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La représentation du païen une forme de discrimination médiévale ?
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Exclusion, altérité, stéréotype : voilà des termes qui, dans le contexte de la mondialisation contemporaine, sont présents dans l’actualité. Ces concepts existent depuis des centaines, voire des milliers d’années, et la figure de l’Autre a toujours suscité curiosité, intérêt ou inquiétude. Dans le cadre médiéval, celle-ci se distinguait particulièrement par sa religion. Les auteurs médiévaux en ont donc fait une cible privilégiée, transmettant une image sombre du paganisme, alors que les païens, qui peuplaient l’ensemble de l’Europe avant sa christianisation, ne possédaient pas l’écriture. Une étude des écrits chrétiens offre un aperçu d’une possible discrimination, encore présente aujourd’hui dans la représentation des païens, en constatant comment ils étaient décrits de manière stéréotypée, à une époque où on les considérait comme des ennemis.
Le païen* est vu, par les auteurs modernes, comme un être vénérant les forces de la nature, vivant dans une société souvent tribale, polythéiste : il est l’adversaire du chrétien et la cible des missionnaires. Il fait figure de personnage incontournable de l’époque médiévale, alors que la chrétienté triomphante repousse ses frontières, convertissant les populations limitrophes. Parfois nommé idolâtre*, le païen est amplement stéréotypé, tant dans les sources historiques que dans les représentations actuelles du Moyen âge. Le spécialiste des civilisations scandinaves Régis Boyer, lorsqu’il souligne le cliché actuel entourant le Viking* païen, le décrit comme une brute blonde aux yeux bleus, coiffée d’un casque à cornes (qu’aucun Viking n’a jamais porté), debout à la proue de son drakkar (alors que le terme n’a été inventé qu’au XIXe siècle par un journaliste français) ; une brute violant moinillons et vierges, buvant le sang de ses victimes dans leur crâne, et affrontant la mort en riant à gorge déployée1. Cette représentation moderne, inspirée des sources du passé, est certes exagérée. Elle peut cependant pousser à se demander quelles étaient les caractéristiques reprochées aux païens par les chrétiens. Comment cette construction d’un modèle de l’altérité païenne, qui perdure encore de nos jours, six siècles après la fin du Moyen âge, s’articule-t-elle ?
Un premier regard sur le païen médiéval
Le portrait du païen est souvent négatif et stéréotypé. Selon les chrétiens, il était violent, barbare, sauvage, fourbe et ne connaissait rien à leur religion. Opposant traditionnel de l’église, il était une menace pour les fidèles, leur âme et les institutions religieuses. Par conséquent, il ne pouvait que provenir d’une société inférieure et donc devenir victime d’une certaine forme de discrimination. Alors que les païens ne possédaient pas l’écriture, seule cette image négative a traversé les siècles. Emplie de clichés, elle n’est cependant pas nécessairement un reflet de la réalité. À vrai dire, tout comme pour le processus d’exclusion actuel, l’image renvoyée par les sources historiques est basée sur des traits exagérés, souvent négatifs, créant ainsi un idéal type de l’antagoniste. Le païen, au Moyen âge, est justement ce rival qui doit être détesté du clergé et de l’ensemble des croyants. Il en va de la survie et de l’extension de la chrétienté que de pouvoir mobiliser la société contre lui et éventuellement l’éradiquer.
Un être inférieur
Le païen était, dans les sources médiévales, à ce point comparé à des êtres jugés inférieurs par les chrétiens qu’il a même été associé au chien. En effet, on disait qu’il n’était pas humain, puisque non baptisé. Cette comparaison proviendrait de saint Augustin et du psaume 59 de l’Ancien Testament, où il est mentionné que le païen, à l’image du chien, ne peut qu’aboyer ses arguments contre la vérité chrétienne2. De plus, le chien était perçu, tout comme le païen, particulièrement cruel à l’égard des fidèles. Cette image se modifie cependant avec le temps ; le chien, mordant d’abord dans le christianisme, aboiera finalement pour le défendre. Ainsi, le chien représente la conversion religieuse3. Le païen a aussi été rapproché de la chèvre. C’était le cas chez les Carolingiens*, qui comparaient fréquemment le païen danois à une chèvre mâle non rasée, régnant sur d’autres chèvres et parlant un langage inhumain4. Enfin, le païen a été comparé à un enfant : il ne fallait pas le brusquer, la foi devait lui être expliquée lentement, sans quoi il ne pouvait pas la comprendre5. D’autre part, l’environnement païen était également jugé inférieur par les chrétiens. La vision médiévale opposait nature et culture, ce qui est inhospitalier et ce qui est organisé par l’homme. Une terre où ne se trouvent pas de villes ou de châteaux dignes de ce nom était considérée comme laissée à l’abandon. Elle était par conséquent déclarée habitée par un être ne pouvant évoluer ou participer à une activité sociale, et donc inférieur. Ici, ce n’est pas l’espace qui est jugé, ce dernier demeurant neutre, mais l’individu ou la société agissant sur cet espace6.
Une menace environnante
Le païen n’a cependant pas toujours représenté une menace. Il entre ainsi dans l’histoire médiévale lorsque son ombre plane sur un royaume chrétien. De fait, les peuples païens ne deviennent un danger que lorsqu’ils partagent une frontière commune avec les terres affiliées à l’église. Ce péril, pour les Carolingiens, vient d’abord des Saxons, puis des peuples slaves et danois lorsque la Saxe est entièrement intégrée à la chrétienté en 8047. Aussi, ce phénomène est exemplifié par la relation que le royaume carolingien a entretenue avec les Danois. Charlemagne, à la suite de la conquête finale de la Saxe, ne porte que peu d’attention à ses voisins septentrionaux. Ce n’est que lorsque ces derniers entreprennent leurs raids que les Francs* commencent à s’inquiéter et à surveiller leurs alliances avec de nouveaux fidèles ainsi qu’avec d’autres idolâtres. En réalité, la première mention des infidèles dans les documents d’époque résulterait de l’attaque du roi Gottfried du Danemark, en 804, contre la région de Schleswig (en Allemagne actuelle), alors alliée des Francs8. Cependant, selon l’historien Timothy Reuter, cette première mention remonterait plutôt à la fin du VIIIe siècle, alors que les Danois se seraient alliés aux Saxons païens, en guerre contre Charlemagne9. Il demeure que le portrait sombre des peuplades païennes, perpétué depuis, ne se développe que lors de la confrontation avec les fidèles du Christ. Dans les quelques occasions où ces groupes sont cités dans les sources avant ces affrontements, c’est de manière neutre. La récurrence d’un discours rhétorique ne fait depuis que renforcer les lieux communs contre le païen, autorisant ainsi la transmission de son image stéréotypée jusqu’à aujourd’hui.
De plus, il convient de souligner que la menace païenne pèse aussi sur les bâtiments religieux. En effet, les idolâtres n’éprouvent aucune gêne à s’attaquer aux églises ou aux monastères, qui ne représentent pour eux que des lieux de richesse, sans intérêt spirituel10. Pour les ecclésiastiques, auteurs de la plupart des documents conservés jusqu’à aujourd’hui, ces attaques, par leur monstruosité, justifient un sentiment d’insécurité constante. Ainsi, les Saxons, qui sont païens avant 804, représentent un premier danger, brûlant les églises et les monastères dans le nord de la Hesse alors que Charlemagne menait des guerres en Italie en 773 et 774. Cette action est interprétée comme une bravade des Saxons envers le monarque chrétien, un rappel de l’insoumission des païens à son pouvoir11. Par la suite, ce sont les Wendes, peuple slave vivant au sud-est du Danemark, qui vont incendier les églises germaniques de Brandebourg et d’Havelberg ainsi que les couvents de Kalbe et d’Hillersleben, se rendant jusqu’à Hambourg lors de leur révolte en 98312. À Mecklembourg en 1066, l’évêque est capturé, torturé, puis décapité13.
Cette menace contre l’intégrité physique peut prendre une dimension spirituelle et affecter certains membres de la chrétienté qui ne sont pas voisins de régions païennes. Les hommes lettres du Moyen Âge considéraient que les rites idolâtres pouvaient sérieusement compromettre le salut des fidèles. Ils associaient les dieux des infidèles à des démons chaotiques, qui pouvaient entraver le chemin des âmes en route vers Dieu, et attirer celles-ci dans le péché et éventuellement en enfer. Ainsi, ils ne niaient pas leur puissance, ajoutant que les rites envers ces êtres démoniaques renforçaient leur pouvoir et leur emprise sur le monde des vivants. Les entités démoniaques se seraient nourries des incantations et des sacrifices réalisés par les païens en leur hommage14. Le péril païen est repris avec constance dans l’historiographie portant sur les guerres saintes. Au sujet des croisades qui ont eu lieu du XIIe au XIVe siècle dans les pays baltes actuels, les théoriciens de la guerre juste ont d’abord dit que les attaques réalisées contre les païens en raison de leur foi ne pouvaient être justifiées. Cependant, dès que ceux-ci représentaient un danger physique ou spirituel pour les néophytes*, la guerre devenait légitime15. Plusieurs sources font mention de ce changement de position. Par exemple, une bulle* de 1171 ou 1172, intitulée Non parum animus, décrit les Estoniens, toujours païens, comme des sauvages qui s’attaquent aux chrétiens et représentent une menace pour eux16. Puis, dans les missives papales Sicut ecclesiastice religionis (5 octobre 1199), Etsi verba evangelizantium (12 octobre 1204) et Alto Divine (décembre 1215), les attaques des païens et le danger qu’ils représentent sont soulevés afin de justifier la guerre contre ces derniers17.
Un envahisseur démoniaque, un apostat
En plus d’une menace, le païen a longtemps représenté l’ennemi traditionnel de l’église latine chrétienne, qui l’a combattu pour survivre durant ses premiers siècles d’existence, cherchant ensuite à l’assimiler lorsque le christianisme est devenu une religion officielle. L’historien Jean Flori souligne justement l’importance de cette figure de l’antagoniste ancestral. Pour lui, les sources médiévales, se basant sur les premiers écrits chrétiens, mentionnent que lorsque l’adversaire est païen, la guerre sainte s’accroît d’une nouvelle dimension, provenant de la diabolisation du rival18. Cette vision gagne en importance, particulièrement dans le contexte des croisades. L’expansion de ce phénomène au-delà de la Terre sainte aux XIIe et XIIIe siècles, vers l’Europe baltique entre autres, génère une association entre le païen et le musulman. Tous deux sont placés sur un pied d’égalité comme opposants à la foi chrétienne et suppôts de Satan19, dans un portrait sombre de l’idolâtre. S’accentue alors dans la description du païen son caractère fourbe, infidèle, traître et opposé au Christ, qui renforce une image stéréotypée et négative de l’idolâtre. Ce n’est pas seulement dans le contexte des croisades que sont associés païens et démons. Comme nous l’avons mentionné, le Viking est aussi une figure diabolisée. Il est décrit comme sauvage, anthropophage, sectateur de l’Antéchrist, tuant les hommes, violant les femmes et réduisant les enfants à l’esclavage. Ce portrait, dépeint avant les croisades, ne servait encore une fois qu’à rendre plus effrayant un opposant contre lequel les autorités voulaient mobiliser une population entière. Ces propos participaient à une réelle propagande, basée sur la répétition de lieux communs. Le pillard viking est même considéré comme étant d’une cruauté incroyable et d’une impiété grandiose alors qu’il s’attaque aux églises et aux monastères, ne laissant derrière lui que mort et désolation20.
Le païen peut être associé à une atrocité encore pire, à savoir l’apostasie, ce retour au paganisme d’un être précédemment baptisé. L’apostat est accusé de s’être joué de Dieu pour se joindre de nouveau aux démons qu’il vénérait auparavant, ce qui renforce l’image négative transmise par les sources. Aux yeux des chrétiens, il est inadmissible de renier Dieu pour retourner au culte des idoles, jugées démoniaques. L’apostat est si détestable que sa présence dans un territoire peut à elle seule justifier la tenue d’une guerre ou d’une croisade21. Il devient nécessaire de se venger de lui et, dans la foulée, du païen envahisseur. Si la christianisation de la population entraînait de facto, du moins théoriquement, celle de son territoire, alors les apostats résidant sur des terres chrétiennes les volaient aux bons croyants. Leur faire la guerre paraissait donc normal, puisqu’ils représentaient une nouvelle source d’écueils contre laquelle la propagande ne pouvait que se renforcer22.
L’étude des textes médiévaux ouvre des horizons de recherche historique concernant l’altérité, permettant ainsi l’exploitation de nouveaux champs de recherches. Les différents points soulevés précédemment tendent à brosser un portrait uniquement négatif et stéréotypé du païen. Cependant, une étude approfondie de certains documents d’époque révèle d’autres angles d’analyse possibles, alors que l’idolâtre en vient à être utile dans l’histoire chrétienne ; il est un instrument de Dieu pour punir les pêcheurs, une source de prestige pour les souverains chrétiens qui le combattent, et celui qui permet d’atteindre le salut lors des croisades.
Louis Provost Brien
Lexique :
Païen : adepte d’une religion polythéiste ou fétichiste non acceptée comme une religion officielle.
Idolâtre : celui qui voue un culte aux idoles (des représentations de divinités).
Viking : représentant des peuples danois, norvégien et suédois païens entre les VIIIe et XIe siècles.
Carolingien : de la dynastie régnant sur la France médiévale de 751 à 987.
Francs : peuple germanique habitant une partie du territoire de la France actuelle.
Néophyte : nouveau pratiquant de la religion chrétienne.
Bulle : acte pontifical scellé.
Notes :
1 Boyer, R. (2008). Les Vikings : histoire, mythes, dictionnaire. Paris, France : Robert Laffont.
2 Büher-Thierry, G. (2002). Des païens comme des chiens dans le monde germanique et slave du haut Moyen Âge. Dans M. Lionel et M. Sot (dir.), Impies et païens entre Antiquité et Moyen Âge (p. 175-187). Paris, France : Picard.
3 Ibid.
4 Winroth, A. (2012). The Conversion of Scandinavia: Vikings, Merchants and Missionaries in the Remaking of Northern Europe. New Haven, Conn. : Yale University Press.
5 Veyrard-Cosme, C. (2012). Le paganisme dans l’oeuvre d’Alcuin. Dans M. Lionel et M. Sot (dir.), op. cit. (p. 127-153).
6 Torben-Kjersgaard, N. (2011). Henry of Livonia on woods and wilderness. Dans M. Tamm, L. Kaljundi et C. S. Jensen (dir.), Crusading and Chronicle Writing on the Medieval Baltic Frontier (p. 157-178). Aldershot, Royaume-Uni : Ashgate.
7 Vlasto, A. P. (1970). The Entry of the Slavs into Christendom. Cambridge, Royaume-Uni : Cambridge University Press.
8 Mckitterick, R. (2008). Charlemagne: The Formation of a European Identity. Cambridge, Royaume-Uni : Cambridge University Press.
9 Reuter, T. (2005). Charlemagne and the world beyond the Rhine. Dans J. Story (dir.), Charlemagne: Empire and Society (p. 183-194). New York, N. Y. : Manchester University Press.
10 Flori, J. (2001). La guerre sainte : la formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien. Paris, France : Aubier.
11 Becher, M. (2003). Charlemagne. New Haven, Conn. : Yale University Press.
12 Fletcher, R. (1997). The Barbarian Conversion. New York, N. Y. : Henry Holt.
13 Ibid.
14 Brown, P. (1997). L’essor du christianisme occidental. Paris, France : Éditions du Seuil.
15 Tyerman, C. (2006). God’s War. Cambridge, Royaume-Uni : Belknap Press.
16 Schmidt, I. F. (2007). The Popes and the Baltic Crusades, 1147-1152. Boston, Mass. : Brill.
17 Ibid.
18 Flori, op. cit.
19 Tyerman, op. cit.
20 Anders, A. (2005). Behind heathendom: Archaeological studies of old norse religion. Scottisch Archaeological Journal, 27(2), 105-138.
21 Tyerman, op. cit.
22 Ibid.
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