Afin de contrôler les déplacements, de nombreux pays mettent en place des applications ou exploitent les données mobiles. Une pratique polémique qui pourra depuis ce lundi être légalement implantée en France.
Il sert à passer le temps en plein confinement mais pourrait aussi se transformer en mouchard. Toujours dans nos poches, notre smartphone nous accompagne partout, surtout où il ne faudrait pas aller pour limiter les contagions.
Géolocalisation de l'appareil ou bornage téléphonique… les opérateurs Télécoms et les fabricants ont depuis plusieurs années les moyens techniques de suivre nos déplacements à la trace numérique. À la demande des autorités, ils pourraient exploiter ces données personnelles en France comment le font déjà d'autres pays.
Selon plusieurs juristes consultés, l'état d'urgence sanitaire, voté dimanche soir, va permettre l'instauration de telles mesures temporaires. Elles viseraient les malades tout comme les personnes confinées qui portent potentiellement le virus.
Comment ça fonctionne en théorie ?
Il existe deux techniques principales pour surveiller des individus à condition évidemment qu'ils prennent leurs téléphones en vadrouille.
Utilisé dans les enquêtes pour prouver la présence d'un suspect sur zone, le bornage téléphonique s'appuie sur la nécessité pour un terminal de se connecter à l'antenne relais physique la plus proche. Cette activation va trahir la position d'une personne dans un périmètre autour de cette « borne » que les opérateurs surveillent. Si un contrevenant se balade et active plusieurs bornes, il devient en théorie possible de retracer son parcours.
Leur précision, de 200 m à quelques kilomètres, dépend de la densité des antennes dans une zone. Elle sera donc plus précise en ville qu'à la campagne.
Nécessitant d'énormes calculs en temps réels sur des réseaux déjà saturés, la pratique du suivi par bornage semble irréalisable en continu pour des dizaines de millions d'abonnés.
L'autre technique, la géolocalisation par GPS, affiche plus de promesses d'efficacité. Souvent activée par défaut dans notre smartphone, la puce GPS est utilisée pour se déplacer grâce par exemple à des applications comme Google Maps ou Waze.
La précision actuelle de cette géolocalisation est de l'ordre de 5 m. Les tout derniers smartphones possèdent des puces précises dans un rayon de… 30 cm.
Il est possible de la désactiver dans les options du téléphone mais si une application dédiée au confinement était mise en place, elle supprimerait évidemment cette option.
Comment ont procédé les autres pays ?
En Asie, les autorités utilisent les smartphones à la fois pour localiser les personnes infectées mais aussi pour faire respecter quarantaine et confinement. Des mesures parfois extrêmes faisant fi du respect de la vie privée.
À Hongkong, un bracelet, similaire à ceux des services de l'application des peines, permet aux autorités de vérifier en temps réel si une personne respecte bien ses deux semaines de quarantaine à domicile.
À Taïwan, les porteurs potentiels du virus reçoivent un smartphone doté d'un GPS et sont surveillés par les autorités au travers de l'appli de messagerie Line. Le tracker est directement relié aux services de police. Les contrevenants risquent un million de dollars taïwanais (30 000 €) d'amende et la publication de leur nom.
La Corée du Sud a une application similaire, mais son utilisation n'est pas encore obligatoire.
Plus proche de nous, le gouvernement polonais a lancé une application permettant de localiser les personnes observant une quarantaine de retour d'un voyage à l'étranger. Elle utilise les techniques de géolocalisation et de reconnaissance de visage. Elle demande de faire un premier selfie de référence. Par la suite, elle redemandera, par surprise, à plusieurs moments de la journée, de faire d'autres selfies qui seront comparés à la photo initiale. La personne aura 20 minutes pour envoyer sa photo.
Un rappel sera envoyé et s'il n'y a pas de réponse au bout de ces 20 minutes supplémentaires, c'est la police qui frappera à la porte.
Quelle efficacité pour ces mesures ?
Les seuls résultats probants disponibles se révèlent difficiles à corréler avec une baisse des infections dans les pays cités auparavant. Ces outils quantifient surtout le nombre des réfractaires à rester chez eux, et ont donc une utilité statistique.
En Italie, les opérateurs téléphoniques ont ainsi mis à disposition de la Lombardie les données anonymisées concernant le passage d'un téléphone portable d'une borne téléphonique à une autre. Les baisses de déplacements observées depuis le début du confinement se situaient aux environs de 40 %. En mesurant l'absence du respect total des consignes, les autorités ont durci le ton et adopté une isolation totale.
Pour avoir un suivi plus précis des confinés, cela passerait par une géolocalisation directe et surtout individualisée comme les autorités asiatiques ont pu y avoir recours.
« Suivre à la trace les contacts entre les personnes a bien marché en Chine et en Corée du Sud, et un outil de traçage rendrait cette méthode utilisable partout, à grande échelle » ont néanmoins écrit des médecins, épidémiologistes et chercheurs dans une lettre ouverte aux géants du web.
Convaincus de son utilité, ils demandent à Google et à Apple d'intégrer à l'échelle mondiale dans les « systèmes d'exploitation des téléphones un outil de traçage, que les utilisateurs pourraient choisir d'activer, de façon anonyme, pour savoir s'ils se sont trouvés en présence de cas identifiés ».
Quel cadre légal en France ?
En temps normal, il y aurait la voie judiciaire et la voie administrative pour mettre en place un suivi des individus. Ce traçage serait conditionné par l'aval d'un juge et dans le cadre du périmètre d'une enquête ou sur un territoire donné avec un motif. Mais le vote de l'état d'urgence sanitaire va remettre en cause ce cadre législatif.
D'après le projet de loi en passe d'être promulgué, le Premier ministre peut prendre par décret les mesures générales limitant la liberté d'aller et venir. Le ministre chargé de la santé peut, lui par arrêté, fixer les autres mesures générales et des mesures individuelles.
C'est dans ce cadre que se niche l'opportunité légale de suivre les citoyens, via plusieurs méthodes dont la fameuse géolocalisation.
« C'est désormais possible dans l'absolu en France de surveiller les déplacements de tous les individus», prévient Me Patrice Navarro, avocat du cabinet Hogan Lovells. « Une telle mesure peut être prise car le propre d'une loi sur l'état d'urgence est une durée limitée et une raison, donc l'Etat peut adopter des mesures exceptionnelles », assure ce spécialiste de la protection des données personnelles.
« C'est non contestable par principe sauf sur le mode opératoire qui peut être choisi », selon le juriste.
« En temps normal, le droit des personnes sur leur géolocalisation repose sur un consentement absolument discrétionnaire mais désormais c'est le régime du refus de la traçabilité qui devient l'exception », abonde Me Etienne Drouard, avocat associé chez Hogan Lovells et spécialiste du droit de l'informatique et des réseaux de communication électronique.
Comment est-ce perçu ?
« L'état d'urgence ne peut pas remettre en question le droit européen qui interdit toute géolocalisation sans consentement et sans anonymisation des données », s'étrangle Arthur Messaud, juriste auprès de l'association la Quadrature du Net, qui milite pour la défense de la vie privée en ligne.
« En pratique, c'est possible de s'asseoir sur le récent Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) et la directive européenne de 2002 sur la localisation des téléphones et ordinateurs » reconnaît-il. « Mais c'est évidemment une décision politique et plus du tout lié au juridique » regrette le militant associatif.
Le Comité Européen de la Protection des Données avait ouvert la voie le 19 mars dernier à un assouplissement des règles de protection des données comme la géolocalisation au nom de la « sauvegarde de la sécurité publique ». Un terme volontairement flou.