L'Abbé Grégoire Celier, docteur en philosophie, s'est spécialisé depuis plus de quarante ans dans l'histoire de l'antilibéralisme catholique et du nationalisme français au XIXè siècle. Son récent livre, paru aux éditions Via Romana, qui devrait passionner les Rivaroliens, porte un titre quelque peu bizarre, « Le XIXè parallèle », sous-titré « Flâneries littéraires hors des sentiers battus ». Cet ouvrage présente quelques personnages, nés au XIXè siècle, qui touchent de près ou de loin à l'antilibéralisme catholique et au nationalisme, parfois aux deux. L'auteur, qui ne manque pas d’humour, dit « ne se plaire que dans les marges oubliées et les franges suspectes, se laissant attirer dans quelque recoin extravagant d'un personnage ». A côté de personnalités très connues, telles Drumont, Céline, Barrès, Charles Maurras et même la comtesse de Ségur, on découvre des plumes qui furent très célèbres à l'époque mais qui, pour certaines, sont totalement oubliées: Mgr Félix Dupanloup, Dom Prosper Guéranger, Melchior du Lac, le Père Vincent de Paul Bailly, Mgr Umberto Benigni et, surtout, Louis Veuillot, qui dirigea L'Univers, le grand quotidien catholique qui domine l'histoire de la France au XIXè siècle
Edouard Drumont et les Juifs
Nous allons évoquer plus particulièrement dans cette recension les 75 pages que Grégoire Celier consacre à Edouard Drumont que l'auteur a découvert en lisant le livre d'Emmanuel Beau de Loménie, Edouard Drumont ou l'anticapitalisme national.
L'auteur ne focalise, certes, pas son propos sur les Juifs et sur le célèbre livre de Drumont, La France juive. Célier pense « qu'il est assez vain de perdre son temps pour ou contre les juifs », estimant « qu'ils n'en valent certainement pas la peine, et ce serait leur accorder une estime qu'ils ne méritent pas particulièrement que de les distinguer, en bien ou en mal, du reste du monde ». Il ajoute: « Les Juifs, dans les divers pays où ils ont résidé, ont parfois été persécuteurs, d'autres fois persécutés ». Des propos assez audacieux cependant, par les temps qui courent. L'auteur cite cette sortie de l'écrivain Geneviève Dormann (qui n'avait pas sa langue dans la poche; c'était en 1985, une éternité !) qui lui vaudraient aujourd'hui la guillotine: « Les Juifs m'emmerdent. Je le dis tout net. Lorsque, à la moindre occasion, ils me balancent dans les gencives ce qu'on leur a fait, lorsque j'étais petite, prenant un sadique plaisir à tenter de faire surgir chez moi un sentiment de culpabilité ou de mauvaise conscience, je leur en veux comme j'en voudrais à des Vendéens qui, aujourd'hui, m'accuseraient d'avoir ravagé leurs villages et sauvagement assassiné leurs ancêtres. Je revendique le droit d'aimer les bons juifs et d'envoyer paître les autres. »
Drumont et la critique du capitalisme
Grégoire Celier nous livre des réflexions de Drumont, concernant le travail et le profit. Il écrit: « L'Eglise n'a jamais admis le profit sans travail, et même dans le commerce, elle a formellement interdit le gain excessif, le turpe lucrum, pour s'en tenir à ce "juste prix" qui est la devise des corporations chrétiennes ». Saint Thomas d'Aquin s'est élevé contre ceux qui voulaient, au nom de l'argent avancé par eux, tirer un bénéfice du travail d'autrui. Pour l'Eglise, le travail est une punition de Dieu que chacun doit subir soi-même. A partir de là, Drumont propose une critique sévère du capitalisme : « C'est sur les ruines seules de l'Eglise que s'est élevée cette idole dévorante du Capitalisme qui, pareille à la divinité monstrueuse d'Astoreth se fécondant elle-même, se reproduit sans cesse ». Drumont dénonce la philosophie du libéralisme économique qu'il qualifie de « doctrine du renard libre dans le poulailler libre ». Face au capitalisme libéral, Drumont demande de revenir à la véritable notion de propriété, prenant pour modèle la doctrine classique de saint Thomas. D'après la théologie, il n'y a pas un seul homme qui ait un droit de propriété plein et total sur les biens de la terre. C'est à Dieu seul qu'ils appartiennent. Tous les théologiens ont reconnu le droit de prendre, en cas d'absolue nécessité, ce qui vous était nécessaire. L'abbé Celier poursuit: « Aujourd'hui les juges qui appliquent les lois de notre Code athée condamneraient à la prison un malheureux qui, après être resté trois jours sans manger, aurait pris un repas sans payer ». Drumont va opposer la vraie doctrine de la propriété à sa conception libérale. Le type de la propriété féconde, c'est la terre, qui donne des fruits. Le type de la propriété utile, c'est la maison, le moulin, la machine. L'argent et l'or n'ont aucune fécondité par eux-mêmes. « L'or et l'argent sont des métaux oisifs et des métaux d'oisifs » (belle formule !). Drumont va noter qu'il y a des enrichissements impossibles, si l'on veut rester dans l'honnêteté et la décence. Il cite évidemment le cas des Rothschild. En opposition à ce capitalisme libéral contemporain, Drumont évoque l'intervention des rois face aux « voleurs ». La Monarchie très chrétienne s'était constamment inspirée des enseignements de l'Eglise, envoyant quelques argentiers trop cupides au gibet de Montfaucon, même si elle n'a pas pu empêcher bien des abus et bien des exactions. Quant aux chefs conservateurs (que l'on nommerait aujourd'hui la droite), dont il partage nombre de valeurs dont la religion, la famille, la patrie etc..., il s'en différencie sur le plan du caractère, leur reprochant d'être des faibles, voire des lâches, eux qui seraient censés représenter des traditions de courage et d'honneur. Drumont écrit: « Ne croyez jamais aux conservateurs, il n'y a rien à faire avec eux ». Il ajoute dans Le testament d'un antisémite: « Ce qui les caractérise, c'est la fiction, l'imposture, le mensonge général, l'étalage verbal et scripturaire de sentiments qu'on n'éprouvait pas réellement ». Il est impitoyable avec les chefs conservateurs, qu'il estime absolument inaptes à remplir les fonctions dont ils sont investis, faute de « virilité ». Il dit: « Vous ne rencontrerez chez la plupart des conservateurs influents que des menteurs, des fourbes, d'éternels chercheurs de voies obliques ». Nous ne pouvons qu'approuver...
Contre les Conservateurs
Drumont est moins féroce avec la masse conservatrice, la piétaille des militants et des électeurs, qu'avec leurs chefs et leurs élus. Il les dépeint ainsi: « Cœurs honnêtes mais sans flamme et sans élan, âmes timides mais voulant sincèrement le Bien », une masse grise d'honnêtes gens dont on ne voit sortir aucun dévouement exceptionnel : « La France, la grande génératrice de généraux, de politiques, de penseurs, ne produit plus d'hommes. Comme les astres dont le foyer s'éteint graduellement, elle semble entrer dans la période glaciaire ». Edouard Drumont oppose aussi les plébéiens vigoureux aux aristocrates inconsistants. Il pointe la responsabilité écrasante des hommes qui, en 1871, dirigeaient alors le parti conservateur. La droite royaliste disposait d'une très nette majorité à la Chambre. Or, elle fut incapable de s'entendre et de s'organiser pour rétablir la monarchie, laissant ainsi le champ libre aux républicains. Il constate que, même dans l'opposition, les conservateurs restent incapables de faire le centième de ce que firent les républicains sous le Second Empire dont le gouvernement était puissant et populaire. Drumont poursuit: « Nous avons, nous, pour cible aujourd'hui un régime malfaisant, misérable, déconsidéré, chargé des exécrations de tous les honnêtes gens, honni par les siens eux-mêmes, et, au lieu d'achever sa ruine, qui serait la délivrance pour tous, nous nous employons à lui assurer la vie ». Drumont évoque évidemment le drame de Fourmies où l'armée ouvrit le feu contre une manifestation d'ouvriers qui réclamaient pacifiquement la journée légale de huit heures. Bilan: 9 morts. La droite vota contre la constitution d'une commission d'enquête. Drumont dénonça « l'âme des conservateurs qui se révéla toute entière dans cette affaire »: « Ce sont des êtres à la fois poltrons et féroces. Ils n'ont plus l'énergie des hommes de main qui frappent personnellement. Ce manque d'énergie chez les conservateurs provient uniquement de la peur qu'ils ont de risquer leur personne ».
La lâcheté du clergé
Dans sa critique méthodique du monde conservateur, Drumont n'excepte pas le clergé. Il qualifie les évêques de « préfets en violet » quand d'autres, à cette époque, les désignaient comme des « lièvres mitrés ». Grégoire Celier note que les réflexions de Drumont sur le clergé français évoquent immanquablement ce « déclin du courage » dont parlait Soljenitsyne dans son discours à Harvard en 1978. Sauf quelques rares exceptions, relève Drumont, l'évêque est un brave homme, un digne prêtre, absolument servile envers l'autorité, et qui n'a jamais une minute dans sa vie l'intention de braver la persécution. Le grand polémiste reconnait toutefois que cette décadence n'est pas absolument propre au parti conservateur et au clergé. Les Français dans leur ensemble en sont atteints. Drumont lance, le 20 avril 1892 La Libre parole, le quotidien auquel il va désormais consacrer l'essentiel de son énergie jusqu'à sa mort. Voici ce qu'il déclare à ses collaborateurs lors de la préparation du premier numéro: « Rappelez-vous qu'ici, nous devons être, en quelque sorte, des 'anarchistes catholiques'. Nous sommes des démolisseurs et des révolutionnaires. Il n'y a pas à améliorer ce régime qui n'est qu'une émanation de la finance internationale. Il n'y a qu'à le saper et le détruire. Il faut faire table rase de cette fausse république et édifier à sa place la vraie République française ».
La férocité des Bourgeois
En ces années de la fin du XIXè siècle, les attentats anarchistes se multiplient. On peut citer, entre autre, la bombe lancée par Auguste Vaillant dans l'enceinte du Parlement, le 9 décembre 1893, qui ne fit aucun mort, ou l'assassinat du Président de la République Sadi Carnot, le 24 juin 1894. Drumont va développer une réflexion très originale sur la responsabilité de la bourgeoisie « révolutionnaire », c'est-à-dire celle qui a successivement fomenté la Révolution, puis profité de ses effets. C'est ce qui va lui valoir d'être traité d'anarchiste par la presse « bourgeoise ». Il ira jusqu'à réclamer la vie sauve pour l'anarchiste Vaillant, condamné à mort. Il écrit: « La Société bourgeoise, en se montrant implacable, n'a peut-être pas cru commettre un crime; elle s'apercevra bientôt, je le crains, qu'elle a commis une lourde faute ». Voici ce qu'écrit Drumont après l'exécution de Vaillant: « Chaque homme est condamné à mort en naissant et, au fond, la vie que nous menons sur cette terre est celle d'un condamné à mort qui aurait obtenu un sursis assez long. En y réfléchissant, on trouverait peut-être que, malgré l'horreur d'un brusque réveil, il vaudrait mieux disparaître ainsi frappé pour une cause que l'on croit juste, que de subir les tortures d'une vessie endommagée et que de crever, à moitié idiot, lâche et babouinant, sur un pot de nuit après avoir craché tous les mucus de ses poumons ». Drumont, qui a décidément beaucoup d'humour (noir), réclame aux Anarchistes, s'ils étaient victorieux, « de (le) réveiller plus tard », car « il n'est pas du matin »... La position de Drumont à propos de la Commune est particulièrement originale pour l'époque. Il écrit: « Ce fut l'élément bourgeois qui fut surtout féroce dans la Commune, la Bourgeoisie viveuse et bohême du Quartier latin; l'élément peuple au milieu de cette crise épouvantable resta humain, c'est-à-dire français. Le prolétariat, quand il eut pour la première fois une part effective au pouvoir, fut infiniment moins sanguinaire que la Bourgeoisie ».
Robert Spieler
Le XIXè parallèle, de Grégoire Celier, 345 pages, 24 euros, Editions Via Romana, 29 rue de Versailles, 78150 Le Chesnay,