LE COLOSSE AUX PIEDS D'ARGILE
L’image est banale mais en l'occurrence elle s'applique parfaitement aux Etats-Unis d'Amérique. C'est ce qu'a démontré amplement la catastrophe qui a frappé La Nouvelle-Orléans.
Chacun s'accorde à reconnaître que, depuis la fin de l'URSS, les Etats-Unis d'Amérique détiennent le monopole du rôle de superpuissance. Bush ne s'en est jamais privé : à chaque occasion il a répété, avec sa morgue habituelle, que la direction du monde était tout naturellement un droit, absolu, qu'exerçait Washington puisque personne ne pouvait lui contester ce privilège. Avec ce cynisme tranquille qui est typiquement américain, l'hôte de la Maison Blanche mettait en pratique un principe – la force fonde le droit – qui, revendiqué par d'autres, aurait fait hurler les professeurs de morale et de vertu qui dirigent les consciences occidentales. Lesquels, y compris bien sûr à gauche, trouvaient de bonnes, d'excellentes raisons pour justifier l'impérialisme américain.
Aujourd'hui, le roi est nu. "Le naufrage de l'Amérique. Impuissante face au désastre, elle a abandonné les plus pauvres" (Paris-Match, 8 septembre 2005). "L'Amérique mise à nu : le cyclone révèle les déchirures de la société du chacun pour soi" (Le Nouvel Observateur, 8 septembre). "Chaos en Louisiane après les ravages de Katrina : La Nouvelle-Orléans en état de siège, des secours désorganisés, un cruel rappel des inégalités américaines" (Le Monde, 3 septembre). "George W Bush : la chute du pompier pyromane, pleins feux sur un fiasco planétaire" (Marianne, 10 septembre). Arrêtons la litanie, car toute la presse est à l'unisson.
Le cyclone Katrina n'est ni le premier ni le dernier à frapper les États-Unis. Mais, par son ampleur, il a un rôle de révélateur, au sens chimique du terme : la superpuissance qui prétend être le gendarme de la planète est incapable de faire respecter l'ordre chez elle quand la nature, si méprisée à Washington (voir les accords de Kyoto) se fâche. La plus puissante armée du monde, trop occupée en Irak, était aux abonnés absents en Louisiane. Les autorités locales, "assez lentes à réagir" (Le Monde, 2 septembre), étaient totalement dépassées : "La situation est intenable" déclarait le gouverneur de Louisiane, tandis que le maire, évoquant les milliers de morts flottant sur les eaux polluées par des débris et ordures de toutes sortes, reconnaissait : "Nous poussons les cadavres de côté, c'est tout".
Absence d'eau potable, risques de choléra, incendies, pillages, viols... "C'est devenu le chaos, là-bas" avouait le directeur de la police de Louisiane, "dont les forces ont été débordées". C'est un euphémisme... Car "les quartiers sont à la merci de bandes armées (...) Une situation illustrée par les pillages massifs des centres commerciaux et du quartier historique français (French Quarter) (...) Des armureries ont été forcées et dévalisées. Dans le désordre ambiant, de nombreux coups de feu ont été tirés dont certains visaient des hélicoptères venant secourir des personnes. Des résidents armés sont sortis dans les rues afin de restaurer l'ordre eux-mêmes" (Le Monde, 2 septembre).
Le photographe américain Robert Stolarik, pourtant habitué aux reportages de guerre, décrit les milliers de chiens abandonnés se nourrissant de cadavres : "Beaucoup de personnes n'ont été sauvées des inondations que pour mourir de maladie, de déshydratation ou de faim alors qu'ils attendaient sur l'autoroute 10 que des bus viennent les emmener dans un endroit où ils seraient en sécurité". Il conclut : "Je fus témoin de l'effondrement complet de notre société" (Le Monde, 10 septembre).
Les images ont un pouvoir redoutable car elles révèlent des réalités très crues, souvent occultées par les commentateurs. Ainsi, sur les écrans de télévision du monde entier, on a pu voir que les pillards de La Nouvelle-Orléans étaient des Noirs (ceux-ci constituent les deux tiers de la population de la ville). Un journal qui porte bien son nom, The Independant, a rompu la loi du silence (4 septembre) : "La puissance du conflit racial a été soigneusement ignorée dans la couverture des événements par les médias américains alors qu'elle est impossible à ignorer (...) Le chaos, l'inhumanité, la brutalité s'aggravaient de jour en jour (...) pillages, viols, meurtres d'honnêtes citoyens (...) Tous les gens de La Nouvelle Orléans ne se sont pas conduits comme des sauvages mais malheureusement un nombre significatif d'Afro-Américains l'ont été". On a vu, aussi, des gens obèses, souvent défigurés par une dentition épouvantable. C'est ça, la société américaine : un monde divisé en communautés qui se côtoient mais qui sont séparées par des barrières étanches. Un monde, aussi, de pauvres. Les États-Unis veulent régenter, à l'échelle planétaire, le Tiers monde – en fonction de leurs intérêts – mais ne peuvent – ou ne veulent – pas faire disparaître le Quart monde représenté chez eux par les 37 millions de pauvres répertoriés très officiellement par le Bureau national des statistiques (Census) dans le pays ayant l'économie la plus puissante du monde.
Enfin, la société américaine c'est l'hypocrisie institutionnalisée : Bush, après avoir rapidement survolé le désastre – il ne voulait pas écourter ses vacances – s'est décidé, sur le tard, au vu des sondages, à venir larmoyer devant les caméras de télévision.
Les Européens ont souvent été traités avec mépris par les États-Unis. Ils ont de quoi, aujourd'hui, leur renvoyer la balle.
P. VIAL