J'ai toujours pensé, et je continue à penser, que la guerre du Péloponnèse représente un modèle, un paradigme, éternellement valable pour comprendre les relations et les conflits entre les puissances.
Ce n'est pas une grande idée, d'ailleurs. D'éminents politologues se sont toujours penchés avec un intérêt particulier sur le conflit entre Athènes et Sparte afin de mieux comprendre les comparaisons et les affrontements entre les puissances contemporaines. De Carl Schmitt à McKinder en passant par Haushofer, ils y ont vu l'éternel affrontement entre la Terre et la Mer. Entre des puissances éminemment mercantiles et thalassocratiques, et d'autres articulées sur la Terre et fondées sur la force des hommes.
Jusqu'à Donald Kagan. Qui, soit dit en passant, est le père de Robert et Frederich, deux des idéologues néocons les plus actifs. Très écoutés par l'administration Biden. Notamment parce que Robert est le mari de Victoria Nuland.
Donald Kagan, à Yale, a consacré une grande partie de sa vie universitaire à l'étude de la guerre du Péloponnèse. Un travail monumental. Totalement, ou presque, centré sur un point précis. Pourquoi, à la fin, Athènes, l'Athènes démocratique, puissance mercantile et thalassocratique, a-t-elle perdu ? Pourquoi a-t-elle été vaincue par Sparte ?
La question, bien sûr, n'était pas purement académique. Les États-Unis se sont presque toujours considérés comme la nouvelle Athènes. Et, en effet, ils présentent toutes les caractéristiques d'une puissance thalassocratique. Celle-ci tend à contrôler le commerce et les routes commerciales. Et à brouiller les cartes, pour empêcher d'autres, une puissance d'un autre style, une nouvelle Sparte, d'unifier, et de contrôler, la Terre.
Se demander, comme le faisait le vieux Kagan, pourquoi Athènes a perdu contre Sparte, c'était se demander quelles erreurs Washington devait éviter pour réussir à vaincre l'URSS.
Les choses se sont alors déroulées comme nous le savons tous. La puissance économique, le soft power des États-Unis, a mis à genoux une puissance soviétique épuisée. Avec des dirigeants vieux et fatigués. Et l'URSS a implosé en plusieurs fragments. La partie a été considérée comme terminée.
L'effondrement de l'URSS n'a cependant pas signifié la fin de la Russie. Celle de l'idéologie soviétique, bien sûr, qui, soit dit en passant, était déjà une sorte de cadavre. Mais la Russie est autre chose. Une réalité géopolitique avec laquelle il fallait tôt ou tard composer.
Et aujourd'hui, le Grand Jeu a repris. Sans l'affrontement idéologique qui l'avait couvert, ou du moins voilé, dans un passé récent. Car, à moins d'avoir les oreilles bouchée à l'émeri, il est évident qu'il n'y a plus de conflit entre l'idéologie marxiste-léniniste et la démocratie libérale. Et d'ailleurs, la réalité d'aujourd'hui conduit à penser que, même dans le passé, cette antithèse ne servait qu'à masquer la dure réalité. Un jeu entre puissances. Entre terre et mer. Comme à l'époque d'Athènes et de Sparte.
Mais aujourd'hui, Sparte n'existe plus.
La Russie, bien sûr. La grande puissance qui s'étend entre l'Europe et l'Asie, la rivale de toujours de Londres d'abord, de Washington aujourd'hui.
Mais en arrière-plan, l'affrontement avec la Chine se dessine de plus en plus clairement. Cette dernière, d'économique qu'elle était, devient de plus en plus menaçante sur le plan stratégique. Et dans un avenir proche, facilement, cet affrontement glissera vers la dimension militaire.
Et puis il y a l'Inde. Un autre géant économique et démographique. Dont la puissance militaire est en pleine croissance. Et qui, malgré la politique prudente de Modi, commence à agacer de plus en plus les Etats-Unis. A tel point que, cette semaine encore, l'administration Biden est allée jusqu'à menacer Delhi de sanctions. Si elle ne rompt pas sa coopération avec Téhéran pour la construction d'un grand port et d'une plate-forme commerciale à Chabahar. Une menace à laquelle l'Inde a répondu par un silence très... significatif.
Trop de Sparte pour une seule Athènes. Qui ne se rend manifestement pas compte qu'elle est de plus en plus isolée. Cécité... dangereuse. et, d'une certaine manière, folie arrogante.
Cette même arrogance qui, selon Thucydide, a poussé les dieux à abandonner Athènes.
Andrea Marcigliano