais surtout un homme du commun, soumis au senior, au dominus de la villa. Colonus, servus ou litus, opposés à ingenuilis, seigneur et vilain, serf et franc, voilà ce qui intéresse chacun, au cours du premier millénaire de notre ère. Bourgeois ne désigne pas tous les habitants du bourg, seulement son aristocratie commerçante et artisanale ; le citain n'est plus le citoyen, ce n'est pas davantage le citadin, la cité n'est que la ville soumise à l'autorité de l'évêque. De même on distinguera ceux des bocages et ceux des plaines, et au village, laboureurs, vignerons, bordiers, brassiers, encore aujourd'hui, parce que ces nuances correspondent à une réalité économique ou sociale. Notre mot « campagne », plus picard que français, était d'abord l'étendue sans arbres, nue comme le campus où les soldats de Rome préparaient la conquête du monde ! La meilleure preuve de la désaffection des peuples anciens et médiévaux à l'égard d'un problème essentiellement contemporain est obtenue par le rapprochement de tous ces termes d'une même famille sémantique et qui désignent aujourd'hui des réalités différentes : vicus et villa, village et ville (15).
Le paganus, l'homme du pays, l'homme du peuple, l'indigène, devait obligatoirement être oublié lorsque les chrétiens eurent adopté le mot pour remplacer gentilis et pour traduire un hébraïsme assez peu facile à faire pénétrer en grec et en latin. Le sens même cessa d'être perçu et les hypothèses étymologiques essayèrent d'abord de trouver dans le langage profane une origine exprimant le mépris (16) où sombrait finalement le paganisme.
Un païen n'avait jamais pu être qu'un être ignare, le mot lui-même n'avait jamais désigné que la plèbe des campagnes. Et cependant, nombreux sont les textes lumineux à ce sujet !
Une première réaction, au XVIe siècle, avait fait abandonner l'étymologie paganus : rustre, sauvage, barbare — au profit de paganus : paysan, cultivateur. Une seconde devait, plus récemment voir, dans paganus, le civil, en face du miles Christi (17). J'ai tenu à reprendre les exemples invoqués par les tenants de ces trois positions et à montrer qu'il est impossible de voir autre chose en eux que l'idée courante, nuancée par le contexte, d'habitant du pays, que ce pays soit, suivant les cas, un hameau, une contrée sauvage, une ville importante ou même la capitale de l'Empire romain.
Pour saint Augustin, le sens initial de païen est encore clair, ce n'est qu'un synonyme vulgaire de « gentil » : infidelium, quos vel gentiles, vd jam vulgo usitato nomine paganos appellare consuevimus (Epistolae, Pair, lat., XXXIII, p. 791).
Les écrivains chrétiens postérieurs se perdent déjà en hypothèses, mais ils essayent tous de donner au terme méprisé une étymologie justifiant ce mépris ; ils s'adressent même au grec : Nemo nescit paganos a villa dictos : quia pagos graece, villa dicitur latine (Cassiodore, Expositio in Cantica canti-corum, VII, 2). — Ou bien : Pagani ex pagis Atheniensium dicti ubi exorti sunt. Ibi enim in locis agrestibus et pagis gentiles lucos idolaque statuerunt (Isidore de Séville, Etymologiae, VIII, 10) (18).
Le dernier auteur est d'ailleurs obligé d'ajouter, à, pagus le qualificatif agrestis pour donner un sens à son explication : preuve que pagus seul était impropre à, exprimer cette idée. Prudence et Orose, sans chercher si loin, usent du même artifice : Sint haec barbaricis gentilia numina pagis (Peri-stephanon, 449) — Qui... ex locorum agrestium conpitis et pagis pagani vocantur (Historiae, 9) (19).
Estimant à juste titre insuffisants les exemples précités, tout en continuant à, partager, avec quelques nuances, des idées analogues, les historiens ont appelé à leur aide les textes de la littérature profane, en général antérieurs au christianisme, et où paganus montre facilement sa signification habituelle. Ils ont voulu y trouver un parfum de terroir, examinons-les à notre tour :
1° Abducunt pagani... vinctos in Tullianum (Apulée, Métamorphoses, IX). — Les pagani sont ici les forces de la police montée, manipulus armati, poursuivant les charlatans qui avaient dérobé un calice d'or dans le temple de la Bonne Déesse de la ville voisine. Traduisons donc : «les gens du pays ».
2° Lex pagana in plerisque Italiae praediis (Pline, Hist., XXVIII). — Loi paysanne certes, mais plutôt coutume locale, enjoignant, dans de nombreux domaines ruraux italiens, de ne pas tourner les fuseaux en marchant, sous peine de malheur pour la moisson.
3° Nullum est in hac urbe conlegium, nulli pagani aut montani (quoniam plebei quoque urbanae majores nostri conventicula et quasi concilia quaedam esse voluerunt) qui non amplissime, non modo de soluté mea, sed etiam de dignitate decreverint (Cicéron, Pro domo, 74). — Faut-il traduire : « les habitants des bourgs ou des hauts quartiers de la ville », ou bien : « les habitants des quartiers de la périphérie ou ceux du Septimontium » ? Il ne s'agit en tout cas que des habitants de l’urbs, sans les faubourgs, continentia, à l'exclusion de la banlieue, territorium (20). Si les pagani avaient été les gens des faubourgs, pourquoi Cicéron les citerait-il en premier lieu? Les montani sont vraisemblablement les habitants de la ville aux sept collines, montes, c'est une appellation familière, et qui désigne sous la plume de Cicéron, un peu ironiquement, les indigènes de la capitale et spécialement la plèbe (21), les gens du cru ; les pagani ne sont pas autre chose, les gens du pays, les romains du peuple, qui, dans leurs réunions, votent des motions en faveur de Cicéron. Pagani ne s'oppose pas à montani, le second terme ne fait que renforcer le premier ; Pompeius Festus écrivant montani paganive les présente comme synonymes ; il faut traduire : il n'y a pas à Rome un seul homme du pays, un seul habitant des collines....
4° Paganum Medulis jubeo salvere Theonem (Ausone, Epistolae, IV, 2). — Nous retrouvons ici la même nuance un peu familière ; Théo est qualifié de paganus parce qu'il habite une hutte de roseaux, non point comme tous les paysans, mais comme les habitants du pays, du Médoc, où il s'est retiré. Théo, l'indigène, le « native ».
5° Usque in Tectosagos paganaque nomina Belcas (Ausone, Urbes nobiles, 297). —- Les Volques ont conservé leurs noms nationaux, celtiques, ils n'ont pas adapté l'onomastique latine, la campagne n'a rien à voir avec la question.
6° Ipse semi-paganus — Ad sacra vatum carmen adfero nostrum (Perse, Satirae, Prologus). — La traduction habituelle, « profane », ne s'explique que par la restriction amenée par semi ; Perse est, selon lui, un médiocre poète, il est seulement à moitié du pays des Muses, il n'est pas complètement de la partie. La qualité de paysan ou même de civil importe peu et Nemethy avait raison d'écrire : Persius se semipaganum dicit, quia se totum pago poetarum adnumerare non audet, et également : Pagani dicuntur qui ejusdem pagi sunt.
Opposer les païens aux soldats du Christ, et trouver dans les textes des exemples où les pagani sont les civils en face des militaires, est un essai tenté fréquemment ; il est intéressant, et M. Zeiller lui-même a reconnu que dans certains cas une traduction semblable était justifiée. J'ai également repris la plupart des exemples, et, là aussi, l'interprétation proposée ci-dessus m'a paru préférable.
1° Aditum dédit militi vel pagano ad investigandum fugit in praedia senatorum vol paganorum (Ulpien, Dig., XI, 4). — Paganus s'oppose d'abord à miles, puis à senator ; dans les deux cas, l'habitant du pays, le simple particulier, est visé ; « civil » est impropre, car les sénateurs sont aussi des civils.
2° Pars dassicorum mixta paganis (Tacite, Hist., II, 14). — Curieux civils qui sont aussi habiles à la fronde que les marins romains ; il faut encore traduire : « les gens du pays », « les indigènes ».
3° Ipsi pagani favore municipali et futurae potentiae spe juvare parte adnitebantur (Tacite, Hist., 43). — M. Zeiller traduit : la population civile elle-même, par zèle pour un compatriote ; ce dernier terme indique que, là aussi, les « gens du pays » sont seuls mis en cause.
4° Obvius eis fuit cum XXX millibus paganorum dux Poenorum Hanno (Justin, Hist. Univ., XXII). — Voilà un texte qui a bien embarrassé les traducteurs ; M. Zeiller juge peu vraisemblable, à, juste titre, une troupe de 30 000 civils ou de 30 000 paysans ; il écrit à ce sujet : « Paganorum doit être une faute pour Poenorum, qui aurait été répété à tort ou à raison. » II s'agit plus simplement d'une troupe de 30 000 soldats « indigènes », recrutés par Hannon parmi les « gens du pays ».
5° Veterani et pagani consistentes apud Rapidum murum a fundamentis lapide quadrato exstruxerunt, pecunia et sumpta omni suo, id est veteranorum et paganorum intra eumdem murum inhabitantium (Corpus, VII, 20 834) (22). — Les vétérans, anciens légionnaires démobilisés et envoyés comme colons en Afrique, sont aussi des civils ; ils ne diffèrent des indigènes qui les entourent que par leur titre de citoyens romains ; les pagani sont ici également les gens du pays, élevant avec les vétérans ces mûri paganicenses que les populations de l'Empire édifiaient un peu partout à leurs frais pour se protéger des brigands rendus hardis par la carence de l'État.
Tous ces exemples nous montrent que si les pagani sont parfois des ruraux ou des civils, ils constituent avant tout la population ordinaire d'un endroit donné, et ne sauraient par conséquent être considérés comme identiques aux rustici ou aux togati (23) mentionnés par ailleurs. Il est donc normal, dans ces conditions, que le vocabulaire chrétien ait été peu à peu amené à user du terme paganus à la place du plus littéraire gentilis.
Le sens péjoratif de paganus est donc uniquement imputable à son utilisation par les chrétiens, il a rapidement fait oublier l'étymologie véritable du mot et donné naissance à des hypothèses non confirmées. Il faut chercher ailleurs des indices qui permettent de suivre la diffusion de l'Évangile à travers le monde antique ; cette diffusion a dû s'opérer de façon fort diverse selon les régions et c'est dans l'histoire et l'archéologie de chaque province que nous pourrons trouver quelques lueurs à ce sujet. Il n'est en tout cas nullement prouvé que les doctrines chrétiennes reçurent un accueil plus favorable dans les villes et les bourgs qu'au milieu des masses rurales de l’orbis romanus ; les rustici dans leur ensemble furent peut-être d'aussi bons prosélytes que les urbani — et les pagani opposèrent sans doute une résistance aussi grande dans les villes que dans les campagnes. Le paganisme ne s'identifie pas avec la rusticité ; l'emploi du terme est simplement imputable aux origines hébraïques du vocabulaire chrétien.
MICHEL ROBLIN
Notes :
1. Jacques ZEILLER, Paganus, étude de terminologie historique, Paris, 1917 (thèse compl. pour le doctorat es lettres, Paris). -— Le présent article est le développement d'une communication faite en 1950 aux Antiquaires de France, en présence de Jacques Zeiller. L'intérêt que ce maître a bien voulu prendre à mon modeste essai m'a incité à poursuivre mes recherches. Qu'il trouve également ici un remerciement pour l'usage que j'ai fait, abondant, de références et d'exemples allégués dans son étude.
2. René VIELLIARD, Recherches sur les origines de la Rome chrétienne, Paris, 1941.
3. Les superstitions de nos campagnards, en plein XXe siècle, n'empêchent pas l'existence de leur foi chrétienne moins abstraite peut-être et moins théologique que celle des citadins. Les ruraux de l'Empire romain mêlèrent peut-être plus longtemps des souvenirs mythologiques aux leçons de l'Évangile, même si leur conversion était ancienne, antérieure même à celle des villes qui adoptèrent sans doute une foi plus épurée. Mais tout cela nous conduit aux Ve et VIe siècles, alors que le terme paganus était employé depuis deux siècles.
4. L'École de Philosophie d'Athènes sera fermée seulement en 529.
5. Épitaphe de Catane (300-330), Commentaire de Marius Victorinus (t 361), Rescrit de Valentinien Ier (370) : le terme était donc employé à la fin du IIIe siècle.
5. Édit de Milan (313),- mort de Julien, dernier empereur païen (363), retrait de la statue de la Victoire du Sénat et derniers jeux olympiques (394). En ce IVe siècle finissant, les succès de saint Martin eussent-ils été aussi considérables s'il s'était adressé aux foules de Constantinople, de Rome, de Carthage et d'Alexandrie (émeutes païennes de 391)? En réalité, le paganisme rural offrait peut-être moins de résistance que le paganisme urbain. Ce dernier semble être « tombé » comme un fruit mûr, lorsque tout l'Empire fut devenu chrétien. La fin du paganisme nous est plus inconnue que les débuts du christianisme.
6. Les plus grands écrivains latins sont nés et ont souvent vécu de longues années dans d'obscures bourgades : Salluste à Amiterne, Varron à Réate, Virgile à Andes, Horace à Venouse, Ovide à Sulmone, Juvénal à Aquinum. Les urbains comme Tite-Live (Padoue), Sénèque et Lucain (Cordoue), les deux Pline (Corne) n'ont peut-être pas fourni aux lettres antiques une contribution plus grande que les ruraux. Sans doute la ville avec ses mécènes a-t-elle toujours finalement attiré à elle les beaux esprits, elle ne les a pas toujours produits : remarque valable pour d'autres temps et d'autres pays. — II faudrait d'ailleurs pouvoir prouver l'attrait de l'Évangile sur les milieux cultivés antiques, à l'esprit façonné depuis des siècles par une conception toute différente de la morale et du monde.
7. Bien qu'étymologiquement goy désigne un peuple quelconque et aussi l'un de ses membres (gens et gentilis), le terme se restreint pratiquement aux peuples étrangers à la loi de Moïse. Le peuple des Douze Tribus est alors désigné par le substantif Am qui continue cependant à être pris dans une acception générale.
8. André PIGANIOL, L'Empire chrétien, 1947, p. 382.
9. Pangere, « fixer » et « ficher ». Pagus désigne, au concret, la borne fichée ; pax et pactus, à l'abstrait, la convention qui fixe les accords.
10. Ces vici qui furent souvent le noyau des chrétientés provinciales.
11. Gens, de génère, « engendrer », désigne surtout le clan, à l'origine purement patricien, dont tous les membres se considèrent comme les descendants d'un ancêtre commun. Le mot finit par être pris souvent dans le sens restreint de familia, « famille » ou, au contraire, dans le sens général de « tribu », « nation », « peuple ». — Civitas désigne à l'origine l'ensemble des hommes libres, cives, des « citoyens », puis les droits afférents à cette communauté et finalement le territoire lui appartenant.
12. En provençal cévenol, une forme locale, pagès, désigne le propriétaire, en opposition à la masse des journaliers et des paysans sans terre.
13. Les noms de la plupart de nos provinces sont issus d'anciens adjectifs qualifiant les pagi : Pagus Lemovicinus, Limousin ; Pagus Andecavus, Anjou ; Pagus Aurelianensis, Orléanais ; Pagus Gratianopolitanus, Graisivaudan ; etc... L'adjectif a été peu à peu substantivé, mais son genre, le masculin, reste garant de son origine.
14. Pour l'habitant de la grande ville, la bourgade est déjà la campagne ; pour le fermier ou le cultivateur du hameau, du village, le plus modeste chef-lieu de canton prend valeur de ville. De même dans l'Antiquité, le vicus est peut-être une ville pour le servus de la villa voisine, il est sûrement la campagne pour les habitants de l’urbs, capitale de la civitas. Et que dire de pays comme l'Italie, où les paysans, les cultivateurs, habitent souvent dans des villes !
15. La racine indo-européenne de toute cette famille désigne simplement un groupe de maisons. L'origine de urbs est douteuse, les rapprochements avec orbis, « cercle » (d'où enceinte?) ou avec urvum, « manche de charrue » (d'où sillon de l'enceinte?) ont semblé peu probants à MM. Ernout et Meillet, qui pensent à un emprunt à une langue non indo-européenne. Les civilisations urbaines se sont développées en effet en Orient et sur les bords de la Méditerranée avant les invasions aryennes. Rus est au contraire bien latin, mais ne désigne à l'origine que l'espace libre ; il s'oppose autant à domus qu'à vicus ou qu'à urbs !
16. Évolution semblable chez les juifs. Goy a fini par être inséparable de notions qui lui étaient au début totalement étrangères. Aujourd'hui même, en judéo-allemand (yidich), l'adjectif goisch signifie couramment « grossier », « de mauvais goût », « de mauvaise qualité ». Le terme hébraïque est d'ailleurs passé sans être traduit dans tous les dialectes juifs de la Diaspora, et il est probable qu'à Rome les Juifs parlant latin n'employaient pas gentilis. Ce dernier terme était aussi resté beaucoup trop près de son sens étymologique pour être pris en mauvaise part et l'on comprend que les chrétiens aient vite senti le besoin de distinguer les individus de noble naissance, les gentilshommes, des païens méprisés.
17. Th. ZAHN, Paganus (dans Neue Kirchliche Ztschr., 1889, p. 18-44), et B. ALTANER, Paganus (Ztschr. Kirchen Geschichte, 1939) ont exposé les arguments de cette théorie. J. ZEILLER avait répondu au premier en 1917 dans l'ouvrage déjà cité, il a répondu au second en 1940 (C. R. Académie des Inscript., p. 526).
18. Il y a bien un substantif grec qui se rattache d'ailleurs comme pagus à une même racine indo-européenne signifiant « fixer ». Mais l'évolution sémantique grecque a suivi d'autres détours
19. Il est dommage que les Latins n'aient pas vu dans la « borne » (pagus est pris ici dans son sens étymologique) le symbole de l'entêtement et de l'incompréhension : les pagani auraient été considérés par Orose comme les individus bornés !
20. Aucun rapport entre les pagani de Cicéron et les pagi des quatre tribus primitives de Servius Tullius, annexes des vici intra-muros. Ces pagi furent bientôt transformés en tribus rusticae, au fur et à mesure de l'accroissement du domaine de Rome à travers l'Italie ; on en comptait trente et un à l'époque de Cicéron, et le qualificatif rusticae n'indique rien d'autre que leur situation à l'extérieur du pomoerium de Rome, puisqu'elles comprenaient toutes les villes italiennes pourvues de la civitas romana. Ces pagani aut montani habitent au contraire les vici intra-muros, ils composent les quatre tribus urbanae.
21. On retrouve ce sens chez Pompeius Festus : Minervam pagani pro sapienta ponebant (« Minerve incarnait la sagesse chez les gens du peuple ») — et Empanda, dea paganorum («Empanda, divinité populaire»).
22. Cette inscription m'a été signalée par M. W. Seston ; il incline à voir dans les pagani des civils ; ils le sont évidemment, mais pas plus que les vétérans, la différence entre les deux est d'ordre juridique et politique.
23. Togatus, revêtu de la toga, vêtement du citoyen sans armes (togae dotes, cédant arma togae, etc...) correspond seul à notre « civil ». Civilis qualifie tout ce qui se rapporte au civis, au « citoyen », et n'est « civil » qu'en terme juridique pour s'opposer à « naturel », naturalis.
Sources : ANNALES – Avril, Juin 1953 – Librairie Armand Colin.