Penseur au savoir encyclopédique, Aristote a, tout au long de sa vie, observé le monde, et structuré les connaissances. La poésie, la biologie, la physique, la morale, et surtout la logique lui doivent d'être apparues en tant que sciences. Celui qui définissait la politique comme "la première des sciences, celle qui est plus que tout autre architectonique", se révèle incontournable pour qui veut comprendre la genèse de la pensée occidentale.
Aristote est communément appelé "le Stagirite", parce qu'il est né en 384 avant notre ère, à Stagire, colonie grecque installée en Chalcidique, dans le nord de la Grèce. Son père, Nicomaque, était le médecin du roi de Macédoine, Amyntas Il, père de Philippe. Le jeune Aristote manifeste très tôt une attirance pour les sciences de la nature, et la biologie en particulier. Après la mort de ses parents, il vient à l'âge de 17 ans s'établir à Athènes pour y découvrir la philosophie. Il suit les leçons d'Isocrate, puis bientôt celles de Platon de retour de Sicile ( voir Agir, septembre 1995), qui décèle tout de suite l'intelligence remarquable du jeune homme. Il semble qu'une amitié profonde lie dès lors les deux hommes, même si certaines dissensions existent entre eux, en particulier au sujet de la théorie des Idées. Aristote reste ainsi auprès de son maître jusqu'à la mort de ce dernier en 347. Il décide alors de partir en Asie Mineure, où il commence à écrire et à préciser sa pensée. Après s'être marié, il se rend à Mytilène, dans l'île de Lesbos, et approfondit ses recherches d'histoire naturelle.
En 342, Philippe, roi de Macédoine, l'appelle à ses côtés afin de lui confier l'éducation de son fils Alexandre, qui illuminera bientôt la fin du monde grec par une épopée magnifique jusqu'aux confins de l'Inde. Aristote gardera pendant de longues années des relations suivies avec son élève. En 338, Philippe bat les forces athéniennes et thébaines à Chéronée. La démocratie a vécu. Aristote revient à Athènes. Il y ouvre son école, le Lycée. Il y enseigne durant 13 années, au cours desquelles il rédige la plupart de ses ouvrages. Aristote dispense ses cours en se promenant dans les jardins, d'où le nom donné à ses disciples de "péripatéticiens". Grâce à l'aide d'Alexandre le Grand, qui a succédé à son père sur le trône, il se constitue une magnifique bibliothèque, et rassemble une immense documentation se rapportant aux sciences naturelles, à l'étude des animaux, ou aux différentes constitutions du monde grec et barbare.
L'homme, animal civique
L’oeuvre d'Aristote est immense mais il ne nous en est parvenu qu'une petite partie. Curieusement, nous ne connaissons rien de ses travaux destinés au grand public, ses oeuvres exotériques. Subsistent seulement ses oeuvres ésotériques, regroupées en quatre grandes catégories : celles concernant la Logique, celles se rapportant à la Nature, celles relevant des sciences morales et politiques, et enfin celles qui touchent à la Philosophie première, autrement dit la Métaphysique. Toutes ces recherches s'articulent en un grand système, constitué de trois sciences, les sciences poétiques, les sciences pratiques, les sciences théoriques. Aristote pense ainsi le monde dans sa globalité, ce qui donne une dimension inédite à son oeuvre. En ce sens, il ouvre le champ de la recherche qui forme la dynamique du monde moderne. En toutes choses, Aristote trouve trace de l'ordre naturel, des hiérarchies naturelles, des harmonies naturelles, que l'homme doit respecter sous peine de faire preuve d'hubris, c'est-à-dire de démesure, créant ainsi son propre malheur. Aristote se révèle être un penseur mesuré d'abord parce qu'il est un observateur réaliste. Et ce qui vaut pour les sciences naturelles vaut également pour les sciences juridiques et politiques.
Avoir des égards à l'endroit de l'ordre naturel exige selon lui que l'on se soucie de respecter le cadre traditionnel de la cité. Nul ne peut vivre seul à moins d'être une bête ou un dieu, explique le Stagirite. L’homme est donc par nature un "animal politique", un "animal civique". Qui se veut apolitique n'est donc pas un homme digne de ce nom. Celui qui n'accepte pas les règles de la vie dans la cité de ses Pères n'est au bout du compte qu'un animal. L’être humain n'est pas fait pour vivre à l'état sauvage. L’état naturel est par définition un état politique. "L'homme est de par sa nature un animal fait pour la société civile". Destiné à vivre en société avec ses semblables, l'homme doit donc suivre attentivement les préceptes de bon sens sans lesquels il n'est pas de vie commune possible. "Mais ce n'est pas seulement pour vivre ensemble, c'est pour bien vivre ensemble que l'on s'est mis en Etat". D'où l'importance accordée par Aristote comme chez tous les philosophes grecs à l'éducation, cette paideia dont la raison d'être est de former un homme "beau et bon". Le rôle essentiel de l'État ne consiste pas en la simple satisfaction des besoins naturels ou animaux, ou en une quelconque et hypothétique recherche du "bonheur", qui relève du domaine individuel et non pas collectif comme l'explicite "L’éthique à Nicomaque", mais à élever les citoyens à la vertu. En forgeant l'harmonie du corps social, on prépare la voie de l'épanouissement des âmes. Derrière le biologiste comme derrière le juriste, se cache encore et toujours le philosophe...
Du réalisme en politique
Sans vouloir comme Platon jeter les bases d'une cité idéale, Aristote ouvre sa recherche sur les systèmes politiques en recensant les 158 constitutions des Etats ou confédérations qu'il connaît. Nous n'en avons malheureusement gardé que quelques courts extraits, au contraire de son texte de synthèse sur le Politique. Comment fonctionne la Cité ? Quelles relations s'établissent entre les familles ? Qui est citoyen ? Quel droits et devoirs cela donne-t-il ? Quels rapports entretiennent un peuple et sa terre ? Quel gouvernement se révèle être le plus adapté pour ses contemporains ? Pourquoi faut-il réglementer les mariages et les naissances ? En quoi la gymnastique comme l'éducation musicale font partie intégrante de la formation du bon citoyen ? Comment se structurent les pouvoirs à l'intérieur des différents gouvernements ? Autant de questions qui font de cet ouvrage le premier manuel de sciences politiques stricto sensu.
Aristote est un réaliste. Il observe le monde tel qu'il est, et non à travers le prisme déformant des idéologies. Sa vie durant, il mettra en garde ses élèves contre les idées toutes faites. Nul doute que son réalisme lui vaudrait aujourd'hui d'être classé comme "politiquement incorrect"... Dans les causes de la subversion, il recense bien sûr l'excès d'inégalité entre les citoyens : "Un homme vraiment populaire doit pourvoir à ce que le peuple ne soit pas trop pauvre. La misère est la source de tous les maux dans la démocratie". Mais encore, Aristote dénonce le non-respect des traditions et des bonnes moeurs, le mépris des lois, la présence envahissante des étrangers : "La diversité d'origine entre les habitants y excite aussi des querelles jusqu'à ce qu'ils soient bien accoutumés ensemble. De même qu'un État ne se forme pas de toutes sortes de gens, il ne se crée pas non plus en un instant. Tous ceux qui ont admis des étrangers à demeure parmi eux en ont presque toujours été dupes, comme ceux de Trézène, qui à Sybaris, reçurent les Achéens. Ils furent obligés de leur céder la place, quand le nombre de ceux-ci eut augmenté, ce qui causa le malheur". Aristote incarne indubitablement un idéal conservateur dans une Grèce qui subit de plein fouet des bouleversements sociaux profonds après une guerre fratricide qui l'a laissée exsangue.
Néanmoins, Aristote se montre sur le plan pratique très différent d'un Platon ou d'un Xénophon. Ces derniers, viscéralement attachés aux traditions de l'Athènes de leurs ancêtres, se sont engagés physiquement dans le combat pour la renaissance de leur cité. Ils ont l'un et l'autre payé le prix de leur détermination, l'un allant jusqu'à être vendu comme esclave après l'échec de Syracuse, l'autre connaissant les rigueurs de l'exil politique après son aventure mercenaire. Aristote reste à leur différence un intellectuel, étranger à la patrie de Périclès. Il n'est pas Athénien de sang. Cela lui permet certes d'observer la décadence de la cité avec le regard détaché du savant.
Mais Aristote aurait dû se souvenir que l'on ne peut éternellement donner des leçons et siéger au plafond... Il a beau se brouiller en 325 avec Alexandre, il reste pour ses contemporains un collaborateur du nouvel ordre macédonien qui a mis fin à la Grèce des cités. Lorsqu'Alexandre le Grand meurt à Babylone en 323, Aristote connaît déjà les rigueurs de l'exil à Chalcis, en Eubée, patrie de sa mère, située au nord d'Athènes, où il s'éteint en 322.
Outre deux enfants, une fille qui porte le nom de sa femme, Pythias, et un fils, Nicomaque, nommé ainsi en souvenir de son père, Aristote laisse derrière lui une oeuvre capitale, remarquable par sa capacité à embrasser le monde vivant, et qui marquera 25 siècles de pensée occidentale. Avec Platon, il est l'un des pères fondateurs de la réflexion européenne. Nul ne peut prétendre comprendre le monde, philosopher ou agir en occident, s'il ne connaît les bases de leurs écrits. À l'heure de la fin des idéologies, le réalisme aristotélicien est un outil précieux pour repenser les valeurs du monde moderne. Ce n'est pas un hasard si Dante, l'un des plus grands poètes et visionnaires européens, le dénommera "le maître de ceux qui savent"...