Attaché aux traditions qui firent la grandeur de Rome, Cicéron voulait enrayer la décadence qui menaçait sa patrie. Contre la corruption, contre le banditisme, contre les démagogues qui ruinaient la République, il s'imposa comme le Monsieur Propre de la politique romaine. Homme d'un lucide bon sens, il dut cependant à ses hésitations, sa modération et parfois son manque de caractère, d'échouer dans l'accomplissement d'une grande carrière politique.

 

Marcus Tullius Cicero est né dans une famille noble à Arpinum, petite cité du Latium, le 3 janvier 106 avant notre ère. A l'aube du 1er siècle, Rome est en crise. Crise intérieure qui voit s'affronter les nobles et le peuple, crise extérieure qui voit plusieurs provinces entrer en sécession. C’est l'heure des généraux, le temps des guerres civiles, Marius contre Sylla. L’enfance de Cicéron baigne dans un climat d'épuration et de proscription. Sa famille, attachée aux principes qui ont permis à Rome de connaître la grandeur et la puissance, est victime de règlements de comptes. Ecoeurés par ces procédés, de nombreux jeunes préfèrent partir philosopher au loin, et choisissent le chemin d'Athènes. Le jeune Cicéron, lui, a le courage de s’engager dans la voie du militantisme politique. Il suit les cours de professeurs stoïciens et néo-platoniciens. Le jeune chevalier qu’il est entend se montrer un homme complet, sachant allier la sagesse à l'action.

Pour un coup d'essai, Cicéron va livrer un coup de maître. Il s'attaque à la monarchie militaire de Sylla. En 79, ce dernier perd le pouvoir. Suit une période de troubles qui permet à Pompée, à la fois populaire et modéré, de s'imposer et de rétablir la constitution traditionnelle. Cicéron peut désormais faire son entrée en politique par la grande porte et accéder bientôt aux plus hautes charges : en 76, il devient questeur, édile en 70 et préteur en 67.

Cicéron s’impose très vite comme le chevalier blanc de la politique romaine. Avocat et orateur hors pair, il se taille un franc succès avec l’affaire Verrès. Verrès est alors gouverneur de Sicile, province occupée par les Romains et mise en coupe réglée par ce magistrat sans scrupule, qui se croit à l'abri des poursuites. Avec courage et ténacité, Cicéron le poursuit de ses "Verrines". Mais il ne se borne pas à être un polygraphe redoutable. Il s’engage en politique, soutient Pompée et l’aide à obtenir de larges pouvoirs pour combattre la menace que représente Mithridate à l’Est et nettoyer la mer des pirates qui l'infestent. Grâce à Pompée, Rome retrouve la paix. Ce succès permet à Cicéron de connaître l'apogée de sa carrière en accédant à la charge de consul en 63, contre un conspirateur nommé Catilina. Pompée guerroyant en Asie, Cicéron se trouve seul, appuyé par Caton, pour dénoncer le complot et sauver la République. Il le fait avec courage et détermination, ralliant à lui le sénat et faisant mettre à mort, - sans trop d'ailleurs s'embarrasser d’un juridisme excessif ! -, les complices des conjurés. Nul ne lui en sera reconnaissant.

La République romaine vit ses dernières heures

Car la République romaine vit ses dernières heures. En 60, César qui avait plaidé pour que les conjurés aient la vie sauve, conclut un pacte secret avec Pompée, revenu triomphant d’Asie, et Crassus, un riche banquier. Cicéron, qui incarne l’ordre républicain, se trouve mis sur la touche, puis peu à peu diabolisé, en particulier par Clodius, un intriguant proche de César. En 59, ce dernier est nommé consul. Cicéron doit s’exiler. Sa maison est rasé et sa fortune mise à mal. Ses amis obtiennent bien qu'il puisse revenir à Rome, mais les choses ont changé, et Cicéron doit craindre la vindicte des hommes de main de Clodius. Momentanément, il doit s’incliner devant la force et soutenir, sous la pression des événements, César devant le Sénat. Il est vrai que ce dernier a le vent en poupe. Sa Guerre des Gaules comme l’écrasement de Vercingétorix, constituent des succès qui assurent sa renommée.

Grand seigneur, il ménage Cicéron, qui, tenu en lisière de la vie publique, en profite pour méditer sur le sens de l'engagement politique et rédiger deux grands dialogues politiques, le De oratore sur l'éloquence, et le De republica sur les constitutions, qui vont conforter sa gloire littéraire auprès de ses contemporains.

On y sent indubitablement l'influence de Platon. Cicéron étudie les différentes formes de gouvernements, en comparant leurs mérites respectifs, dissèque les institutions romaines, analyse le rôle de la justice, de la famille et du système éducatif, prône un retour aux moeurs austères des temps anciens, et se penche sur le rôle que jouent les religions dans l'équilibre des sociétés. Mais au-delà de la simple recension des modèles constitutionnels, il plaide vigoureusement en faveur de l'engagement politique. Un homme de bien ne doit pas craindre de se salir les mains pour sauver sa patrie, à laquelle il convient de se donner corps et âme. Il s'oppose ainsi aux épicuriens qui vantent la douceur et la sagesse des vies inactives. Selon Cicéron, pour être juste, l’action politique doit s’appuyer sur une réflexion sérieuse et surtout sur l'application d'une saine morale, fondée sur le respect de la tradition, autrement dit sur l'observation de l'ordre naturel des choses : "il existe une loi vraie, c'est la droite raison conforme à la nature, répandue dans tous les êtres, toujours d'accord avec elle-même, non sujette à périr, qui nous appelle impérieusement à remplir notre fonction, nous interdit la fraude et nous en détourne. L’honnête homme n’est jamais sourd à ses commandements et à ses défenses". Pour Cicéron, la politique est avant tout affaire de morale et ne peut être exercée dignement que par des citoyens désintéressés. On ne trouve point trace d’un quelconque individualisme dans cette perspective. A l’instar de Maurras vingt siècles plus tard, Cicéron considère l’homme d’abord et avant tout comme un héritier : "Chez nous, l’État s'est constitué non par le génie d’un seul, mais par une sorte de génie commun à de nombreux citoyens... non pas au cours d'une vie d'homme, mais par un travail que des générations ont poursuivi pendant des siècles".

Magistrat droit et intègre

Le triumvirat qui dirige Rome se défait bientôt. En 53, Crassus est tué lors d'une campagne contre les Parthes. César et Pompée, devenus rivaux, se lancent dans une terrible guerre civile. Cicéron en profite pour régler ses comptes avec Clodius qu’il fait assassiner. On ne lui en sait guère gré, et il doit à nouveau quitter la capitale pour exercer les talents de proconsul en Cilicie, où il laissera comme à son habitude une réputation de magistrat droit et intègre. Les deux camps qui s’entre-déchirent tentent de s’attirer ses faveurs. Cicéron voudrait bien négocier la paix. Mais la tourmente n’a que faire des modérés. Rallié à Pompée dans un premier temps, il se soumet bientôt à César. Nombre de ses amis, dont Caton, choisissent la mort dans la dignité. César instaure une dictature militaire stricte. La République est bien loin. Et Cicéron de nouveau se retire de la scène publique, accablé par bien des douleurs personnelles, se consolant en rédigeant des traités de morale. Aux ides de mars 44, César est assassiné. Cicéron va s’opposer à son successeur Marc Antoine. Il pourrait encore choisir l’exil. Mais il est las. En prononçant courageusement à Rome ses Philippiques contre le consul, il sait qu’il joue sa vie. Il va la perdre. Intrigues, retournements d'alliances, coalitions sordides, la lutte pour le pouvoir est féroce. En novembre 43, Octave, Antoine et Lépide forment le second triumvirat, et établissent des listes de proscription. Le 7 décembre, Cicéron est assassiné à Formies. Sa tête, détachée du tronc, et ses mains coupées, sont envoyées à Rome et exhibées sur les rostres. Ses ennemis le poursuivront de leur haine outre-tombe. Sa mémoire sera déshonorée, son courrier privé rendu public, aucune bassesse ne sera épargnée à ses mânes.

L’histoire se chargera cependant de lui rendre justice. Sa doctrine politique sera ainsi reprise et commentée par les grands auteurs chrétiens, tels Lactance, Saint Jérôme, Saint Ambroise ou Saint Augustin, et même plus tard Saint Thomas d’Aquin. Mais c’est Montesquieu qui, sans doute, a le mieux résumé l’homme et ses ambiguïtés : "Cicéron est un des plus grands esprits qui aient jamais été : l'âme toujours belle, lorsqu'elle n'était pas faible"...

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