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Comme l’explique Antony Loewenstein, la Palestine a été laboratoire pour les technologies répressives exportées dans le monde entier, des logiciels d’espionnage aux drones tueurs.

Qu’il s’agisse de technologie des drones ou du tristement célèbre logiciel d’espionnage Pegasus, Israël a longtemps développé et affiné les technologies répressives utilisées par les gouvernements du monde entier en les testant sur les Palestiniens. Antony Loewenstein, journaliste et auteur de The Palestine Laboratory : How Israel Exports the Technology of Occupation Around the World, rejoint le Chris Hedges Report pour une plongée dans les liens troublants entre l’apartheid israélien, l’industrie de l’armement et la répression mondiale des populations civiles.

  • Production studio : David Hebden, Adam Cole, Cameron Granadino
  • Post-production : Adam Coley, Kayla Rivara
  • Séquence d’ouverture par : Cameron Granadino

Chris Hedges : Les Palestiniens sont des rats de laboratoire humains pour les services de renseignement militaire israéliens et les industries de l’armement et de la technologie. Les drones israéliens, la technologie de surveillance, y compris les logiciels espions, les logiciels de reconnaissance faciale et l’infrastructure de collecte biométrique, ainsi que les clôtures intelligentes, les bombes expérimentales et les mitrailleuses contrôlées par l’intelligence artificielle sont tous testés sur la population captive de Gaza, souvent avec des résultats mortels. Ces armes et technologies sont ensuite certifiées « testées au combat » et vendues dans le monde entier.

Israël est le dixième plus grand marchand d’armes de la planète et vend sa technologie et ses armes à environ 130 nations, y compris des dictatures militaires en Asie et en Amérique latine. Les ventes d’armes israéliennes ont totalisé 12,5 milliards de dollars l’année dernière. Ses relations étroites avec ces agences militaires de surveillance de la sécurité interne, de collecte de renseignements et d’application de la loi expliquent le soutien inconditionnel que les alliés d’Israël apportent à sa campagne génocidaire à Gaza.

Lorsque le président colombien, Gustavo Petro, a refusé de condamner l’attentat du 7 octobre perpétré par des groupes de résistance palestiniens en le qualifiant d’attentat terroriste et a déclaré : « Le terrorisme tue des enfants innocents en Palestine », Israël a immédiatement interrompu toutes les ventes d’équipements de défense et de sécurité à la Colombie. Cette cabale mondiale dédiée à la guerre permanente et au maintien de la surveillance et du contrôle de ses populations réalise des ventes de centaines de milliards de dollars par an.

Ces technologies cimentent la mise en place d’un totalitarisme supranational et corporatiste : un monde où les populations sont réduites en esclavage d’une manière que les régimes totalitaires du passé ne pouvaient qu’imaginer. Il n’y a pas loin de Gaza aux camps et centres de détention mis en place pour les migrants fuyant l’Afrique et le Moyen-Orient vers l’Europe. Il n’y a pas loin du tapis de bombes à Gaza aux guerres sans fin au Moyen-Orient et dans le Sud. Il n’y a pas loin des lois antiterroristes utilisées pour criminaliser la dissidence en Israël aux lois antiterroristes introduites en Europe et aux États-Unis. Antony Loewenstein, auteur de The Palestine Laboratory : How Israel Exports the Technology of Occupation Around the World.

Votre livre, qui est un excellent ouvrage, décrit l’essor de cette industrie de l’armement, à l’origine une industrie d’État avant d’être privatisée. L’un des points que vous soulevez à la fin du livre, qui est fascinant, est l’importance du dispositif destiné à maintenir les Palestiniens sous contrôle, qui est aujourd’hui essentiellement confié à des entreprises privées. Je voudrais citer Elliott Abrams, que j’ai interviewé : « Le rôle d’Israël est de servir de modèle, d’exemple en matière de puissance militaire, d’innovation, d’encouragement à la natalité ». C’est l’un des thèmes de votre livre : une grande partie du soutien et du pouvoir d’Israël découle de ses liens avec ce réseau mondial d’armement. Voyons donc quelques-unes des innovations dont Israël a été le pionnier. Commençons par Pegasus et les drones. Ils sont à la pointe de certaines des technologies et des systèmes d’armes les plus avancés utilisés pour contrôler les populations.

Antony Loewenstein : D’une certaine manière, la genèse de ce livre est en partie due à certains reportages sur Pegasus il y a quelques années. Les auditeurs ou les téléspectateurs savent que Pegasus est un logiciel espion fabriqué par NSO Group, une société israélienne, qui a commencé à être utilisé il y a une quinzaine d’années par un certain nombre de pays. Le pays où il a été le plus utilisé est le Mexique, car les différents gouvernements de ce pays étaient prêts à tout pour lutter contre une guerre de la drogue qui avait échoué, et cela n’a fait qu’aggraver la violence. Mais ce qui est intéressant, à l’époque comme aujourd’hui, c’est que le Mexique reste, à ce jour, le plus grand et le plus obsessionnel utilisateur de Pegasus au monde.

Qu’il s’agisse d’un gouvernement de droite ou d’un gouvernement de gauche,

Pegasus est aujourd’hui présent dans des dizaines de pays. Je ne sais même pas combien, je pense à 70, 80 ou 90. D’une certaine manière, si j’ai écrit ce livre, c’est en partie pour dire que les médias étaient obsédés par PegasusPegasus est une enquête importante ; c’est un outil placé dans les téléphones des activistes et des travailleurs des droits de l’homme dans d’innombrables pays. Et il viole les droits de l’homme. C’est terrible. Mais le problème, c’est qu’il a trop souvent été présenté comme une entreprise israélienne malhonnête faisant des choses terribles. Comme je le montre dans mon livre, ce n’est pas le cas : il s’agit d’un bras de l’État, au même titre que Lockheed Martin et Raytheon sont des bras du gouvernement américain. Lockheed Martin est une entreprise privée. Elle a un conseil d’administration, bien sûr, et elle fait des bénéfices, ou non. Mais il s’agit essentiellement d’un bras armé de l’État. Elle est utilisée par le gouvernement dans le cadre de divers programmes ou objectifs de politique étrangère.

Il en va de même pour Pegasus. J’ai commencé à examiner cette question en disant qu’aujourd’hui, Israël est probablement le numéro un ou deux dans le monde pour les logiciels espions, et que Pegasus et NSO Group sont d’une certaine manière un écran de fumée. Parce qu’il y a tellement d’autres entreprises qui font la même chose. Ainsi, si NSO Group fait faillite demain – et il a quelques problèmes financiers en ce moment – cela ne changera rien. Il y a tellement d’autres entreprises qui font la même chose en utilisant l’attrait de la capacité à espionner à peu près n’importe qui, et c’est pourquoi, à ce jour, aucun pays ne veut réglementer cela, aucun. Ils sont tous obsédés par cela. C’est le problème fondamental du moment.

 

Chris Hedges : Expliquez-nous le fonctionnement de Pegasus. Nous devrions noter qu’il a également été utilisé sur la fiancée de Jamal Khashoggi, un journaliste saoudien démembré dans l’ambassade saoudienne et dans un consulat en Turquie. Mais expliquez-nous comment cela fonctionne.

Antony Loewenstein Pegasus est un outil silencieux. Il peut être installé sur votre iPhone ou votre Android. Peu importe le téléphone que vous avez. Il y a quelques années, beaucoup d’entre nous recevaient des SMS au hasard. On cliquait sur le lien, on l’oubliait et on passait à autre chose. C’est ainsi que cela fonctionnait. Le pays X ou l’agence de renseignement Y disposait de cet outil, disons en Inde ou dans un autre pays. Ils envoyaient alors un message sur le téléphone d’un activiste, d’un défenseur des droits de l’homme ou d’un avocat, cette personne cliquait sur un lien, son téléphone était infecté et elle ne le savait pas.

Il n’y a aucun moyen de le savoir sans une vérification judiciaire. De nos jours, il n’est même pas nécessaire d’envoyer un SMS. Il suffit que quelqu’un connaisse votre numéro. C’est tout. Et il peut accéder à toutes vos informations. Il peut même accéder à votre téléphone et à votre micro lorsque le téléphone est éteint. Il peut donc être utilisé comme une arme contre vous. Comme je le montre dans le livre, j’ai interrogé un grand nombre de personnes au Mexique, en Inde et ailleurs. Il s’agit souvent d’avocats qui contestent l’État.

Au Mexique, j’ai interviewé une femme dont le mari a été assassiné par les Narcos. Après sa mort, son téléphone a été surveillé par l’État mexicain. Aujourd’hui encore, on ne sait pas très bien pourquoi son téléphone a été surveillé. Mais cela montre que les différents services de renseignement sont totalement obsédés par l’accès à toutes ces informations personnelles. Il est important de noter qu’une chose est apparue clairement lors des recherches sur cet outil particulier : Pegasus et les outils de ce type sont devenus – et cela a été dit dans le New York Times il y a quelques années, et j’ai remis en question certaines de ces informations dans le livre, mais deux journalistes ont écrit – l’arme la plus puissante au monde depuis l’invention de la bombe nucléaire.

Je m’interroge sur ce point, car les bombes nucléaires peuvent manifestement causer un carnage, pour ne pas dire plus. Pegasus ne tue personne en soi, mais cela signifie que la vie privée est presque inexistante. On assiste actuellement à une prolifération massive de ces outils. Bien entendu, Israël – c’est là le point essentiel – utilise Pegasus et d’autres outils dans le cadre de son programme de politique étrangère. Je montre dans le livre que Netanyahu et le Mossad, au cours de la dernière décennie, se rendaient dans des pays où Israël n’avait pas de relations étroites : le Rwanda et l’Inde à l’arrivée de Modi, et d’autres : Arabie saoudite, Émirats arabes unis. Ils ont brandi Pegasus comme une carotte diplomatique en disant : « Nous allons vous vendre cet outil extraordinaire qui vous permettra de surveiller vos citoyens. Mais en échange, nous aimerions que vous votiez d’une certaine manière aux Nations unies ou que vous achetiez certaines armes ». C’est ainsi que cela fonctionne. Lorsque Netanyahu se rend en Hongrie pour rendre visite à Orban ou à Modi en Inde, et 6 à 12 mois plus tard, Pegasus y est utilisé. Ce n’est pas un hasard. C’est un élément clé de la politique étrangère israélienne aujourd’hui.

 

Chris Hedges : Parlons du programme de drones. Les Israéliens ont été les premiers à utiliser des drones. Si je me souviens bien du livre, l’Inde est peut-être leur plus gros client en matière de drones. Ces drones sont utilisés contre les migrants qui fuient vers l’Europe, en particulier la Grèce, ainsi qu’à la frontière entre les États-Unis et le Mexique.

Antony Loewenstein : J’ai des documents déclassifiés intéressants datant des années 80 dans lesquels Israël utilisait des drones dans sa guerre au Liban. Lorsqu’Israël a envahi le Liban en 1982, avant l’ère numérique, Israël utilisait des drones. Dans cet étonnant document de la CIA dans le livre, ils sont choqués et stupéfaits de voir à quel point ces drones sont incroyables – ce sont leurs mots -, à quel point ils sont efficaces, et ils se demandent – dans les années 80 – comment Israël va devenir le pionnier mondial en matière de drones. J’ai passé beaucoup de temps à Gaza en tant que reporter. Depuis une quinzaine d’années, on assiste à une prolifération des essais de drones, en particulier autour de Gaza.

Je mets de côté ce qui s’est passé depuis le 7 octobre, bien que cela se produise également depuis cette date. Mais au cours des 15 dernières années, d’énormes quantités de drones ont été testés au-dessus de Gaza, certains armés, d’autres non, utilisés lors des différentes invasions, incursions, ou quel que soit le nom qu’on leur donne, menées par Israël à Gaza. Ces drones sont ensuite qualifiés de « testés au combat » et sont vendus à un grand nombre de nations dans le monde entier. Ce qui m’a le plus choqué, c’est leur utilisation par l’UE. L’UE achète des drones israéliens. Ils ne sont pas armés. Les téléspectateurs savent que depuis une dizaine d’années, on assiste à un afflux massif de migrants en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient, après 2015, lorsque les Européens ont déclaré qu’ils ne voulaient pas revivre cet afflux massif de personnes. Bien sûr, si vous êtes Ukrainien et blanc, ils vous accueilleront. Et je n’ai aucun problème à ce que les Ukrainiens soient accueillis. Mais il est clair que si vous êtes noir ou brun, ce ne sera pas la même chose.

L’UE a créé cette forteresse, et les drones européens et israéliens en font partie. Frontex, la force frontalière européenne, utilise des drones israéliens 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, qui tournent autour de la Méditerranée et envoient à Frontex, basée à Varsovie, en Pologne, des images en temps réel de ce qui se passe. L’UE a clairement décidé de laisser les gens se noyer, c’est évident. Elle fournit à peine quelques bateaux de sauvetage, et criminalise ceux qui tentent de secourir les migrants. Les drones israéliens sont un élément clé de cette infrastructure et de cet œil dans le ciel, et les drones israéliens sont apparus en Inde et dans plusieurs autres pays. Ces dernières années, Israël est resté l’un des principaux fabricants de drones au monde, tout comme la Turquie. Elle fabrique une version moins chère de ce qu’Israël a développé, et les drones turcs apparaissent donc maintenant dans de nombreux pays du monde, dans de nombreux conflits.

 

Chris Hedges : Parlons de ceux à qui Israël vend. Il est plus facile de cocher la liste de ceux à qui ils ne vendent pas. J’ai couvert les conflits au Guatemala et au Salvador dans les années 1980. Israël fournissait des armes, y compris du napalm, aux Salvadoriens et aux Guatémaltèques. Israël a été l’un des plus fervents soutiens du régime d’apartheid en Afrique du Sud, il a collaboré avec le Chili de Pinochet, et le génocide rwandais a été perpétré à l’aide d’armes israéliennes. Ils fourniront des équipements militaires aux régimes les plus odieux, y compris le dernier nettoyage ethnique au Nagorny-Karabakh. Vous avez mentionné trois pays : l’Iran, la Corée du Nord, et je ne sais pas qui est l’autre.

Antony Loewenstein : Je crois que j’ai dit la Syrie.

 

Chris Hedges : Peut-être la Syrie

Antony Loewenstein : Pour autant que nous le sachions. Il est toutefois intéressant de noter qu’avant 1979 et la révolution islamique, Israël et l’Iran étaient incroyablement proches. Le fait que l’Iran soit dirigé par un dictateur n’a pas empêché la vente d’armes. Ils craignaient que la montée de la révolution islamique n’entrave leurs ventes, ce qui s’est produit. Je n’aurais pas dû être si surpris. Il est important de noter que l’Amérique reste le plus grand vendeur d’armes au monde. 45 % des armes vendues dans le monde proviennent des États-Unis, qui sont donc de loin les premiers. Israël est dixième. L’une des choses qui n’aurait pas dû me choquer, mais qui l’a fait, c’est que le Myanmar, ces dernières années, a commis un génocide contre sa population rohingya – beaucoup d’entre eux ont été tués et beaucoup ont été expulsés vers le Bangladesh – Même après que l’ONU a constaté que le Myanmar commettait un génocide, Israël continuait à vendre de la surveillance et des armes au régime du Myanmar.

Comme vous le dites, il est difficile de dresser une liste. Il y en a tellement. Il convient également de dire que l’Inde – et l’Inde est au cœur du livre parce que l’Inde est aujourd’hui le plus grand pays du monde en termes de population, la plus grande démocratie qui se décrit elle-même comme telle. Bien que je remette cela en question. Allié clé des États-Unis et certainement de mon pays, l’Australie, et de la plupart des nations occidentales, l’Inde est en train de construire un domaine fondamental hindou sous Modi, une nation fièrement chauvine où les musulmans font l’objet d’une discrimination ouverte. Il y a des pogroms contre les musulmans. L’Inde et Israël n’entretenaient pas de bonnes relations avant l’arrivée de Modi. Modi arrive en 2014 en tant que Premier ministre, et le courant passe entre Netanyahu et Modi. Certains téléspectateurs ont peut-être vu cette image d’eux deux marchant sur la plage, se mouillant les pieds, se disant combien ils s’aiment, enfin qui sait, aucun son n’a été enregistré.

Mais cette relation est au cœur de la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre. On assiste à une poussée ethno-nationaliste mondiale croissante, dont l’Inde est l’exemple le plus évident, de nations qui discriminent fièrement les populations non majoritaires. En Inde, c’est contre les hindous, contre les musulmans. En Israël, ce sont les juifs contre tous ceux qui ne sont pas juifs. Israël est devenu une source d’inspiration pour de nombreux pays et pour l’extrême droite et la droite dans le monde entier, en mettant de côté les sionistes libéraux qui, au fil des ans, ont été attirés par Israël. Je parle de l’Inde, de la Hongrie et de plusieurs autres pays, qui ne vendent pas d’armes, mais qui vendent l’idée de s’en sortir.

Je parle beaucoup dans le livre de l’idée qu’Israël peut s’en tirer à bon compte, qu’il s’agisse de l’occupation, de la colonisation sans fin, de la brutalité du traitement contre les Palestiniens, de la vente d’armes à Dieu sait qui et Dieu sait où, et c’est au cœur de la raison pour laquelle Israël est, à mes yeux, un danger. Pas seulement pour les Palestiniens, ce qui est déjà assez grave en soi, mais comme modèle. Aux États-Unis, en Australie et ailleurs, le drapeau israélien est constamment présent. Ce n’est pas inhabituel et il ne s’agit pas de groupes qui aiment traditionnellement les Juifs. Ce n’est pas le cas. Je cite dans le livre Richard Spencer, cet affreux leader de l’alt-right aux États-Unis qui a déclaré il y a quelques années : « Je suis un sioniste blanc ». Il n’aime pas les juifs, mais il adore l’idée de créer, pour lui et beaucoup d’autres comme lui, un État ethno-nationaliste chrétien.

Vous avez écrit beaucoup de choses incroyablement importantes sur la théocratie chrétienne aux États-Unis et sur son potentiel de croissance et de domination. Israël est un point de contact pour bon nombre de ces groupes. Pas tous, mais beaucoup. Et ce n’est pas parce que les groupes de pression aiment les Juifs ; beaucoup d’entre eux ne les aiment pas. Mais ils aiment ce qu’Israël fait aux Palestiniens pour les dominer et les contrôler. Et ils sont fiers d’être des chauvins juifs. Ce sont des suprémacistes juifs. C’est ce qu’ils veulent créer pour les chrétiens en Amérique ou les hindous en Inde. Pour moi, c’est là que réside le danger.

 

Chris Hedges : L’écrivain juif Peter Beinarr explique que « l’avenir n’appartient pas au libéralisme tel qu’Obama le définit – tolérance, égalité des droits et primauté du droit – mais au capitalisme autoritaire : des gouvernements qui combinent un nationalisme agressif et souvent raciste avec une puissance économique et technologiqueL’avenir, a laissé entendre M. Netanyahou, produira des dirigeants qui ne ressembleront pas à Obama, mais à lui ». Cela va dans le sens de ce que vous évoquez. Et malheureusement, je crains qu’il ait raison.

Antony Loewenstein : Je le crains aussi parce qu’il faut dire qu’Obama n’était pas vraiment un adepte de la…

 

Chris Hedges : Non, il ne l’était pas.

Antony Loewenstein : – la démocratie et les droits de l’homme non plus. Cette question mise à part, je crains que ce ne soit exact. Et Netanyahou, je le soupçonne, n’a peut-être plus beaucoup de temps en tant que dirigeant d’Israël.

Le 7 octobre, comme je l’évoque dans le livre ou l’implique, bien que le livre ait été publié avant le 7 octobre, est sans doute une illusion. Si vous croyez, en tant que nation, que vous pouvez réprimer les gens à l’aide de la technologie pour toujours, c’est un mensonge qui ne fonctionnera pas. Gaza en est un exemple clé. Bien que Gaza ait été le principal laboratoire d’Israël, on a dépensé des milliards et des milliards pour construire des murs, des drones et des dispositifs de surveillance. Le Hamas a pu les franchir relativement facilement. Il a fallu des années de planification pour y parvenir, mais je crains que la leçon ne soit pas retenue.

Gideon Levy, un de mes bons amis et un excellent journaliste israélien, a déclaré qu’il craignait qu’Israël et d’autres dirigeants ne tirent pas encore les leçons de cette expérience. Ce qu’il veut dire par là, c’est que la leçon qu’Israël tire du 7 octobre, et que les États-Unis ont tirée du 11 septembre, n’était pas la bonne. Il s’agit de la nécessité d’envahir, de bombarder et de dominer toujours plus, ce qui est le fruit de l’insécurité et non de la force. Néanmoins, c’est la leçon qu’Israël retient, et pas qu’il faut parler aux Palestiniens ou négocier avec eux. Certains Israéliens le disent, mais il s’agit d’une infime minorité.

 

Chris Hedges : Dans votre livre, vous parlez du Sri Lanka. Vous pouvez expliquer ce qui s’est passé ? Ils ont détruit les Tigres tamouls et les Israéliens ont été des partenaires à part entière dans ce projet. Cela m’a fasciné parce que je me demandais si c’était ce qui était prévu pour Gaza.

Antony Loewenstein : Un peu d’histoire : 2009 a marqué la fin de la guerre civile au Sri Lanka. Elle dure depuis des décennies entre la majorité de la population cinghalaise et les Tigres tamouls qui constituent un mouvement de résistance pour plus de droits et une patrie tamoule au Sri Lanka depuis des années. Israël a soutenu le gouvernement sri-lankais en lui vendant des avions de chasse et d’autres formes d’armes technologiques. En 2009, comme certains téléspectateurs s’en souviennent, le gouvernement sri-lankais a pu cibler les Tamouls dans une partie de plus en plus petite du nord du Sri Lanka.

Environ 40 000 Tamouls ont été tués. Nous ne connaissons pas le nombre exact. Il n’y a jamais eu de véritable obligation de rendre des comptes à ce sujet. En regardant ce qui se passe à Gaza, j’ai beaucoup pensé au Sri Lanka depuis le 7 octobre. Je ne pense pas qu’il y ait un plan unitaire, mais il y a dans une certaine mesure une discussion, bien que dans des limites très étroites au sein de l’establishment politique et militaire israélien. Le nord de Gaza est anéanti. C’est apocalyptique. Il est très probable que les combats reprendront à Gaza. Je ne sais pas quand, mais bientôt. J’ai, comme vous sans doute, Chris, des amis palestiniens à Gaza qui se réfugient dans des camps de réfugiés dans leur propre pays et maintenant dans la partie sud de Gaza, et qui luttent. Leurs maisons ont été détruites. Ils n’ont aucun lien avec le Hamas.

Ce sont des civils qui vivent à Gaza. Si l’infrastructure de Gaza est complètement détruite, il ne reste qu’une poignée d’options : des villes de tentes permanentes à Gaza, ou le rêve d’une grande partie de l’élite politique israélienne – et aussi, soyons clairs, d’une grande partie du public israélien, si l’on en croit les sondages d’opinion – expulser les Palestiniens. Vers l’Égypte, la Jordanie, le Liban. Jusqu’à présent, l’Égypte n’a pas donné son accord. Elle n’a pas suffisamment ouvert les frontières pour permettre à autant de Palestiniens d’entrer dans le Sinaï. Cela pourrait changer. L’économie égyptienne est à genoux. Accepteront-ils beaucoup d’argent et de pots-de-vin ? J’espère vraiment que non, mais nous n’en savons rien. Je crains que le plan pour Gaza ne soit pas très différent de ce que le Sri Lanka a fait dans la partie nord de ce pays. Au Sri Lanka, la guerre est terminée, mais les Tamouls sont toujours considérés comme des citoyens de seconde zone dans leur propre pays.

 

Chris Hedges : Parlons des Alpha Gun Angels. C’est une petite parenthèse, mais c’est quelque chose d’écoeurant dont j’ignorais l’existence jusqu’à ce que vous l’écriviez et jusqu’à ce que je le lise.

Antony Loewenstein : Oui. Il existe une industrie parallèle, si l’on peut dire, des femmes israéliennes et juives. Elles ont souvent fait l’armée. Elles ont fétichisé ou sexualisé l’armée israélienne. Vous avez, ces groupes de femmes légèrement vêtues, souvent armées, qui posent dans des séances de photos comme si elles étaient en guerre à Gaza ou ailleurs, dans le but de montrer deux choses : d’une part, l’armée de défense israélienne est favorable aux femmes. On peut être une femme incroyablement sexy, faire partie des FDI et tuer des Palestiniens. C’est ce que l’on sous-entend. Deuxièmement, les femmes israéliennes sont cool. C’est le message qu’ils essaient de faire passer. Je ne sais pas si c’est particulièrement efficace, mais c’est le message. Cela fait des années que je suis cette histoire et que l’armée israélienne fait pression pour montrer à quel point elle est respectueuse des sexes, des homosexuels, des transgenres et des végétaliens.

Un grand chapitre du livre évoque cette partie clé des messages israéliens, ce que l’on appelle la Hasbara. Je ne suis pas tout à fait convaincu de son succès. Les gens peuvent argumenter dans un sens ou dans l’autre, mais une grande partie des réseaux sociaux israéliens depuis une dizaine d’années s’est concentrée sur cette question. Nous donnons des repas végétaliens aux soldats qui le souhaitent. Nous sommes favorables aux transgenres, aux femmes et aux homosexuels. Vous pouvez agiter le drapeau arc-en-ciel. Environ deux semaines après l’invasion israélienne de Gaza, un soldat israélien se trouvait à Gaza, dans un décor apocalyptique, et brandissait le drapeau arc-en-ciel. Cette image est devenue virale. J’en ai fait un article. Le message était très clair : nous voulons libérer les Palestiniens de Gaza qui sont homosexuels et leur permettre d’être eux-mêmes.

Les moqueries qu’elle a suscitées, à juste titre, étaient évidentes. Comme si les gens disaient, d’accord, vous avez décimé Gaza et c’est apocalyptique, mais bon sang, vous pouvez être un Palestinien gay et libre à Gaza. Ces dernières années, ces femmes ont voyagé en Israël et dans le monde entier pour promouvoir une image d’Israël à la fois libérale et militariste. Pro-féministe, mais aussi favorable aux armes à feu. C’est pourquoi de nombreux groupes pro-armes aux États-Unis – surtout des hommes, soyons honnêtes – sont favorables à la sexualisation des femmes israéliennes portant des armes à feu.

 

Chris Hedges : Nous devrions noter que l’une des utilisations de Pegasus ou du logiciel espion était de piéger des hommes palestiniens homosexuels, comme vous l’écrivez dans votre livre, et d’en faire des informateurs.

Antony Loewenstein : En effet. Avec 8200, qui est l’équivalent de la NSA américaine. Son principe de base consiste à surveiller les Palestiniens 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, dans l’ensemble du territoire occupé. Notamment pour essayer de trouver ce qu’on appelle les points faibles : un homme marié à une femme qui pourrait être homosexuel, un homme qui pourrait avoir une liaison avec une femme. En d’autres termes, quelqu’un qui « fait quelque chose de non conventionnel ». J’utilise ce terme au sens large. Lorsqu’ils obtiennent ces informations, ils essaient de transformer cette personne en espion. Nous ne savons pas combien de Palestiniens ont collaboré. Une infime minorité.

J’ai parlé à des Palestiniens à qui l’on l’a, mais qui ont refusé. On leur a dit qu’ils pouvaient partir étudier à l’étranger ou se rendre dans un hôpital en Israël ou ailleurs, mais qu’ils devaient espionner pour eux, pour Israël. C’est ainsi qu’ils font chanter les gens parce qu’ils recueillent des informations à partir de ce réseau de surveillance mondial fonctionnant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Il est intéressant de noter que le 7 octobre montre que non seulement les services de renseignement israéliens ont échoué, par arrogance et hubris, mais que les services de renseignement américains ont également échoué. Environ 3-400 employés de la NSA aux États-Unis travaillent au quotidien à l’espionner Israël. C’est leur travail. Israël est donc un allié, mais l’Amérique ne lui fait pas entièrement confiance. Je suis sûr que cela fonctionne dans les deux sens, mais l’Amérique n’a pas particulièrement « aidé » Israël à détecter les soi-disant menaces terroristes.

Je voudrais ajouter que je suis co-éditeur et co-fondateur d’un groupe appelé Declassified Australia, qui est une organisation de collecte d’informations. Il y a quelques semaines, nous avons publié un article montrant que Pine Gap, qui est un centre clé de collecte de renseignements américains dans mon pays, l’Australie, est utilisé par les États-Unis en Irak et en Afghanistan pour cibler de soi-disant terroristes, tout en tuant un grand nombre de civils. Depuis le 7 octobre, les États-Unis l’utilisent pour fournir des renseignements à Israël dans son soi-disant ciblage du Hamas. Outre le fait qu’il existe une énorme base de renseignement américaine au centre de l’Australie, cette base est en train d’être développée dans le cadre de l’expansion américaine dans cette région du monde pour cibler la Chine. Et l’Australie, malheureusement, est un allié clé dans cette folie – avoir une base d’espionnage américaine et australienne au centre de l’Australie, utilisée pour acheminer des informations à Israël. La façon dont ils utilisent ces informations n’est pas tout à fait claire – Cela rend la culpabilité juridique très claire.

Du côté américain et australien, comme c’était le cas lorsque les États-Unis ciblaient de soi-disant terroristes en Irak, en Afghanistan, en Syrie ou ailleurs – je dis soi-disant parce que d’énormes quantités de civils ont été tués – cette infrastructure mondiale de renseignement américain est utilisée, tout comme le F-35A. Le F-35A est une arme qu’Israël utilise au-dessus de Gaza. La chaîne d’approvisionnement mondiale implique de nombreux pays. Dans Declassified Australia, nous avons également publié un article montrant qu’une pièce maîtresse, celle qui permet d’ouvrir la porte à la base du F-35 pour larguer des armes sur Gaza, est fabriquée ici, à Melbourne, en Australie. Il y a donc une chaîne d’approvisionnement mondiale d’entreprises directement complices de ce que fait Israël, ce qui semble indiquer, si la CPI est à l’écoute, qu’il y a beaucoup à faire.

 

Chris Hedges : Parlons de la privatisation. Vous parlez du néolibéralisme qui a transformé Israël, autrefois un État socialiste, dont les principales entreprises publiques ont été vendues et privatisées, en particulier dans les années 1990. L’inégalité des revenus est très forte en Israël : le taux de pauvreté est de 23 % en Israël et de 36 % pour la population arabe. Et vous écrivez : « De nombreux Palestiniens ne sont pas conscients de la façon dont l’occupation a été privatisée, car cela ne fait aucune différence si un agent de l’État ou un particulier les harcèle ou les humilie ». Vous poursuivez en écrivant : « De nombreux points de contrôle par lesquels les Palestiniens sont obligés de passer pour accéder à leurs écoles, à leurs lieux de travail ou à Israël – s’ils ont la chance d’obtenir l’un des rares permis de travail délivrés par l’État juif – utilisent la technologie de la reconnaissance faciale et des données biométriques pour documenter chacun de leurs mouvements ». Mais il s’agit d’entreprises privées. Expliquez-nous cela. Qu’en est-il de la façon dont les entreprises privées à but lucratif gèrent l’occupation ?

Antony Loewenstein : Il convient de préciser qu’Israël était un pays qui se décrivait lui-même comme socialiste, mais un pays socialiste pour les Juifs. Il est évident de le dire.

 

Chris Hedges : Oui. C’est vrai.

Antony Loewenstein : Comme certains téléspectateurs plus âgés le savent, il est étonnant de penser aujourd’hui qu’une si grande partie de la gauche mondiale était amoureuse d’Israël pendant les 20 premières années de son existence. Quoi qu’il en soit, il s’agit là d’un aveuglement dont nous pourrons parler une autre fois. Mais Netanyahou a été un facteur clé dans cette affaire, car oui, Israël avait un passé quasi-socialiste. Depuis une vingtaine d’années, on assiste à un changement, non seulement des politiques néolibérales au sein même d’Israël, mais aussi de l’externalisation de l’occupation. D’une certaine manière, cela va de pair avec l’expansion massive des colonies. Aujourd’hui, près de trois quarts de million de colons juifs vivent en territoire occupé, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Une grande partie des gardes ou des agents de sécurité qui travaillent aux points de contrôle des colons, mais aussi aux points de contrôle israéliens, sont gérés par des sociétés privées. J’ai vécu à Jérusalem-Est entre 2016 et 2020 et je m’y rends depuis près de 20 ans. J’ai passé beaucoup de temps à étudier ces questions et tout a été externalisé, et l’obligation de rendre des comptes est nulle. Même si un soldat israélien commet un abus, et à plus forte raison si c’est un intérêt privé qui le fait.

Beaucoup de ces entreprises sont israéliennes, mais beaucoup d’entre elles sont étrangères et internationales. C’est important parce que l’ONU a essayé pendant des années de publier une liste d’entreprises internationales et d’entreprises israéliennes directement complices de l’occupation et devant donc être boycottées. Une liste a été publiée il y a plusieurs années, ce qui a provoqué un grand scandale dans certains milieux, et une vingtaine de ces entreprises se sont alors retirées de la gestion de l’occupation. Mais il reste encore une centaine d’entreprises, israéliennes et étrangères, directement impliquées au quotidien dans ce que l’on appelle la gestion de l’occupation. Pour moi, ce n’est pas seulement illégal et immoral, c’est aussi une bonne raison de lancer une campagne de boycott, qui, je pense, va s’intensifier dans les années à venir après ce que nous avons vu au cours des six dernières semaines.

 

Chris Hedges : Pouvez-vous nous parler d’AnyVision ? Elle a changé de nom pour devenir Oosto, puis Unit 8200.

Antony Loewenstein : AnyVision, qui a changé de nom, est une société de reconnaissance faciale, une société israélienne qui testait ce système aux points de contrôle israéliens. Cela signifie que lorsque les Palestiniens veulent, par exemple, se déplacer en Cisjordanie, s’ils veulent potentiellement passer de la Cisjordanie à Israël, ils doivent faire vérifier leurs coordonnées, leur iris est souvent vérifié maintenant, et ils recueillaient toutes ces informations. Nous ne savons pas exactement où allaient ces informations. Toujours est-il qu’elles étaient envoyées en Israël dans une gigantesque base de données utilisée pour recueillir des données personnelles sur chaque Palestinien dans les territoires occupés. Ces outils sont ensuite commercialisés dans le monde entier. Ils sont apparus dans d’énormes quantités d’infrastructures, des aéroports à d’autres endroits dans le monde. Et lorsque ces entreprises en font la promotion, je ne sais pas si AnyVision utilise l’expression « testé au combat », mais elles affirment que ces outils ont été testés en Palestine « avec succès ».

Et cela est lié à l’unité 8200, qui est, comme je l’ai dit, la NSA israélienne. C’est l’organisme qui recueille des renseignements sur les Israéliens et les Palestiniens. Il y a de nombreuses preuves que la collecte de renseignements se pratique aussi en Israël, et que beaucoup de juifs israéliens qui ont cru pendant des années que cela n’arrivait qu’aux Palestiniens, sont de plus en plus surveillés eux-mêmes. Et je ne parle pas de ce qui s’est passé depuis le 7 octobre, mais intensivement depuis cette date. Il y a une tendance en Israël à criminaliser entièrement la dissidence, qu’elle soit le fait d’Arabes ou de Juifs.

Et l’Unité 8200 est devenue cet infâme vivier de personnes qui ont travaillé dans l’armée pendant des années, développant tous ces outils et ces méthodes pour surveiller les Palestiniens, qui passent ensuite au secteur privé pour développer diverses formes de répression susceptibles d’être vendues dans le monde entier. Le groupe NSO était essentiellement un bras armé de l’État. Nombre de ces sociétés, ces sociétés de surveillance, ces outils de répression et ces sociétés biométriques opérant dans les territoires occupés ou à Gaza, sont ensuite utilisés par Israël comme un argument de vente clé pour se faire de nouveaux alliés. Une amitié transactionnelle.

C’est pourquoi je pense que l’industrie armée israélienne est une police d’assurance. C’est une police d’assurance au regard des pays qui s’opposent à ce que fait Israël. Pas beaucoup, pas assez, mais même les pays qui s’opposent publiquement à ce que font les Israéliens, continuent d’acheter la technologie répressive israélienne. Le Mexique en est un exemple parmi d’autres. Ce que dit un gouvernement, un premier ministre ou un président n’est pas sans importance, mais ce qui compte le plus, c’est ce que vous faites, ce que vous achetez, ce que vous déployez dans votre propre pays. Ainsi, lorsque 130 ou 140 nations dans le monde ont acheté, au cours des dernières décennies, une forme ou une autre de technologie de défense israélienne, drones, missiles, logiciels espions, peu importe, c’est ce qui compte. Israël pense, probablement à juste titre, que ces nations, du moins pour l’instant, ne sont pas susceptibles de se retourner contre Israël tant qu’elles sont dépendantes de ces outils de répression.

 

Chris Hedges : Parlons de Blue Wolf ou de la base de données Wolf Pack.

Antony Loewenstein : Il s’agit d’un système qui a été développé au cours des cinq dernières années et dont chaque soldat israélien opérant dans les territoires occupés est équipé. L’objectif est d’obtenir des informations personnelles et des données sur chaque Palestinien, homme, femme et enfant. Ces informations sont saisies dans une énorme base de données. Cette base de données est ensuite utilisée pour exercer une discrimination potentielle à l’encontre de ces personnes. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Une personne X veut aller de Cisjordanie en Israël pour travailler et obtenir des soins médicaux. Un Palestinien ne sait pas quelles informations ont été recueillies à son sujet, car c’est obtenu sans consentement.

Il y a des témoignages, généralement anonymes, de soldats israéliens, où c’est cette pratique revient presque à un jeu. Combien d’informations personnelles sur les Palestiniens pouvons-nous obtenir lors de notre mission de ce soir, alors que nous servons dans les territoires occupés ? Il va sans dire qu’il n’y a aucune transparence dans ce processus. Aucune. Les Palestiniens qui vivent à Hébron, à Naplouse ou ailleurs ne savent donc pas quelles informations sont recueillies, mais nous savons que cela a un impact sur leur liberté de mouvement en Cisjordanie et potentiellement en Israël ou à l’étranger.

 

Chris Hedges : Vous écrivez « qu’Israël innove en matière de contrôle des foules ». Avec Sea of Tears, un drone qui largue des grenades lacrymogènes sur une large zone, ou de l’eau nauséabonde, une sorte de liquide émis par un canon à eau qui laisse une odeur nauséabonde sur les vêtements et le corps pendant une longue période. Ils ont été utilisés lors de la Grande Marche du Retour, un mouvement de protestation largement non violent à Gaza, où les manifestants se sont rendus jusqu’à la frontière. Beaucoup d’entre eux, bien sûr, ont été abattus. Parlez-nous de certaines formes de contrôle des foules mises au point par Israël, que nous avons vues dans des endroits comme Ferguson.

Antony Loewenstein : On a l’impression qu’Israël utilise la Cisjordanie, en particulier Jérusalem-Est et Gaza, comme terrain d’essai. Certains de ces exemples sont parlants. La Grande marche du retour, comme vous l’avez dit, était le fait de Palestiniens de marcher pour leur liberté et pour le droit de retourner en Israël, là où vivaient leurs ancêtres. Le Sea of Tears était un drone qui larguait des gaz lacrymogènes sur les gens. Il ne les a pas tués, mais il a certainement causé d’énormes dégâts. Et littéralement, au fur et à mesure que la Marche du retour se déroulait et que ce drone, le Sea of Tearsétait utilisé, d’autres pays voulaient l’acheter parce qu’il était testé, pour ainsi dire, en temps réel.

Le lien entre les États-Unis et Israël est essentiel ici. Peu après le 11 septembre, le lobby pro-israélien aux États-Unis, la Ligue anti-diffamation en particulier, mais aussi d’autres groupes, ont massivement tenté de mettre en place un partage d’informations. De très nombreuses forces de police ont donc été envoyées en Israël et aux États-Unis, et vice versa, pour être formées aux outils de « gestion des personnes ». Des officiers de police ont été cités, qui se sont rendus en Israël après le 11 septembre, inspirés par ce qu’Israël fait aux Palestiniens. Soyons clairs, la police américaine n’a pas besoin d’une formation israélienne pour être répressive à l’égard des Noirs et des minorités. Ce n’est pas ce que je prétends. Mais ce que je dis, c’est qu’ils acquièrent de nouveaux outils de répression, à tel point que, tout récemment, d’importantes personnes chargées de la sécurité des frontières israéliennes se sont rendues à la frontière entre les États-Unis et le Mexique pour examiner la manière dont les États-Unis “tiennent” leurs frontières.

Et à la frontière américano-mexicaine, une part considérable de cette infrastructure, lancée par Obama, approfondie par Trump, et poursuivie par Biden maintenant, est issue de la surveillance israélienne. Il y a d’énormes tours de surveillance Albert tout au long de la frontière américano-mexicaine. Elbit est la plus grande entreprise de défense israélienne. La raison pour laquelle les États-Unis étaient initialement intéressés par cette technologie était qu’elle avait été testée et éprouvée en Palestine, et qu’elle « fonctionnait ». L’objectif est à la fois de surveiller les migrants potentiels qui traversent la frontière et les Amérindiens qui vivent sur leur territoire ancestral. Dans mon livre, je cite des personnes qui disent qu’elles ne peuvent pas vivre en sécurité sur leur territoire à cause de ces tours de surveillance.

Encore une fois, il existe un alignement idéologique entre de nombreux Américains qui considèrent qu’Israël est presque sur la ligne de front, le Far West du contrôle des foules, de la gestion des foules, de l’écrasement de toute résistance par une force écrasante. Et ils rapportent ces exemples aux États-Unis et vice-versa. C’est comme une boucle de rétroaction. Cela fonctionne dans les deux sens. Comme vous l’avez dit, de nombreuses preuves ont attesté que certains policiers, en particulier à Ferguson, étaient allés en Israël. Ce n’est pas toujours le cas. Mais une partie de la formation utilisée par les forces de police aux États-Unis, y compris à Ferguson, provient en partie d’Israël.

 

Chris Hedges : Parlez-nous de Frontex et de la manière dont cette technologie israélienne est utilisée pour pénétrer dans les applications de messagerie cryptées, en particulier sur les téléphones portables des réfugiés.

Antony Loewenstein : Oui. Frontex est la « force de sécurité » des frontières de l’UE. Et il y a eu un véritable traumatisme au sein de Frontex, non pas que je sois désolé pour eux, mais un traumatisme après l’afflux de réfugiés en 2015, principalement en provenance de Syrie et d’ailleurs. Et cela ne doit pas se reproduire. Aujourd’hui, nous nous trouvons donc dans une situation où d’énormes quantités de migrants tentent toujours de venir d’Afrique et du Moyen-Orient, fuyant les murs, les conflits ou les catastrophes climatiques. Et leurs téléphones, des smartphones – qui livrent des détails personnels, et des photos – sont souvent pris sur les gens aux postes frontières de l’UE. Des informations leur sont demandées. Nous ne savons pas exactement quelles informations sont prélevées, dans le but d’essayer de briser ce qu’ils appellent les réseaux de passeurs, les chemins humanitaires vers une vie meilleure – et la technologie israélienne en fait partie. Les drones israéliens font partie de cette infrastructure, mais aussi l’UE, le plus grand partenaire commercial d’Israël.

Il faut le souligner. Ces dernières années, toutes les nations européennes ont exprimé, de temps à autre, leur inquiétude au sujet de l’occupation et des colonies. Cette semaine, l’un des dirigeants de l’UE a déclaré, et je paraphrase, qu’en temps de guerre, il est scandaleux qu’Israël dépense d’énormes sommes d’argent pour construire davantage de colonies, parce qu’Israël a publié son dernier budget et que d’énormes sommes d’argent sont budgétés aux colonies. J’ai répondu sur Twitter, et qu’allez-vous faire à ce sujet ? Ils ne feront rien. Outre le fait que je suis citoyen allemand et australien, il est évident qu’en Allemagne, cette question est toxique : l’Allemagne utilise la calamité historique et ses actions répugnantes pendant l’Holocauste – y compris une grande partie de ma famille tuée pendant l’Holocauste – pour soutenir l’absolution historique d’Israël, et dire en quelque sorte qu’être follement pro-Israël, c’est expier nos péchés des 12 années de l’Allemagne nazie.

Israël vend non seulement beaucoup d’armes à l’Allemagne, mais les Allemands vendent également d’énormes quantités de technologie à Israël. Depuis le 7 octobre, le nombre d’armes vendues par l’Allemagne à Israël a été multiplié par dix, afin de l’aider dans son effroyable attaque à Gaza. Voilà ce que cela signifie. Le soutien de l’UE à Israël. Gideon Levy, le journaliste de Haaretz dont j’ai parlé précédemment, a assisté à une réunion avec Netanyahou il y a plusieurs années. Netanyahou regardait une carte, et a déclaré que le monde entier soutient Israël. Quelques nations en Europe, comme la Belgique, nous posent quelques problèmes, mais dans l’ensemble, tout va bien. Il arrive que les autorités belges expriment leur inquiétude au sujet des colonies, ce dont Israël se moque, mais en fin de compte, l’UE a décidé de ne pas s’opposer à Israël, même si les infrastructures de l’UE sont constamment détruites en Cisjordanie. Je me demande quand et comment cela changera.

 

Chris Hedges : Je voudrais clore sur le dernier chapitre de votre livre. Vous avez cité un avocat israélien spécialisé dans les droits de l’homme : « Grâce à la technologie de surveillance, un pays peut désormais éviter de massacrer des manifestants. Aujourd’hui, nous sommes en mesure d’identifier et de procéder à la surveillance du prochain Nelson Mandela avant même qu’il ne sache qu’il est Nelson Mandela ». Ce que vous décrivez est la formation d’un monde effrayant, dystopique, orwellien, qui s’étend bien au-delà des frontières israéliennes. Mais que, bien sûr, Israël contribue à créer.

Antony Loewenstein : Je ne veux certainement pas dire qu’Israël n’est pas capable de commettre des massacres. De toute évidence oui, nous le voyons depuis le 7 octobre. Cette citation provient d’Eitay Mack, un grand avocat israélien spécialisé dans les droits de l’homme. Il a passé beaucoup de temps à essayer de découvrir ce qu’est l’industrie israélienne de l’armement. Une grande partie de son travail se trouve dans mon livre. J’ai des citations de Togolais, par exemple, et d’autres personnes de divers autres pays du monde souvent dirigés par des dictatures soutenues par les États-Unis ou par Israël, qui attestent que des régimes répressifs peuvent surveiller les gens sous diverses formes. Bien sûr, cela a toujours existé. Mais la différence aujourd’hui, c’est que nous sommes tellement dépendants des téléphones et d’internet que toute cette technologie est surveillée 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Cela ne signifie pas que les informations sont toujours toutes ponctionnées. Le problème des États-Unis après le 11 septembre consistait en une masse d’informations telle qu’ils ne pouvaient pas les traiter. Israël a eu un problème similaire, comme nous l’avons vu le 7 octobre, mais Israël est en train de devenir, et ce depuis des années, l’une des sources d’inspiration mondiale en matière de technologie répressive. Bien avant le 11 septembre, et bien après.

Le danger de cette situation est évident : elle devient un modèle de répression. Israël montre aux pays comment faire. Vous pouvez également réprimer votre peuple si vous achetez cette technologie, ce logiciel espion, ce drone, etc. La technologie n’est pas parfaite – ils ne le disent pas, bien sûr, c’est ce que je dis – mais elle peut créer une architecture de contrôle globale presque imbattable, avec un impact énorme à une époque où la démocratie est en déclin. On peut dire que même les démocraties qui se décrivent comme telles n’en sont pas, mais les nations qui se prétendent démocratiques s’orientent de plus en plus vers un modèle de type israélien. Je ne parle pas d’occupation. Je parle du discours, et aussi de la surveillance. Toute la rhétorique américaine après le 11 septembre, la soi-disant guerre contre le terrorisme, était le livre de jeu israélien. Pas tout à fait identique, mais remarquablement inspiré de ce qu’Israël avait fait au Liban dans les années 80 et suivantes.

Une rhétorique similaire sur le soi-disant terrorisme, qu’ils appellent dommages collatéraux, mais que j’appellerais plutôt meurtres collatéraux. Ce que Julian Assange, un ami commun – un compatriote australien, un grand héros pour moi, je connais Julian depuis 2006, au tout début de Wikileaks – et ce que des gens comme lui et beaucoup d’autres disent depuis des années, c’est qu’il s’agit d’une menace, cette idée d’une architecture complète de surveillance mondiale presque imbattable. Israël est un leader mondial dans ce domaine. Alerter les gens à ce sujet est la première étape. L’étape suivante consiste à savoir comment s’y opposer. Une grande partie de la réponse mondiale au 7 octobre, à la fois l’attaque du Hamas mais aussi les crimes de guerre insensés, écrasants et brutaux qu’Israël commet à Gaza, fait émerger des actions de la société civile jamais vues de mon vivant sur cette question, d’amis palestiniens-israéliens, et je parle surtout au niveau mondial, pas tellement en Palestine, en Israël même, y compris des compatriotes juifs et de nombreux Palestiniens. Pour moi, c’est la seule lueur d’espoir dans cette période très sombre.

 

Chris Hedges : C’était Antony Loewenstein, auteur de The Palestine Laboratory : How Israel Exports the Technology of Occupation Around the World (Le laboratoire de la Palestine : comment Israël exporte la technologie de l’occupation dans le monde entier). Je tiens à remercier The Real News Network et son équipe de production : Cameron Granadino, Adam Coley, David Hebden et Kayla Rivara. Vous pouvez me trouver sur chrishedges.substack.com.

Antony Loewenstein et Chris Hedges

Mondialisation.ca, 11 décembre 2023

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