II est de grands talents sur lesquels un silence gêné s'est fait depuis 1945 : ces hommes avaient choisi le mauvais camp et leur génie d'artiste ou d'écrivain ne peut suffire à leur faire pardonner leur faute. Parmi les victimes de cet ostracisme il en est une qui semble frappée d'une injustice particulière, c'est Gabriele d'Annunzio, mort en 1938, deux ans avant que son pays ne s'engageât dans la seconde guerre mondiale, mais seize ans après que le fascisme a triomphé en Italie. Dans toutes les villes de la péninsule, les rues et les places portant son nom ont été débaptisées et c'est tout juste s'il reste, à Venise, la cité anadyomène qu'il sut si lyriquement chanter, un bout de quai se réclamant de l'illustre poète. Pourtant, au-dessus du lac de Garde, au milieu des cyprès et des plantes grasses subsiste le Vittoriale.
Traduire ce mot en français serait friser le barbarisme : le Victorial ; de plus cela n'évoquerait qu'imparfaitement le mémorial de la victoire de 1918 que d'Annunzio voulut entreprendre dans sa propriété de Gardone, sa dernière résidence, sur les flancs du lac alpin et où il ne parvint à dresser que le mémorial à la plus grande gloire du Commendatore Gabriele D'Annunzio, prince du Monte Nevoso. Au Vittoriale s'accumulent tous les souvenirs de sa vie que l'écrivain rassembla dans sa vieillesse, et ces reliques sont à la mesure de l'existence tumultueuse, baroque et audacieuse que mena le grand poète.
Dès que l'on pénètre dans la villa ocre à la façade ornée de blasons de pierre, comme les maisons florentines, tout est là pour nous signaler que le défunt propriétaire des lieux fut d'abord le plus important écrivain de l'Italie moderne. Dans le bureau, comme dans les autres pièces, les meubles disparaissent sous les manuscrits, les dédicaces, les éditions originales, car celui qui publia son premier recueil de vers à seize ans devait par la suite se révéler d'une étonnante prolixité, la qualité de ses œuvres en pâtissant souvent. D'Annunzio apparaît à un moment où la littérature italienne est à son point le plus bas. L'Italie récemment unifiée semble s'engourdir dans la médiocrité et, vis à vis de l'étranger, un Verdi assume seul la pérennité du génie de la péninsule. D'emblée le jeune poète connaît le succès, chacun s'entend à louer la qualité de ses vers même si leurs sujets, trouvés trop érotiques, déchaînent des scandales qui ne servent qu'à propager la renommée de celui qui est déjà si habile à faire parler de lui. Quand commencent à paraître ses romans, en 1888, il a vingt-cinq ans.
D'Annunzio est l'écrivain le plus célèbre de sa langue, et quelques années plus tard les traductions en français de George Hérelle rendront familier à toute l'Europe un nom qui pendant quarante ans encore remplira les journaux, du carnet mondain au reportage de guerre ; de la critique artistique à la page de politique internationale. La réussite littéraire de d'Annunzio, outre son style éblouissant, s'explique par le reflet plein d'authenticité que donne son œuvre du vieux monde d'avant 14. Ses personnages lui ressemblent, ce sont des esthètes délicats et violents évoluant dans un univers raffiné et décadent et s'abandonnant aux délices d'un âge de perversions faciles dont ils savent la fin proche. Ses poèmes chantent l'amour sensuel, la beauté des femmes, la volupté et la mort défiée.
La mort, elle a frappé l'enchanteur dans cette demeure où restent, pitoyables, les témoignages de l'érotomanie du séducteur vieillissant. À D'Annunzio on attribue autant de conquêtes qu'à Don Juan : il eut des femmes autant qu'il en désira, des dames du monde les plus connues aux soubrettes les plus obscures. Cet anti-séducteur, petit, gros, chauve, séduisait par ses fastueuses manières et son verbe passionné, bientôt il réussit le tour de force de séduire par la seule réputation de sa séduction. Et quand on voit les piles de lettres d'amour conservées au Vittoriale, il faut croire que les femmes prises par son charme avaient la plume déliée.
Ce n'est pas l'un des moindres paradoxes de D'Annunzio que laid, il ait su être Don Juan, mais il en est quantité d'autres qui méritent d'être signalés. Par exemple qu'entiché de noblesse mais issu d'une famille de petite bourgeoisie à la particule très douteuse il ait vu sa grandeur consacrée par un authentique titre de prince reçu de Victor-Emmanuel. Il n'est pas moins étonnant que ce poète épris de beauté et d'idéal ait pu donner dans les arcanes de la politique jusqu'à briguer la députation, l'obtenir, et l'abandonner en vitupérant les mœurs démocratiques du haut de son aristocratique mépris. Grand seigneur, menant une vie fastueuse, prodigue en présents royaux (« je ne possède que ce que je donne ») disait-il, l'écrivain n'avait pas honte d'implorer de ses éditeurs des avances sur des manuscrits à venir, et qui ne venaient parfois jamais, l'amant vivait des rentes de ses riches maîtresses, le patriote fuyait le fisc italien jusqu'à s'installer en France à demeure. Et cet homme habitué à mener une vie de plaisir dans un luxe émollient révéla un extraordinaire courage physique et une intelligence politique remarquable à l'occasion de la Grande Guerre.
Car ce fut cette abominable lutte fratricide entre Européens qui donna au poète l'occasion de parachever son personnage et de lui conférer une réalité héroïque conforme à la légende que ses écrits avaient tissée. C'est cet engagement guerrier de l'écrivain soldat qui est exalté par dessus tout au Vittoriale ; les reliques de la guerre, et de l'ardente aventure de Fiume qui s'ensuivit, y sont si bien valorisées que par elles le domaine d'annunzien affirme sa destinée propre : clamer le courage et l'esprit de conquête que D'annunzio sut allumer chez ses compatriotes et assumer à lui seul. A lui seul il décida plus que n'importe qui de l'entrée en guerre de l'Italie au côté des alliés ; son discours du 17 mai 1915, au Capitole, à Rome, par la ferveur populaire qu'il souleva força la décision d'un gouvernement hésitant. Sitôt les hostilités entreprises, malgré son âge qui l'en dispense, il prend l'uniforme et se trouve rapidement préposé au maintien de l'enthousiasme sur le front. Mais le poète-soldat n'entend pas se cantonner dans un rôle de propagandiste et il participe activement aux opérations, dans l'aviation, cette arme nouvelle qui allie le mythe d'Icare et la technique du siècle naissant, l'aviation qu'il avait déjà chanté dans un de ses romans les plus puissants : « Forse Che Si, forse che no ». Et à Gardone, à la voûte de la salle de conférence où se réunissent les fervents d'annunziens, est suspendu le minuscule biplan dans lequel D'Annunzio survola Vienne lâchant sur la ville impériale dans un geste de poète, des tracts où était écrit : « Nous pourrions vous jeter des bombes, nous ne lançons qu'un salut à trois couleurs, les couleurs de la liberté ».
A l'occasion il se fait marin et dans un hangar, en haut du « Vittoriale » est conservée une vedette lance-torpilles, canot plus que navire, sur laquelle il se hasarda en pleine nuit à torpiller les cuirassés autrichiens à l'ancre en rade de Fiume. Par le plus provocant des hasards cette vedette portait un nom aux consonances et à l'esprit étrangement d'annunziens : « Memento Audere Semper ». Souviens-toi de toujours oser, quelle formule caractériserait mieux l'attitude du premier soldat d'Italie pendant toute cette guerre où il ne cesse de risquer sa vie avec la plus magnifique superbe. Témoignent de cette période d'exaltation intense les canons et mitrailleuses autrichiennes, trophées guerriers qui jalonnent les allées du domaine du lac de Garde.
En même temps que la paix arrive une humiliation intolérable pour le guerrier. Il s'était battu pour que la souveraineté de son pays s'étendit sur le Trentin et la Dalmatie, or voici que le traité de Versailles place la plus italienne des villes dalmates, Fiume, sous le contrôle de la S. D. N. en attendant de la céder à la Yougoslavie. Nul patriote ne saurait tolérer cette renonciation. Par la magie de ses paroles d'Annunzio enflamme l'ardeur des anciens combattants et à la tête de ces volontaires, les « arditi », marche sur Fiume dont une garnison de l'armée régulière italienne est censée protéger la neutralité. C'est ici que l'épopée d'annunzienne atteint sa plus haute dimension héroïque et tragique. Au général qui menace de faire tirer sur ses troupes d'Annunzio offre pour cible sa poitrine bardée de décorations et à la faveur de la stupéfaction de ses adversaires, il entre dans Fiume le 11 septembre 1919 sans coup férir.
Là encore la réalité rejoint la légende. Immédiatement le poète se proclame régent de Fiume et organise l'administration de la ville conformément à ce qu'il avait imaginé dans une de ses œuvre de théâtre, « La Cité morte », en 1897 : jusqu'à son bureau au palais du gouverneur qui illustre tous les poncifs de la mise en scène théâtrale. Le cri de ralliement des « arditi » est à lui seul un défit : « Me ne frego », je m'en f… de la légalité, des traités, des politiciens, du réalisme, de tout ce qui n'est pas gratuitement beau et démesurément fou ! Ces irrédentistes vont occuper Fiume pendant quatorze mois, jusqu'à ce que l'armée italienne, sommée de faire respecter le récent traité de Rapallo, intervienne violemment pour chasser ces révoltés dont le peuple italien sevré de grandeur a idéalisé le combat ; c'est Mussolini qui profitera de l'enthousiasme populaire né de l'équipée de Fiume. Pendant ces quatorze mois d'Annunzio a porté à bout de bras le moral de ses hommes, multipliant les discours grandiloquents et les exhortations déchirées, sans pourtant être capable de maintenir jusqu'à la fin la foi passionnée en une victoire à laquelle l'apathie des dirigeants italiens l'empêche de croire de plus en plus. C'est piteusement, sous un crachin hivernal, avec les derniers fidèles que le « Commendatore » quitta la cité morte.
Mais c'est glorieusement que cette épopée survit au temps dans la splendeur du Vittoriale. Dans la cour de la maison est exposé le cabriolet Fiat dans lequel le « Comendatore » entra triomphalement dans Fiume, dans les pièces sont montrés maints documents et photos relatant cet exploit ; mais dans le parc, parmi les cyprès et les oliviers, à une centaine de mètres au-dessus du lac, sur une déclivité assez marquée, s'élève le plus inattendu et le plus extraordinaire des monuments : une canonnière, un vrai navire de guerre, est là, ancrée dans les calcaires, la passerelle au milieu des plantes exotiques et la proue haut dressée vers le lac. L'étrave fend la verdure des arbres comme elle fendait les flots de l'Adriatique quand le Puglia, monté par son équipage mutiné, vint ravitailler les combattants de Fiume en dépit de tous les interdits proférés. Quand le navire fut désarmé, d'Annunzio obtint du gouvernement fasciste qu'il fut remonté dans sa propriété en souvenir de l'héroïque équipée. C'est du pont du Puglia que l'on découvre soudain le tombeau du poète que le feuillage avait caché jusqu'alors.
Dans la partie la plus haute du domaine, une énorme construction de marbre blanc, qui n'est pas sans évoquer l'allure du mausolée d'Hadrien, a reçu les restes de l'écrivain. Il y repose sur une terrasse, dans un sarcophage de porphyre, tandis qu'autour de lui, disposés en cercle, les cercueils de pierre de dix compagnons de Fiume l'assistent en une ultime veillée d'arme. Là-bas le lac miroite en reflets azurés et à l'entour le feuillage terne des oliviers n'est agité d'aucun souffle de vent. Dans ce cadre paisible de vert et de bleu dort, comme par ironie, l'homme qui contribua le plus à créer l'image du fascisme immense et rouge chère à Brasillach.
Le premier fasciste d'Italie fut bien d'Annunzio. Il clamait son dédain de la démocratie et son ardent nationalisme en un temps ou Mussolini militait encore au parti socialiste. Fasciste il l'était par son goût du grandiose, par l'idée qu'il avait de la foule, qu'il fallait faire vibrer et prendre comme une femme, par sa volonté de rénover avec le passé glorieux de sa patrie. Tous les thèmes qu'exploitera le fascisme sont déjà dans l'œuvre de l'écrivain qui exaltait la vie au soleil, le sport, la toute puissance de la technique moderne, le goût du risque et l'esprit de conquête. Il ne s'y trompait pas lui qui écrivait au Duce : « Dans le mouvement fasciste, ce qu'il y a de meilleur n'a-t-il pas été engendré par mon esprit ? ». Malgré ses forces déclinantes le poète survivra dix sept ans à l'aventure de Fiume, devenu gloire officielle du régime, paré des titres les plus prestigieux, il ne sortira plus guère de la retraite de Gardone où il mourra.
Tel fut Gabriele d'Annunzio qui sidéra son époque et que notre temps a du mal à comprendre. Il fut l'un des derniers génies baroques, déconcertant dans la richesse de ses contradictions ; rêveur et homme d'action, superstitieux et prométhéen, prince et cuistre, esthète raffiné et barbare décadent, il fut cet accoucheur du fascisme dont Lénine dit un jour qu'il était le seul révolutionnaire authentique de toute l'Italie. Le fantôme de ce seigneur de la renaissance n'avait pas sa place dans l'Europe rétrécie et mesquine du vingtième siècle, et on le lui a bien fait savoir.
Qui servent ils réellement ? Quels intérets servent ils d'abord ?
Se poser la question et y répondre, c'est admettre que cette République et cette Démocratie ont été détournées pour ne servir que des intérets particuliers.
L'agence européenne de l'asile a annoncé mardi le doublement de ses opérations en 2020, en particulier pour renforcer sa présence en Grèce, à Chypre et à Malte, où l'afflux de migrants a explosé en 2019. Le bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO) «va voir ses déploiements opérationnels doubler en 2020» pour atteindre 2.000 personnes sur le terrain, fruit d'un accord signé en décembre avec ces pays ainsi que l'Italie, a souligné l'agence dans un communiqué.
«Chypre, la Grèce et Malte verront un doublement du personnel EASO tandis que les déploiements en Italie seront réduits à la lumière des changements de besoins de la part des autorités» de ce pays où, à l'inverse, les arrivées par la Méditerranée ont été divisées par deux entre 2018 et 2019. Très loin des flux migratoires au plus fort de la crise en 2015, 110.669 migrants et réfugiés ont rallié l'Europe après avoir traversé la mer en 2019 selon les chiffres publiés par l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) de l'ONU. Soit dix fois moins que le million de personnes arrivées en 2015.
L'an dernier, la Grèce a accueilli 62.445 de ces exilés, contre 32.742 l'année précédente. Le petit État insulaire de Malte a vu débarquer 3.405 personnes (deux fois plus que les 1.445 de 2018) tandis que 7.647 migrants sont arrivés à Chypre (4.307 en 2018).
Avec quelque 550 agents en Grèce, EASO prévoit donc «trois fois plus d'assistants sociaux» et une aide plus ciblée «pour aider à la réception dans les hot-spots» comme celui de Lesbos, où plus de 37.000 personnes s'entassent dans des conditions souvent indignes. A Chypre, les 120 personnels européens auront surtout pour mission d'aider les autorités à enregistrer et traiter les demandes d'asile.
La réduction du soutien européen en Italie s'explique par la chute des arrivées dans ce pays (11.471 en 2019, 23.370 en 2018, 181.000 en 2016) qui avait un temps fermé ses ports aux bateaux secourant les migrants en mer en 2019. Cette route de Méditerranée centrale entre l'Afrique du Nord et l'Italie «reste le corridor le plus meurtrier», a encore précisé l'OIM, qui a recensé 1.283 décès connus en Méditerranée (centrale, orientale et occidentale) l'an dernier, contre près de 2.300 l'année précédente. «Comme pour Malte, EASO restera fortement impliqué dans (le processus de) débarquement ad hoc» des bateaux portant secours aux migrants sur cette route, a ajouté le bureau européen.
Excellent texte venant de la "nouvelle droite", loin de tous les cons réacs et libéraux qui ne savent que geindre et se plaindre ! Merci Monsieur De Benoist !
Ce qu'il y manquerait, à mon humble avis, c'est la responsabilité de la mondialisation dans le dépouillement généralisé de nos acquis sociaux : on nous place face à une concurrence déloyale, et on nous demande de nous aligner à la baisse, voilà le sens de toutes les réformes faites par tous le gouvernement successifs !
Comme disait Auguste Blanqui :
"Oui messieurs, c'est la guerre entre les riches et les pauvres : les riches l'ont voulu ainsi, ils sont en effet les agresseurs.
Seulement ils considèrent comme une action néfaste le fait que les pauvres opposent une résistance
Ils diraient volontiers, en parlant du peuple : cet animal est si féroce qu'il se défend quand il est attaqué"
NB : ce texte et mes commentaires ne sauraient engager la responsabilité de Terre et Peuple.
En matière de retraites, Emmanuel Macron veut nous vendre un « régime universel » qui soulève une vive opposition, mais auquel on ne comprend pas grand-chose. Entre le « bonus » et le « malus », l’« âge pivot » et la « clause du grand-père », de quoi s’agit-il exactement ?
Le dossier des retraites est en effet compliqué. Essayons donc d’aller à l’essentiel. Comme vous le savez, il faut déjà distinguer deux grandes catégories : le système par capitalisation, qui est d’essence individualiste (chacun pour soi), et l’actuel système par répartition, qui repose sur le principe de la solidarité des générations. Pour justifier la nécessité de réformer ce dernier, on invoque l’allongement de l’espérance de vie et la diminution régulière du nombre des actifs par rapport à celui des retraités. Concernant l’augmentation de l’espérance de vie, on oublie trois choses : d’abord que si la durée de vie augmente, la durée de vie en bonne santé n’augmente pas forcément au même rythme ; ensuite que, par définition, la durée de vie actuelle ne nous dit rien de ce que sera la durée de vie de la prochaine génération ; enfin que l’espérance de vie n’est pas la même pour tout le monde, puisqu’elle varie selon le sexe (les femmes vivent plus longtemps que les hommes, mais personne n’envisage de leur demander de travailler plus longtemps) et selon la classe sociale (l’espérance de vie d’un ouvrier est inférieure de six ans à celle d’un cadre). Quant à la diminution du nombre des actifs, on ne doit pas oublier non plus que la productivité d’un actif est aujourd’hui très supérieure à ce qu’elle était dans le passé, puisque l’on produit toujours plus de biens et de services avec toujours moins d’hommes.
Le régime « universel » de Macron ? Dès qu’on parle de rendre quelque chose « universel », il faut se méfier. Vouloir supprimer tous les régimes spéciaux est, par exemple, parfaitement stupide et, d’ailleurs, sans doute impossible à réaliser. Il y a des régimes spéciaux qui n’ont pas (ou plus) de raisons d’être, et il faut les supprimer, mais il n’y a aucune raison de toucher à ceux qui sont parfaitement justifiés.
Pour faire baisser la part des retraites dans le PIB (aujourd’hui 13,8 %, mais la Commission européenne voudrait la ramener à moins de 12 %) et éviter le déficit qui s’annonce (qui est, en réalité, surtout dû à la non-compensation des exonérations de cotisations sociales par l’État et à la baisse de la masse salariale de la fonction publique), le gouvernement a choisi d’imposer le modèle de la retraite à points, que réclamaient en chœur le patronat et la Commission européenne, sans oublier Laurent Berger et Thomas Piketty. C’est le pire qui existe. Dans ce système, ce n’est plus le salaire de référence mais le nombre de points accumulés qui sert de base pour chiffrer la pension. Au lieu de travailler durant un certain nombre d’années pour obtenir une retraite complète, on cotise pour acheter un certain nombre de points, la valeur de service du point n’étant connue qu’au moment du départ en retraite. Par ailleurs, toute la carrière est prise en compte dans le calcul des retraites, et non plus seulement les quinze dernières années d’activité, ce qui pénalise les carrières morcelées, notamment celles des femmes.
On assure que la valeur du point ne baissera pas, mais cette promesse n’a aucun sens dans la mesure même où cette valeur dépend de l’évolution de la conjoncture, laquelle est largement imprévisible. En cas de crise financière généralisée, la valeur du point diminuera automatiquement. Dans les faits, tous les pays qui ont adopté le système à points ont vu la situation des retraités se dégrader. En Suède, pays cité en exemple par Macron, le montant des retraites représente, aujourd’hui, 53,4 % du salaire de fin de carrière, contre 60 % il y a encore vingt ans, et le taux de pauvreté des plus de 65 ans a atteint, en 2018, 15,8 % (contre 7,3 % pour les Français). Ce taux de pauvreté des seniors atteint 18,7 % en Allemagne, et même 21,6 % au Royaume-Uni ! En France, l’adoption de ce système devrait entraîner, pour pratiquement toutes les catégories de population, à quelques rares exceptions près, une baisse moyenne de 20 % des pensions par rapport aux salaires des actifs, ce qui incitera bien entendu à travailler toujours plus longtemps (pour acquérir un plus grand nombre de points) ou à se tourner vers la capitalisation.
Tel est, d’ailleurs, sans doute, l’objectif réel de la réforme : inciter les salariés à jouer leur retraite en Bourse et vendre le marché des retraités aux compagnies d’assurance, aux fonds de pension et aux marchés financiers. Le 10 mars 2016, parlant devant un parterre d’organisations patronales, François Fillon avait vendu la mèche : « Le système de retraite par points, en réalité, ça permet une chose qu’aucun homme politique n’avoue : ça permet de baisser chaque année la valeur des points et donc de diminuer le niveau des pensions. »
Hostile au système de la retraite à points, vous soutenez donc la grève ?
Je la soutiens à fond, bien entendu. Non seulement je la soutiens, mais j’aimerais la voir déboucher sur une grève générale ! Mais, je dois l’avouer, ce qui me choque le plus, c’est l’attitude de ces petits-bourgeois droitards qui ne manquent pas une occasion d’entonner la ritournelle des méchants grévistes qui « prennent les usagers en otages » et veulent « ruiner le pays ». Ce sont les mêmes qui condamnaient aussi les gilets jaunes. Ces gens-là, qui s’imaginent que les travailleurs en grève se privent de deux mois de salaire pour le simple plaisir d’embêter le monde, n’ont toujours pas compris que la cause majeure de nos problèmes vient de ce que nous vivons dans un monde capitaliste, dans un système de marché et dans une société d’individus. Ils ont voté Fillon, qui voulait privatiser la Sécurité sociale (ou instaurer un système de santé à deux vitesses dont profiteraient les assureurs privés), ils voteront demain Macron parce qu’à la justice sociale, ils préféreront toujours le désordre établi. S’ils le pouvaient, ils supprimeraient le droit de grève et tout le modèle social français. Ce qu’ils veulent surtout éviter, ce sont les barricades et les violences de rue. S’il y a une révolution, j’espère qu’elle les emportera.
Après des mois de contestation des gilets jaunes, Macron doit maintenant faire face à des syndicats d’autant plus revendicatifs qu’ils sont poussés par leur base. Qu’est-ce que cela nous dit de l’état actuel du pays ?
Cela dit tout. Une grève de cinquante jours : du jamais-vu. Des gilets jaunes qui en sont à leur 62e semaine de revendications : du jamais-vu également. Les avocats jettent leur robe publiquement, les chefs de service hospitaliers démissionnent par centaines, les paysans se suicident, les policiers aussi, les pompiers sont dans la rue, tout comme les infirmières et les enseignants. Y a-t-il, aujourd’hui, une seule catégorie sociale qui ne bouillonne pas de fureur ou de désespoir ? Ce n’est pas un hasard si la majorité des Français soutient les grévistes, tout comme elle a soutenu (et continue de soutenir) les gilets jaunes, en dépit des gênes occasionnées par le mouvement. Sauf chez les actionnaires du CAC 40, premiers bénéficiaires de la financiarisation de l’économie (qui se sont vu verser, pour 2019, le montant record de 49,2 milliards d’euros de dividendes), le pouvoir d’achat stagne et la précarité s’étend partout. La part du travail dans la valeur ajoutée est passée, en Europe, de 68 %, en 1980, à 60 %, aujourd’hui. Emmanuel Macron, qui a été placé au poste qu’il occupe pour adapter la France aux exigences du capitalisme mondialisé et d’un libéralisme qui entend laminer les protections sociales et les services publics au nom de la concurrence mondiale et de l’ouverture des frontières, a tout fait pour dresser contre lui un corps social aujourd’hui en voie de « giletjaunisation ». Le choix du système de retraite dépend, en fait, du modèle social que l’on souhaite. Le modèle Macron, le peuple n’en veut pas.
Pour continuer de toucher la pension de son mari défunt, il suffit d'oublier de déclarer sa mort ! En France, où l'état civil est bien tenu, ce n'est guère possible. Mais lorsqu'on est revenu s'installer en Afrique du Nord...
Ah l’Algérie ! Ses palmiers, son désert, ses vieillards immortels… Avez-vous entendu courir la rumeur ? Notre grand voisin du sud serait devenu le repaire de milliers d’éternels retraités, dont la famille ne déclarerait jamais le décès afin de continuer de percevoir les pensions venues de France. Ce trafic éhonté, sur lequel notre administration n’aurait guère de prise, durerait depuis des années et coûterait tous les ans des centaines de millions d’euros à notre système de protection sociale. Dans les cercles parisiens, rares sont ceux qui osent l’évoquer, de peur d’être accusés de véhiculer une grossière "fake new" teintée de racisme. Eh bien renseignements pris, l’information est tout à fait exacte. C’est Rolande Ruellan, l’ancienne présidente de la 6e chambre de la Cour des comptes, qui, la première, a débusqué cette étrange entourloupe début 2010.
Dans une audition devant la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale, elle s’est étonnée de la "longévité des ressortissants algériens bénéficiant d’une retraite française en Algérie" et s’est demandé par quel miracle "le nombre de pensionnés algériens centenaires enregistrés dans nos caisses de retraite" pouvait être supérieur à celui "des centenaires recensés par le système statistique algérien…" L’annonce a aussitôt embrasé la toile, avant de retomber comme un soufflet, laissant quelques compulsifs tenter de décompter les faux cacochymes de l’autre côté de la Méditerranée… Il y a deux ans, la même 6e chambre a remis le couvert en rendant publique une enquête qui étayait les propos de son ex-présidente. Les magistrats y confirment l’existence officielle de nombreux retraités d’un âge canonique – plus de 115 ans ! – non seulement en Algérie, mais dans plusieurs autres pays qui ne figurent pourtant pas dans le hit-parade de la médecine mondiale. Ils y soulignent aussi les innombrables incohérences qui émaillent les fichiers de nos différentes caisses sociales, ainsi que la faiblesse des contrôles diligentés.
Plus d'un million de retraités de la Sécu vivent à l'étranger
Pour couronner le tout, l’enquête "Goulet-Grandjean" a récemment défrayé la chronique en révélant que 1,6 million de centenaires nés à l'étranger et "réputés en vie" hantaient le répertoire national d’identification des personnes physiques (RNIPP). Dérive de notre appareil statistique en folie ? Sûrement. Mais ce dont on est sûr, c’est que 1,25 million de retraités de la Sécu vivent à l’extérieur de nos frontières, dont près de 40% au Maghreb. Et que le total des prestations qui leur sont versées chaque année atteint 6,5 milliards d’euros par an. "Face à des chiffres pareils, on ne peut plus fermer les yeux, l’enjeu est devenu trop important", s’emporte la députée LR Valérie Boyer, qui s’est emparée de cette question dans le cadre de ses missions parlementaires.
Pour tenter d’y voir un peu plus clair, les responsables de notre Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) ont réalisé deux tests sur des dossiers où il y avait des suspicions de fraude. Ils n’ont pas été déçus : le premier a entraîné la suspension de 30 versements sur une centaine d’assurés contrôlés et le second a donné des résultats quasiment semblables. Ce n’est pas étonnant. La loi française prévoit que l’envoi annuel d’un simple "certificat de vie" aux caisses suffit pour continuer à toucher sa retraite à l’étranger. Ces documents sont délivrés par les autorités locales "mais certaines sont complices et les filières se donnent le mot", témoigne un fonctionnaire algérien, qui en a vu passer dans sa wilaya. "Parfois, ce n’est même pas la peine d’aller au guichet, c'est au bistrot qu'on règle tout ça…" Autant dire que, lorsqu’un assuré passe l’arme à gauche, les héritiers indélicats n’ont aucun mal à le faire passer pour vivant auprès des caisses sociales de l’Hexagone. Selon notre interlocuteur, les pouvoirs publics français ont été avertis de ces pratiques depuis au moins 2009.
Des morts subites en cas de contrôle
Quelle est, au juste, l’ampleur de cet écorniflage ? Difficile de le dire. La société Excellcium, à la pointe de la lutte contre la fraude pour le compte des banques, des assurances et des organismes de retraite complémentaire, vient d’achever une mission de terrain en Europe du Sud et en Afrique du Nord, notamment en Algérie. Les ratios qu’elle a détectés et qu’elle a communiqués aux parlementaires lors de ses récentes auditions sont édifiants. Sur les 200 premiers dossiers suspects qui ont été bouclés, 49 retraités seulement ont été retrouvés vivants… "Nous avons essoré quatre équipes avant d’obtenir des résultats probants, confie Pierre-Alexandre Rocoffort de Vinnière, le président d’Excellcium. À chacune des étapes de nos enquêtes, on nous a mis des bâtons dans les roues : défaut de transmission de données d’état civil, refus d’accès aux archives des caisses françaises, délais de réponse anormalement longs des administrations locales. Nous avons dû nous battre pour obtenir les informations."
Parmi les morts-vivants débusqués, certains étaient décédés depuis des années. Mais, à en croire leurs proches, un nombre très significatif d’entre eux n’a officiellement rendu l’âme que depuis moins de trois mois. Comme si la venue d’une inspection provoquait des épidémies de morts subites… A noter que les familles concernées n’ont cependant pas tout perdu dans l’affaire. Avec les certificats de décès récents obtenus en catastrophe juste avant l’arrivée des enquêteurs, les veuves ont pu obtenir le versement d'une pension de réversion égale à la moitié de la retraite. Pas mal, après des années de fraude, même si cette fois il n'y a rien d'illégal.
Un coup d’œil au recueil statistique de la Cnav permet d’ailleurs de constater que ces réversions fleurissent à tout bout de champ sous le soleil du Maghreb. En proportion des pensions de droit direct, elles sont quatre à cinq fois plus nombreuses qu’en France ou que dans les autres pays. "Nous avons signé des conventions avec certains Etats pour reconnaître la polygamie au titre de la Sécurité sociale, c’est ce qui pourrait expliquer cet écart", avance-t-on à l’association Sauvegarde Retraites. En théorie, cela ne pèserait pas plus sur les finances publiques puisque la réversion est partagée entre les différentes femmes du conjoint décédé. Mais la multiplication des épouses a tendance à faciliter la fraude, ne serait-ce que parce qu’elle augmente le nombre de certificats de vie à contrôler. Le mal n’est cependant pas général : au Sénégal et au Mali avec lesquels la France a également signé des conventions sur la polygamie, les réversions sont proportionnellement deux fois moins nombreuses qu’au Maghreb. Les voies de notre protection sociale sont impénétrables…
"Les lieux et les modalités de nos enquêtes ne révèlent heureusement pas toujours autant de dysfonctionnements, tempère Pierre-Alexandre Rocoffort de Vinnière. Mais à ce jour, je dirais que le taux de fraude aux retraites à l’étranger s’élève au moins à 15%." Rapporté aux 6,5 milliards de prestations, cela représente près de 1 milliard d’euros siphonnés chaque année, une somme absolument considérable. Devant l’ampleur du problème, la Sécu s'est résolue à créer il y a quelques années une cellule antifraude au sein de sa branche vieillesse, mais la Cour des comptes vient de lui rappeler que son dispositif de lutte demeurait encore "insuffisant". De fait, contrairement aux recommandations de la commission des Affaires sociales du Sénat, les contrôles sur place restent extrêmement limités en Afrique du Nord – il n’y a même pas d’échange d’état civil avec ces pays. Les parlementaires Carole Grandjean et Nathalie Goulet préconisent, pour leur part, d’en finir une bonne fois pour toutes avec le tout déclaratif et, comme le prévoit déjà la loi Eckert pour les clients des banques et des assurances, d’exiger que les retraités installés à l’étranger apportent chaque année une vraie preuve de vie. Au guichet de l’état civil ou au bistrot ?