Nous sommes de plus en plus nombreux, dégoûtés par le monde moderne et ses deux grandes idéologies dominantes - le progressisme et le conservatisme - à nous retrouver dans un no man's land, à essayer de « surfer sur le kali-yuga » et à trouver des réponses alternatives dans la pensée traditionnelle. Evola m'a servi de prétexte pour contacter Eduard Alcántara, véritable connaisseur de l'œuvre de cet inclassable Italien, qui a très gentiment répondu à mon formulaire.
Q : Relativement récemment, quelques mois avant la « pandémie », votre livre Evola frente al fatalismo est paru, publié par EAS avec un prologue de Gonzalo Rodríguez García. Evola, comme Guénon ou Chesterton, fait partie de ces lectures indispensables lorsqu'il s'agit de tolérer cette « nouvelle normalité » qui nous est imposée depuis deux ans. Personnellement, je recommande la lecture de Chevaucher le Tigre, peut-être le texte d'Evola le plus connu. J'aimerais que vous nous fassiez une présentation de votre livre, et que vous justifiiez pourquoi la pensée évolienne est toujours pertinente aujourd'hui.
R : La transcription du livre a, dans une large mesure, un seul but. Celle de présenter un type d'homme différencié qui, en tant que tel, présente des aspirations qui vont au-delà du simple contingent et fait preuve d'une volonté qui peut rendre possible la réalisation de ces aspirations, un homme qui ne reste pas à mi-chemin dans sa via remotionis, sur la voie de sa réalisation intérieure, mais aspire à atteindre ses plus hauts sommets... Sommets qui consommeront un état de liberté authentique et totale par rapport à toute limite, conditionnement, sujétion et servitude. Pour ce type d'homme, en raison de ces réalisations intérieures, les facteurs de conditionnement qui, comme les « circonstances » qui, selon Ortega y Gasset, affectent le « je », comme le contexte social dans lequel il est immergé, l'éducation reçue, l'environnement et/ou les influences culturelles et/ou religieuses ou le soi-disant Destin inhérent à la vision du monde de tant de cultures et de civilisations, n'auront pas la nature, vu les facteurs de conditionnement précités, de déterminismes fatals insurmontables. Pour ce type d'homme différencié, ces circonstances environnantes peuvent l'influencer, mais elles ne le médiatiseront pas de manière déterministe et restrictive, qui restreindront donc sa vraie liberté, qui n'est autre que celle qui consiste dans la maîtrise et la tranquillité de « l'univers » mental, comme une étape préliminaire pour que cet esprit-âme puisse parcourir des étapes supérieures de la réalité, les connaître et devenir ontologiquement un avec elles, et même couronner le sommet qui se trouve au-delà et dans la transcription de celles-ci : celui qui représente le Premier Principe éternel et totalement inconditionné.
Dans ce livre, nous avons mis en évidence la voie traditionnelle présentée par Julius Evola comme celle qui ne laisse aucune chance aux approches fatalistes, contrairement à celle proposée par d'autres auteurs appartenant au courant de la pensée dite « traditionnelle » ou pérenne, qui, soit en adhérant à des approches ou en reprenant des concepts typiques de certaines religions sacerdotales qui défendent une conception fatalement linéaire du parcours de l'humanité, soit en défendant une vision rigide et presque, pourrait-on dire, mathématique de la doctrine des quatre âges (ou yugas), ne permettent pas à ces auteurs d'échapper aux trames que tisse, pour l'homme qui aspire à s'élever au-dessus du simple terrestre, une conception fataliste de l'existence.
En ce qui concerne la validité de la pensée évolienne, nous devons garder à l'esprit deux questions. L'une est celle de l'héritage indispensable de son œuvre pour tous ceux qui conçoivent un type d'homme non mutilé dans sa dimension transcendante, mais formé par le corps, l'âme/mental et l'Esprit. Qu'ils conçoivent un type d'homme non animalisé, non circonscrit à des fonctions purement physico-psychiques, mais porteur d'un germe d'Eternité que nous chérissons, pour le sortir de sa léthargie, l'actualiser en nous et donner ainsi à notre existence le sens le plus élevé qu'elle puisse avoir. L'autre question est qu'Evola semble être le seul auteur traditionaliste qui nous offre des outils pour maintenir non pas une position passive, mais une position active dans la situation actuelle de marasme et de syncope existentielle, culturelle, politique et spirituelle dans laquelle marche notre humanité actuelle.
A l'époque où, du vivant de notre auteur, il semblait encore possible de donner une direction adéquate aux dérives de la modernité, Evola nous offrait des voies à suivre, et à l'époque où un tel changement de direction semblait pratiquement chimérique, il nous offrait aussi des moyens d'agir et de ne pas nous résigner passivement et fatalement aux combustions de ce qui commençait déjà à être la post-modernité naissante. Nous nous référons à ce qu'il a exposé dans son livre Chevaucher le Tigre publié en 1961 et réédité, avec certains ajouts, dix ans plus tard (1971).
Q : Le fait même que nous parlions de cette « nouvelle phase » indique déjà que nous sommes dans un changement de cycle, c'est indiscutable. Je ne sais pas si nous sommes ou non dans les premiers stades du soi-disant « kali-yuga », mais d'une certaine manière, la folie générée autour du thème du Covid n'a fait qu'accélérer le processus de décomposition des soi-disant démocraties occidentales. À court et moyen terme, et en se concentrant sur le niveau local, quel est, selon vous, l'avenir du projet européen ?
R : Sans aucun doute, les mécanismes de contrôle de la population que le dossier Covid a mis en branle renvoient à un projet de gouvernance mondiale qui vise à faire disparaître tout résidu de souveraineté locale qui pourrait subsister. En conséquence, les organismes supranationaux et internationalistes vont s'emparer du pouvoir au prix d'une diminution du pouvoir local, et l'un de ces organismes est l'UE, qui, avec d'autres institutions mondialistes et globalistes telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l'ONU (avec ses diverses ramifications, comme l'UNESCO et l'OMS), est en passe de monopoliser tout espace de souveraineté restant en dehors de leurs tentacules.
Cette sombre perspective nous amène à penser que nous traversons effectivement un stade très avancé du kali-yuga, mais, suivant l'héritage sapientiel transmis par Julius Evola, nous ne devons pas perdre courage et perdre l'espoir de renverser la situation délétère que nous traversons (car il ne doit pas y avoir de vision fatale de l'existence qui puisse nous paralyser) mais, au contraire, nous ne devons pas cesser de lutter contre le monde moderne (et son appendice, le postmoderne) et, à l'aide des outils que le maître transalpin nous a montrés dans son œuvre « Chevaucher le tigre », sans affronter de front un courant dissolvant qui nous entraînerait vers l'abîme, nous devons combattre le taureau de la dissolution jusqu'à ce qu'il soit épuisé afin de pouvoir lui donner, à ce moment-là, le coup mortel qui l'achèvera.
Q : Si la pandémie a eu quelque chose de positif, c'est que de nombreuses forces « rebelles » en Europe sont descendues dans la rue pour protester contre les restrictions de leurs gouvernements respectifs (confinements, quarantaines, couvre-feux, amendes, vaccins obligatoires, etc.). Il est intéressant de noter que les premiers promoteurs de ces révoltes ont été des forces politiques traditionnelles, de la « altright » aux organisations identitaires ou ouvertement NS/NR. Pensez-vous qu'Evola, qui a toujours espéré la génération d'un mouvement traditionnel au niveau européen, accueillerait favorablement ces protestations ?
R : Il les accueillerait certainement avec plaisir, car, pour utiliser une locution évolienne, son équation personnelle, comme il l'explique dans son autobiographie Le chemin du Cinabre, lui est donnée par une double impulsion : vers le Transcendant et vers l'archétype du guerrier. Pour ces derniers, notre grand interprète de la Tradition a toujours préconisé la « voie de l'action », non seulement pour faire face au fait transcendant mais aussi aux tâches immanentes. Contrairement à la grande majorité des auteurs traditionalistes, il s'est préoccupé - et a traité - de la politique de son époque. Il s'en est mêlé pour tenter de lui faire prendre une orientation conforme aux valeurs et à la vision du monde inhérentes à la Tradition. En témoignent, outre d'innombrables articles, ses livres politiques, tels que Orientations, Les Hommes au milieu des ruines et Le fascisme vu de droite - Avec des notes sur le Troisième Reich.
Q : Si je ne me trompe pas, vous avez été enseignant, professeur de philosophie, pendant de nombreuses années. J'aimerais connaître votre sentiment sur les nouvelles générations. Il existe un lieu commun qui dit que les jeunes Espagnols sont totalement étrangers à toute préoccupation politique ou philosophique, mais j'aimerais connaître votre expérience à cet égard.
R : Je suis un enseignant, mais mon enseignement est, comme on disait autrefois, celui d'un « maître d'école ». C'est ma vocation. Il est vrai qu'il s'agit d'une vocation, on pourrait dire, acquise, car j'ai flirté à plusieurs reprises avec des études de géographie et d'histoire mais, pour diverses raisons, j'y ai finalement renoncé. Mais bon, bien que je n'enseigne pas à des élèves plus âgés, mon école enseigne aussi l'ESO, le baccalauréat et la formation professionnelle et, de temps en temps, on a la possibilité d'échanger des impressions avec des élèves que j'avais eus auparavant au stade de l'enseignement primaire et, aussi, on reçoit des commentaires des enseignants qui leur donnent des cours. Je connais quelques étudiants qui ont des préoccupations politiques, la plupart assez superficielles, et j'en connais aussi quelques autres, les plus rares, qui essaient d'approfondir la tendance politique qui les attire, mais je crains que la plupart d'entre eux ne montrent que peu d'intérêt pour la politique et n'en parlent que parce qu'elle est mentionnée en classe ou parce que les quelques camarades de classe qui s'y intéressent l'évoquent.
Dans le cas particulier de mon école, nous avons la chance d'avoir un professeur de philosophie qui sait comment motiver les élèves à étudier cette matière et qui a même changé les plans d'études universitaires initiaux de certains d'entre eux, qui se dirigeaient dans d'autres directions (certains même de nature scientifique), pour les conduire à obtenir un diplôme de philosophie. Mais malheureusement, j'ai entendu un jeune homme m'avouer qu'il aimait la philosophie mais qu'il n'allait pas l'étudier à l'université parce qu'elle ne lui permettait pas de « gagner de l'argent »... Malheureusement, c'est la mentalité majoritaire que le monde moderne et l'Establishment qui en est le vecteur, ou qui est animé par sa dynamique corrosive, inculque à nos jeunes... une mentalité pragmatique, utilitaire et, en somme, matérialiste. « Faire de l'argent » est devenu la principale aspiration de nos jeunes - quel immense et triste contraste avec la jeunesse d'autres époques tristement disparues! Des jeunes qui rêvaient d'actes, d'imiter les héros, de se battre pour conquérir un monde meilleur et plus juste et/ou d'élever leur âme aux sommets de l'Esprit.
Q : Votre dernier livre, publié l'été dernier, s'intitule Imperium, Eurasia, Hispanidad y Tradición, et est co-signé avec l'Asturien Carlos X. Blanco et le Belge Robert Steuckers, un auteur de référence lorsqu'il s'agit de faire des recherches sur la soi-disante « révolution conservatrice », la nouvelle droite ou les théories de Guillaume Faye. En quoi consiste exactement l'idée « d'Imperium » ? A-t-elle quelque chose à voir avec les livres de Francis Parker Yockey ? Enfin, j'aimerais vous demander de nous faire une recommandation, une nouvelle publication que vous jugez intéressante ou pertinente. Avez-vous d'autres projets en préparation pour 2022 ?
R : Ce livre Imperium, Eurasia, Hispanidad y Tradición, co-écrit avec Carlos X. Blanco et Robert Steuckers, est le premier livre de la série Imperium, Eurasia, Hispanidad y Tradición. C'est le deuxième livre sur le sujet, puisque peu de temps auparavant, la même maison d'édition, « Letras Inquietas », avait eu l'amabilité de publier El Imperio y la Hispanidad, qu'à cette occasion Carlos X. Blanco (en tant que coordinateur du projet) et moi avons écrit avec Ernesto Ladrón de Guevara, Antonio Moreno Ruiz, José Antonio Bielsa Arbiol, José Francisco Rodríguez Queiruga et Alberto Buela.
L'idée d'Imperium doit être encadrée dans les paramètres de la Tradition pérenne, qui conçoit le cosmos de manière holistique, comme un tout harmonieux et entrelacé. « Ce qui est en haut est en bas », dit un adage classique d'hermético-chimie, de sorte qu'en suivant les outils de connaissance propres à l'époque sapientielle, comme la loi des analogies et des correspondances, l'harmonie des forces subtiles qui coordonnent le macrocosme (ce qui est en haut : les sphères célestes) doit avoir son reflet ici-bas, dans le microcosme. Et la forme d'organisation politique la plus proche de cet Ordo ou Rita (de cet ordre cosmique) est celle de l'Imperium, conçue comme une entité harmonisée autour d'un principe sacré représenté et incarné dans la figure de l'empereur, qui, non par l'usage de la force mais par le charisme que lui confèrent ses attributs sacrés, réunit autour de lui, selon les époques, d'une part, des royaumes, des territoires divers, des principautés, des duchés, des villes libres, des provinces, et d'autre part, des corps intermédiaires de la société, concrétisés dans des guildes, des confréries, des corporations,..... L'empereur devient pontifex en servant de pont entre le céleste et le terrestre et étend la sacralité, acquise par des processus initiatiques, à l'ensemble de l'Imperium, en l'imprégnant de sacré.
Cette conception sacrée consubstantielle à l'Imperium traditionnel ne coïncide donc pas avec l'idée d'Imperium présentée par Francis Parker Yockey dans son grand et intéressant ouvrage, puisque cette dernière a des connotations plus simplement politiques et se concentre sur une étude historique et sur des approches et analyses politiques et même géopolitiques.
Quant aux recommandations bibliographiques... si elles se réfèrent à des ouvrages antérieurs, la liste serait trop longue en termes de livres et d'auteurs, donc, pour faire court, je recommanderais, bien sûr, de lire l'œuvre d'Evola, en commençant par les livres plus politiques et en passant ensuite aux plus métaphysiques, car la lecture de ces derniers peut être assez compliquée lorsqu'il s'agit de digérer de nombreuses doctrines et concepts abordés.
Si nous nous concentrons sur les livres récents, j'en ai plusieurs sur mon agenda que, si le temps le permet, j'aimerais lire. Le dernier est de Swami Satyananda Saraswati, un bon ami à nous, Les bases du yoga. Je suis également curieux de mettre la main sur L'empire invisible, de Boris Nad, publié par « Hipérbola Janus », ainsi que sur deux livres de l'Argentin Sebastián Porrini Le sacrifice du héros et Quand les dieux habitaient la terre (ce dernier en collaboration avec Diego Ortega) ; d'ailleurs, nous recommandons - ainsi que les précédents, publiés par Matrioska - Les autres - celui-ci déjà lu - à tous ceux qui veulent connaître les principaux auteurs du pérénnalisme (on parle de 23 d'entre eux !).
Quant à moi, Editorial Eas prévoit de publier prochainement un nouveau livre, avec un prologue de notre ami Joan Montcau, qui traite de divers sujets - certains plus, si je puis dire, d'actualité, d'autres plus historiques et certains plus doctrinaux - toujours du point de vue fourni par la Tradition sapientielle.
Lien vers une interview récente qui nous a été accordée : https://miscorreoscongenteinquietante.blogspot.com/2022/01/mi-correo-con-eduard-alcantara.html