L’anthropologue et sociologue Gustave Le Bon est présenté par le docteur en médecine et en philosophie Georges Torris comme un « esprit universel et polygraphe ». De formation médicale, il se tourna plus tard vers l’anthropologie et fut chargé d’une mission archéologique en Inde. Ayant publié près de 43 livres, traduits en une douzaine de langues, il a entre autres écrit l’ouvrage Lois psychologiques de l’évolution des peuples, paru en 1895.
C’est dans cet ouvrage, réédité par les éditions KontreKulture en 2022, qu’il analyse le phénomène qui pourrait être désigné comme « l’auto-destruction » des civilisations. Ses observations se veulent universelles et atemporelles, et aboutissent à une loi générale. Cette dernière se manifesterait graduellement, suivant un schéma identique pour toutes les cultures du monde.
Pour commencer Le Bon présente et établit une dépendance entre l’Homme et son environnement, dépendance dont l’impact sur le psychisme humain serait fondamental pour comprendre l’histoire des hommes :
« Pas plus que les espèces anatomiques, les espèces psychologiques ne sont éternelles. Les conditions de milieux qui maintiennent la fixité de leurs caractères ne subsistent pas toujours. Si ces milieux viennent à se modifier les éléments de constitution mentale, maintenus par leur influence, finissent par subir des transformations régressives qui les conduisent à disparaître. Suivant des lois psychologiques, aussi applicables aux cellules cérébrales qu’aux autres cellules du corps, et qui s’observent chez tous les êtres, les organes mettent infiniment moins de temps à disparaître qu’il ne leur en a fallu pour se former. Tout organe qui ne fonctionne pas cesse bientôt de fonctionner. »
Cette analogie entre le corps et la mentalité des individus comme des peuples est essentielle dans son propos. Cependant la croissance et le déclin du corps et du psychisme ne sont pas symétriques :
« (…) un organe qui a demandé peut-être des milliers de siècles pour se former par de lentes adaptations et accumulations héréditaires, arrive à s’atrophier fort rapidement, lorsqu’il cesse d’être mis en action. »
Et l’atrophie de cet état d’esprit civilisationnel, dès qu’il se manifeste, a vocation à détruire la société en anéantissant toutes les qualités positives de la civilisation qu’elle portait :
« La constitution mentale des êtres ne saurait échapper à ces lois psychologiques. La cellule cérébrale qui n’est plus exercée cesse, elle aussi, de fonctionner, et des dispositions mentales qui avaient demandé des siècles pour se former peuvent être promptement perdues. Le courage, l’initiative, l’énergie, l’esprit d’entreprise et diverses qualités de caractère fort longues à acquérir peuvent s’effacer assez rapidement quand elles n’ont plus l’occasion de s’exercer. Ainsi s’explique qu’il faille toujours à un peuple un temps très long pour s’élever à un haut degré de culture, et parfois un temps très court pour tomber dans le gouffre de la décadence. »
Cette chute n’a absolument rien d’intellectuelle : ce n’est pas le nombre de savants qui s’effondre. C’est aussi le signe que les savants ne suffisent pas à porter le destin des peuples :
« Quand on examine les causes qui ont conduit successivement à la ruine les peuples divers dont nous entretient l’histoire, qu’il s’agisse des Perses, des Romains, ou de tout autre, on voit que le facteur fondamental de leur chute fut toujours un changement de leur constitution mentale résultant de l’abaissement de leur caractère. Je n’en vois pas un seul qui ait disparu par suite de l’abaissement de son intelligence. »
A l’instar de l’historien Fustel de Coulanges, qui fut son contemporain, Le Bon affirme que ce n’est pas la décadence des mœurs qui est à l’origine de la chute de la civilisation, mais bel et bien la faiblesse du caractère, lequel est dépendant de l’environnement des peuples. C’est cette faiblesse qui aboutit à une « mécanique identique de dissolution ».
Mais comment un peuple en arrive-t-il à pareille catastrophe ?
« Arrivé à ce degré de civilisation et de puissance où, étant sûr de ne plus être attaqué par ses voisins, un peuple commence à jouir des bienfaits de la paix et du bien-être que procurent les richesses, les vertus militaires se perdent. L’excès de civilisation crée de nouveaux besoins, l’égoïsme se développe. N’ayant d’autre idéal que la jouissance hâtive de biens rapidement acquis, les citoyens abandonnent la gestion des affaires publiques à l’État et perdent bientôt toutes les qualités qui avaient fait leur grandeur. Alors des voisins barbares ou semi-barbares, ayant des besoins très faibles mais un idéal très fort, envahissent le peuple trop civilisé, puis forment une nouvelle civilisation avec les débris de celle qu’ils ont renversée. »
Les plus grands empires n’ont pas résisté à cette inéluctabilité :
« C’est ainsi que, malgré l’organisation formidable des Romains et des Perses les Barbares détruisirent l’empire des premiers et les Arabes celui des seconds. Ce n’étaient pas certes les qualités de l’intelligence qui manquaient aux peuples envahis. »
Les civilisations avaient perdu « cet élément fondamental qu’aucun développement de l’intelligence ne saurait remplacer : le caractère. Les Romains des vieux âges avaient des besoins très faibles et un idéal très fort. Cet idéal -la grandeur de Rome- dominait absolument leurs âmes, et chaque citoyen était prêt à y sacrifier sa famille, sa fortune et sa vie. »
L’un des exemples les plus accessibles au lecteur français de 1895 était bel et bien celui de l’empire des Césars :
« Lorsque Rome fut devenue le pôle de l’univers, la plus riche cité du monde, elle fut envahie par des étrangers venus de toutes parts et auxquels elle finit par donner les droits de citoyen. Ne demandant qu’à jouir de son luxe, ils s’intéressaient fort peu à sa gloire. La grande cité devint alors un immense caravansérail, mais ce ne fut plus Rome. Elle semblait bien vivante encore, mais son âme était morte depuis longtemps. »
Cependant, il faut impérativement noter que cette éternelle loi de décadence s’est complexifiée depuis l’Antiquité. En effet, la science, après avoir ruiné l’autorité des religions constituées, a joué un rôle fondamental dans son évolution :
« Des causes analogues de décadence menacent nos civilisations raffinées, mais il s’en ajoute d’autres dues à l’évolution produite dans les esprits par les découvertes scientifiques modernes. La science a renouvelé nos idées et ôté toute autorité à nos conceptions religieuses et sociales. Elle a montré à l’homme la faible place qu’il occupe dans l’univers et l’absolue indifférence de la nature pour lui. Il a vu que ce qu’il appelait liberté n’était que l’ignorance des causes qui l’asservissent, ce que, dans l’engrenage des nécessités qui les mènent, la condition naturelle de tous les êtres est d’être asservis. Il a constaté que la nature ignorait ce que nous appelons la pitié, et que tous les progrès réalisés par elle ne l’avaient été que par une sélection impitoyable amenant sans cesse l’écrasement des faibles au profit des forts. »
Rompant avec toute explication surnaturelle du monde, la science a contribué à remplacer Dieu par le vide :
« Toutes ces conceptions glaciales et rigides, si contraires à ce que disaient les vieilles croyances qui ont enchanté nos pères, ont produit d’inquiétants conflits dans les âmes. Dans des cerveaux ordinaires, ils ont engendré cet état d’anarchie des idées qui semble la caractéristique de l’homme moderne. Chez la jeunesse artiste et lettrée, ces mêmes conflits ont abouti à une sorte d’indifférence morne, destructive de toute volonté, à une incapacité complète de s’enthousiasmer pour une cause quelconque, et à un culte exclusif d’intérêts immédiats et personnels. »
Les dommages viennent non pas tant de la fin de la croyance mais de la perte des principes qui s’y rattachaient : « Le vrai danger pour les sociétés modernes tient précisément à ce que les hommes ont perdu toute confiance dans la valeur des principes sur lesquels elles reposent. »
Des masses humaines ne viendront pas les solutions :
« Les foules se tourneront toujours vers ceux qui leur parleront de vérités absolues et dédaigneront les autres. »
Au fond c’est le doute permanent qui tue les peuples, plutôt que les Barbares :
« (…) nous pouvons dire que pour un âge donné et pour une société donnée, il y a des conditions d’existence, des lois morales, des institutions qui ont une valeur absolue, puisque cette société ne saurait exister sans elles. Dès que leur valeur est contestée et que le doute se répand dans les esprits, la société est condamnée à bientôt mourir. »
L’époque de la chute se manifeste aussi par un néant spirituel et intellectuel :
« (…) le nihilisme philosophique, que des voix autorisées propagent aujourd’hui dans de faibles esprits, les fait immédiatement conclure à l’injustice absolue de notre ordre social, à l’absurdité de toutes les hiérarchies, leur inspire la haine de tout ce qui existe et les mène directement au socialisme et à l’anarchisme. »
Sans doute pourrions-nous aujourd’hui remplacer « socialisme » et « anarchisme » par wokisme, et gauchisme en général, autrement dit pacifisme, égalitarisme et progressisme.
La période de transition entre une époque de foi (en des valeurs) et une autre qui en est dépourvue est redoutable :
« Ce fut toujours pour un peuple une heure redoutable que celle où ses vieilles idées sont descendues dans la sombre nécropole où reposent les Dieux morts. »
Il ne semble pas absurde de faire un parallèle entre les analyses de Gustave Le Bon sur les sociétés européennes de son temps et l’état de l’Occident à notre époque :
« Elles perdent chaque jour leur initiative, leur énergie, leur volonté et leur aptitude à agir. La satisfaction de besoins matériels toujours croissants tend à devenir leur unique idéal. La famille se dissocie, les ressorts sociaux se détendent. Le mécontentement et le malaise s’étendent à toutes les classes, des plus riches aux plus pauvres. Semblable au navire ayant perdu sa boussole et errant à l’aventure au gré des vents, l’homme moderne erre au gré du hasard dans les espaces que les dieux peuplaient jadis et que la science a rendus déserts. Il a perdu la foi et du même coup l’espérance. Devenues impressionnables et mobiles à l’excès, les foules, qu’aucune barrière ne retient plus, semblent condamnées à osciller sans cesse de la plus sérieuses anarchie au plus pesant despotisme. On les soulève avec de mots, mais leurs divinités d’un seul jour seront bientôt leurs victimes. »
Pour continuer l’analogie avec notre époque, on peut affirmer que l’une de ces « divinités du jour », l’universalisme, mode lancée par la gauche dans les années 1980 pour mieux faire accepter l’immigration de masse voulue par ses alliés objectifs, le grand patronat et la finance, a été attaqué, puis détrôné, par le wokisme.
Le Bon mettait déjà en garde quant à la versatilité des masses, qu’il nomme toujours « les foules » :
« En apparence [les foules] semblent souhaiter la liberté avec ardeur ; en réalité elles la repoussent toujours et demandent sans cesse à l’État de leur forger des chaînes. »
De nombreux français étaient favorables aux gilets jaunes, et ont parfois rejoint leurs rangs, mais beaucoup ont négligé de continuer, même à leur échelle et à leur manière, une quelconque forme d’opposition.
« [Les foules] obéissent aveuglément aux plus obscurs sectaires, aux plus bornés despotes. »
Gustave Le Bon semble nous décrire, non les réalités de 1895, mais celle de 2024 :
« L’État, quel que soit le régime nominal, est la divinité vers laquelle se tournent tous les partis. C’est à lui qu’on demande une réglementation et une protection chaque jour plus lourdes, enveloppant les moindres actes de la vie des formalités les plus byzantines et les plus tyranniques. »
Quid de la jeunesse ?
« La jeunesse renonce de plus en plus aux carrières demandant du jugement, de l’initiative, de l’énergie, des efforts personnels et de la volonté. Les moindres responsabilités l’épouvantent. »
L’âge de la chute, c’est aussi la mort du débat politique lui-même, de la réflexion, et même d’une certaine conception du Beau :
« L’énergie et l’action sont remplacées chez les hommes d’État par des discussions personnelles effroyablement vides, chez les foules par des enthousiasmes ou des colères d’un jour, chez les lettrés par un sorte de sentimentalisme larmoyant, impuissant et vague, et de pâles dissertations sur les misères de l’existence. »
C’est aussi le temps du triomphe de l’égoïsme :
« Un égoïsme sans bornes se développe partout. L’individu fini par n’avoir d’autre préoccupation que lui-même. Les consciences capitulent, la moralité générale s’abaisse et graduellement s’éteint. L’homme perd tout empire sur lui-même. Il ne sait plus se dominer ; et qui ne sait se dominer est condamné bientôt à être dominé par d’autres. »
Passé ces constats, que faire ? Le remède suggéré par l’anthropologue est simple :
« Pour les peuples qui s’affaissent, une des principales conditions de relèvement est l’organisation d’un service militaire universel très dur et la menace permanente de guerres désastreuses. »
C’est donc bien l’état de tension permanente qui sauve les peuples. Autrement dit, la proximité continue avec le danger mortel.
Pessimiste sur l’avenir de l’Europe, Gustave Le Bon considère que les peuples, en particulier les Latins, voudront un tyran qui à défaut de liberté leur donnera l’égalité, relative bien sûr. Ce sera l’avènement d’un âge socialiste, au sens péjoratif, marxisant et oppressif du terme, lequel précédera l’invasion de l’Europe par des Barbares, et la fin de son histoire. La civilisation européenne sera ainsi née, aura vécu, puis aura disparu, comme tant d’autres avant elle.
Échapper à cette destinée est-il possible ? A moins d’un remède de choc, non. La fatalité finira par regagner ses droits. Et de toute évidence, comme l’affirmait Gustave Le Bon :
« L’histoire tourne toujours dans le même cercle. »