Le numérique et les nouvelles technologies de communication et d’information sont désormais bien implantés dans tous les métiers, tous les domaines de la vie mais aussi dans la plupart des écoles. Quelle place doivent-elles prendre dans l’éducation ? Pourquoi et comment ? Essayons donc d’y voir un peu plus clair.
Le numérique est un marché
L’école est un nouveau secteur d’investissements. Les perspectives de bénéfices pour les entreprises sont prometteuses. Educapital, premier fonds européen spécialisé en EdTech (technologies de l’éducation), prévoit que le marché mondial du numérique éducatif, boosté par la pandémie et la volonté presque infinie des lobbys du numérique de pousser toujours plus loin l’informatisation, pourrait atteindre les 400 à 500 milliards de dollars à l’horizon 2025.
Lorsqu’on parle de marché mondialisé, on pense surtout aux grandes entreprises des Gafam, mais elles ne sont pas les seules à en recueillir des bénéfices. Ainsi, par exemple, EducIt, une asbl belge fondée en 2019, est très présente dans les écoles francophones belges via son projet « Rentrée numérique ». Cette « association sans but lucratif » vend aux écoles et/ou aux parents des ordinateurs « Chromebook » équipés de la suite payante « Chrome Education » (Google classroom, google drive, google meet, …). Elle propose également, tant à l’équipe éducative qu’aux élèves, une formation de base au maniement de ce matériel informatique. Grâce à des subsides assez substantiels de la part, entre autres, de la Fondation Roi Baudouin, EducIt (1) offre cette formation, qui lui permet d’être très attractive sur un marché concurrentiel.
Après les différents confinements et l’invasion du numérique dans l’enseignement, les entreprises privées sont à présent bien introduites dans les écoles. Mais qui ose encore s’élever contre cette marchandisation de l’École ? La modification de l’école de l’intérieur, la privatisation d’une grande part de l’éducation, la baisse du coût de l’enseignement (remplacer des enseignants par des ordinateurs ?) semblent guider ces décisions davantage que l’« excellence » ou le bien des enfants.
Malheureusement lorsqu’on parle de baisse des coûts de l’enseignement, on ne pense évidemment pas aux coûts cachés : sécurité, gestion du réseau, obsolescence, perte d’autonomie, soumission aux marchés étrangers, coûts environnementaux…
Éduquer au numérique
De nouveaux métiers et de nouvelles compétences ont vu le jour : techniciens, ingénieurs en informatique, experts en sécurité numériques, gestionnaires des réseaux, des connexions, de la présence sur les réseaux sociaux… Il est évident que l’école doit à présent former les jeunes à comprendre le numérique, les algorithmes, le codage, à en maitriser la grammaire et à pouvoir s’en emparer. Mais les élèves devraient aussi prendre conscience de l’impact environnemental, sanitaire et social qui découle de l’usage et de la consommation des technologies du numérique, à être des utilisateurs critiques plutôt que des purs consommateurs.
Malheureusement, les prescriptions de l’Europe, suivant les avis des grandes entreprises du numérique pèsent lourdement sur les politiques d’enseignement, contre l’avis des enseignants et le vécu dans les écoles les plus défavorisées
Éduquer par le numérique
Le numérique à l’école, c’est aussi enseigner à l’aide du numérique. Présentations powerpoints, tableaux interactifs, exercices individualisés et aussi apprentissage à distance (mooc, tutoriels, vidéos) ont envahit les écoles. Ces outils sont-ils bénéfiques ? En quoi changent-t-il la relation pédagogique aujourd’hui ? (2)
En qualité d’enseignante en graphisme pendant 35 ans, j’ai évidemment pu observer au cours de ma carrière le passage du manuel au numérique. Si dans mes cours l’usage du numérique est évidemment indispensable, il ne faudrait pas croire aveuglément un certain nombre d’idées reçues sur les bienfaits des ordinateurs.
Le rôle de l’enseignant est loin de se limiter à la seule transmission de savoirs et compétences. En réalité il fait participer l’élève à toutes les étapes de la connaissance : démarche, allers-retours entre théorie et pratique, questionnements, passage du concret à l’abstrait, vérification de la bonne compréhension de la matière enseignée. Sans oublier de stimuler, motiver et d’éveiller l’intérêt des élèves.
Il est souvent avancé justement que les moyens informatiques sont plus motivants pour les élèves. Mais c’est souvent davantage la nouveauté de l’outil qui intéresse. Qu’en est-il de la motivation pour la matière ? Les élèves aiment-ils davantage les mathématiques ou l’apprentissage des langues parce qu’ils apprennent grâce au numérique ? Rien n’est moins sûr.
Autre idée largement répandue c’est le fait que le numérique favorise l’autonomie des apprenants. Si on y regarde de plus près, l’autonomie serait plutôt un pré-requis au succès d’un apprentissage par le numérique. En effet, on constate avec les nombreux tutoriels et moocs, un taux d’abandon rarement atteint dans les écoles. La difficile gestion du temps, le manque d’avis sur ses progrès, l’absence de stimulation et d’encouragements entraine plus rapidement qu’en classe un désintérêt pour la matière. Il en résulte souvent des élèves perdus, qui laissent tomber. Enfin, les matières plus ardues sont délaissées par les jeunes s’ils ne sont pas invités par des enseignants à s’y plonger. Il est en effet possible de voir des jeunes se passionner pour l’histoire ou les sciences de la vie et de la terre mais on ne connait guère de jeunes qui ont pour loisir et pour passion l’étude des fonctions, la résolution d’intégrales ou les logarithmes.
On parle aussi de favoriser l’apprentissage par des jeux intelligents et éducatifs. L’intérêt est très limité : l’élève sera plutôt entrainé à un certain scénario (le jeu) que emmené vers la maitrise d’une matière. On oublie souvent que le numérique exige un gros effort d’attention et de mémorisation, expose à un risque de papillonner dans les liens, de zapper dans les savoirs sans approfondir.
Un autre mythe est le suivant : cette nouvelle génération, née avec le numérique serait différente, apprendrait autrement. Certes, une grande majorité de jeunes consomment du numérique mais ne sont pas si compétents dès qu’il s’agit d’ être acteur du numérique. En plus, cette généralisation un peu hâtive oublie bien des jeunes, pas si connectés que cela, et les nombreux enfants des classes populaires qui ne peuvent pas s’offrir une technologie couteuse.
Enfin, l’idée que le savoir est à présent disponible en un seul clic sur internet et qu’on peut donc alléger les savoirs dispensés dans les écoles a la vie dure. Elle avait déjà commencé avec les machines à calculer, disponibles facilement partout : il aurait donc été superflu d’apprendre ses tables de multiplications. Il est pourtant certain qu’un élève qui n’aura pas appris à calculer mentalement aura un handicap dans la poursuite de ses études par l’impossibilité de faire une estimation des nombres rencontrés et que le chemin vers l’abstraction risque bien d’être compliquée si les bases ne sont pas solides. Quant aux savoirs disponibles facilement, en quoi internet changerait-il la quantité de savoirs disponibles ? Dictionnaires et encyclopédies étaient déjà, avant le numérique, capables de fournir une quantité impressionnante de savoirs sans qu’on ait voulu en réduire la quantité livrée aux élèves. Ces savoirs au rabais augmentent le danger de voir se creuser le fossé des inégalités entre classes populaires et milieux aisés. En effet, un enseignement revu à la baisse laisse les plus démunis dans l’impossibilité de prendre «l’ascenseur social» que peut constituer l’école alors que les milieux aisés apporteront à leurs enfants les savoirs oubliés par l’école.
Conclusion
Le temps passé sur les écrans a des effets sur la santé des élèves par manque d’exercices, dépendance et difficultés de concentration, surtout chez les plus jeunes. Il est donc important de bien peser la part du numérique dans nos écoles.
Parmi plusieurs rapports traitant de l’impact des technologies sur les apprentissages, nous pouvons épingler celui de l’OCDE intitulé « Connectés pour apprendre ? » paru en 2015. L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques conclut, entre autres, que, d’une part, les élèves utilisant très souvent les ordinateurs à l’école obtiennent des résultats bien inférieurs à ceux qui les utilisent modérément et ce dans la plupart des domaines d’apprentissage et que, d’autre part, les nouvelles technologies ne sont pas d’un grand secours pour combler les écarts de compétences entre élèves favorisés et défavorisés.
En 2017, McKinsey, dans un rapport (3) supervisé par Étienne Denoël et intitulé « Facteurs de réussite des élèves : perspectives pour l’Europe », conclut que « certains outils éducatifs numériques, comme les ordinateurs portables, les tablettes ou les liseuses, semblent en réalité dégrader la performance des élèves ». On peut aussi y lire que les technologies informatiques à l’usage des enseignants sont celles qui améliorent le plus sensiblement les résultats des élèves.
En d’autres termes, il est beaucoup plus profitable d’équiper une classe d’un vidéo-projecteur et d’un ordinateur connecté à Internet que d’équiper tous les enfants d’ordinateurs portables ou de tablettes. Les outils numériques ne sont que des outils parmi d’autres surtout utilisés avec profit par les enseignants. Ce qui est important pour apprendre c’est la méthode, l’enthousiasme de l’enseignant, son expertise pédagogique…
S’il est essentiel de former les jeunes à comprendre et à maitriser le numérique, il s’agit surtout de leur offrir une formation ambitieuse et de qualité. Ils doivent pouvoir appréhender le monde dans lequel ils vivent afin de ne pas devenir des consommateurs, esclaves d’une technologie, mais des citoyens critiques et responsables.
MICHÈLE JANSS - 29 Août 2023
Notes :
(1) EducIt a reçu de la Fondation Roi Baudouin 1 034 184 euros en 2021
(2) Benoît Galand, « Le numérique va-t-il révolutionner l’éducation ? », cahier n°120 du Girsef, mars 2020 – https://www.youtube.com/watch?v=BRRzXCSEjwY
(3) McKinsey & Company, « Facteurs de réussite des élèves : perspectives pour l’Europe », 2017
source :https://www.investigaction.net/fr/le-numerique-a-lecole-un-reel-bienfait/