LES DONNÉES HISTORIQUES
Nous connaissons par Grégoire de Tours et par Frégédaire l'existence attestée, à la fin du VIe siècle, mais remontant à une date antérieure, de Saxons bayeusains, les Saxones Bajocassini ou Baigassini dont l'autorité s'étendait, si l'on en croit la Vie de saint Sever, sur le Bessin, le Cotentin et la vallée de la Vire. Quelques faits permettent de supposer que leur nombre, qu'il est au demeurant impossible d'évaluer avec quelque précision, fut assez élevé. C'est ainsi qu'ils conservèrent une individualité très accusée : en particulier, ils demeurèrent fidèles au paganisme jusqu'au VIIe siècle, date à laquelle ils furent convertis au christianisme par saint Sever. En outre, deux passages de Grégoire de Tours se rapportant aux années 579 et 590 nous montrent qu'ils devaient le service militaire aux rois francs, mais qu'ils combattaient sous leurs propres enseignes, non confondus par conséquent avec les soldats gallo-francs.
De fait, le roi franc Chilpéric les mène en 578 au combat contre le duc de Bretagne Waroch qui les décime. En 590, Frédégonde, alliée de Waroch, les oppose à l'armée franque de Contran, qui en fait un grand carnage. C'est peut-être à ces Saxons bayeusains qu'appartenait le duc Aeghina qui, en 636-637, commandait une armée franque envoyée en Espagne. Son nom est en tout cas saxon. Passée cette date, les textes sont muets sur les Saxones Bajocassini, mais il serait hasardeux d'en tirer une conclusion quelconque, car leur rareté est un fait général à cette époque. Ce n'est qu'au IXe siècle que reparaissent dans plusieurs documents, pour la première fois en 843, les noms d'Otlinga Saxonia et d'Otlinga Harduini qui ont donné lieu à une controverse entre historiens. Pour les uns, en particulier pour Ferdinand Lot, il s'agit de subdivisions de l'ancien Bessin saxon ; pour d'autres, qui se rangent à l'avis de H. Prentout, il s'agit de deux subdivisions administratives de peu d'étendue et de peu de durée, sans rapport avec le Bessin saxon du VIe siècle, dont l'origine est à rechercher sans doute dans la transplantation des Saxons vaincus par Charlemagne après la campagne de 804.
Comment les Saxones Bajocassini s'établirent-ils en Normandie ?
Prentout émet l'hypothèse qu'ils représentent ou bien un détachement des Saxons de la Loire venus se fixer dans l'Ouest de la Normandie à la suite d'un raid, ou bien encore une bande d'envahisseurs de Grande-Bretagne portée au Ve ou au VIe siècle vers le littoral du Calvados. Mais, d'une part, la date du vie siècle est trop tardive, comme le montrent quelques faits de chronologie linguistique.
D'autre part, le nombre des noms de lieu saxons de la Basse-Normandie et l'importance des troupes engagées au combat par les rois francs ne semblent pas conciliâmes avec les effectifs d'un simple détachement. Enfin, c'est en longeant les côtes que les Saxons poussèrent jusqu'à la Gironde. On peut admettre qu'ils employèrent, autant que faire se put, le même mode de navigation lors de la conquête de l'Angleterre : ils s'embarquèrent le plus près possible de l'île, sur les côtes de la mer du Nord et vraisemblablement sur celles de la région boulonnaise, à proximité de la Grande-Bretagne, où la colonie saxonne antérieurement établie leur offrait en outre une commode base de départ. Il est dès lors peu vraisemblable qu'ils aient pu s'écarter à ce point de leur route ou même, si l'on admet qu'ils aient essuyé une forte tempête, qu'ils aient pu être drossés en aussi grand nombre jusqu'au littoral du Bessin et du Cotentin. Schwarz, nous l'avons vu, pense que les premiers Saxons qui se fixèrent en Normandie franchirent le limes en 406. Cette hypothèse, confirmée pour ce qui est de la date par la phonétique, semble la plus vraisemblable. Il faut cependant remarquer que ce gros a dû être précédé et suivi par des groupes plus ou moins importants venus par mer.
Nous disposons enfin d'un intéressant passage de Procope qui, dans La guerre des Gots, mentionne une migration saxo-frisonne en pays franc au VIe siècle. Il écrit en substance - « L'île de Bretagne est habitée par trois peuplades fort nombreuses soumises chacune à l'autorité d'un roi. Ces peuples se nomment les Angles, les Frisons et, portant le même nom que l'île, les Bretons. La population de ces tribus est si énorme que chaque année des quantités de gens quittent ce pays avec femmes et enfants et passent chez les Francs. Ceux-ci installent les nouveaux venus sur la partie de leur territoire qui leur paraît la moins peuplée, et de cette circonstance, ils tirent pour eux certaines revendications sur l'île. En tous cas, peu de temps auparavant, lorsque le roi franc (il s'agit de Theodebert) envoya quelques-uns de ses hommes de confiance en ambassadeurs à Byzance auprès de l'empereur Justinien, il fit don de quelques Angles pour donner l'impression que cette île était sous sa domination » (1). Si, d'une part, il ne fait pas de doute que Procope parle de la migration des Celtes fuyant l'invasion anglo-saxonne et venus s'établir en Bretagne, il mentionne également une migration anglo-frisonne et le don d'esclaves angles. Il semble que l'historien, dont on ne doit généralement accepter les assertions qu'avec prudence, ait été bien informé en l'occurrence.
Les causes et les circonstances de cette migration sont certes inconnues et son importance, en ce qui concerne ces « anglo-frisons », est certainement exagérée, mais le fait ne parait guère contestable, et il est en outre probable que les immigrants s'établirent dans le Boulonnais (2) et en Normandie. La géographie linguistique et quelques indices de chronologie phonétique montrent en effet que du vie au ix6 siècle environ, date des premiers raids Scandinaves en Normandie, des Saxons venus d'Angleterre s'établirent dans cette province, en particulier dans le Pays de Caux, la vallée de la Seine et très vraisemblablement aussi dans le Bessin et le Cotentin.
LES DONNÉES TOPONYMIQQUES
La colonisation saxonne dans l'Ouest de la Normandie, connue par les textes, est confirmée par la toponymie qui nous enseigne en outre l'existence d'établissements saxons sur d'autres points de la province, dans le Pays de Caux, la vallée de la Seine, dans l'Orne, l'Eure et enfin dans les îles anglo-normandes.
Si aucune source scripturaire ne mentionne la prise de ces îles par les Saxons, la Vie de saint Marcouf relate cependant que sous les fils de Clovis, donc au milieu du VIe siècle, l'île de Jersey fut attaquée par trois mille Saxons repoussés par les habitants au nombre de trente seulement, exaltés à la résistance par saint Marcouf. Si les circonstances de cet exploit sont légendaires, le fait même ne semble pas contestable, car la toponymie nous enseigne, comme nous le verrons, que les îles anglo-normandes succombèrent alors ou finirent par succomber à l'assaut des barbares dans la seconde moitié du VIe siècle.
De même, la toponymie nous enseigne une expansion saxonne à l'intérieur de la Normandie ainsi qu'une immigration postérieure qui se poursuivit vraisemblablement du VIe au IXe siècle, date des premiers raids Scandinaves, en gros circonscrite à la Seine-Maritime, faits sur lesquels les textes sont également muets.
C'est Huet qui, au début du XVIIIe siècle, semble avoir été le premier à signaler l'existence de noms de lieu saxons en Normandie. Depuis, un certain nombre d'études de détail ont été consacrées à ce sujet qui, au XXe siècle, a connu un regain d'intérêt en partie suscité par le millénaire de la fondation de la Normandie. Nous citerons, parmi les plus importantes, celles de Charles Joret .- Des caractères et de l'extension du patois normand, Paris, 1883 ; Les noms de lieu d'origine non romane et la colonisation germanique et Scandinave en Normandie, important article paru dans Congrès du millénaire de la Normandie, tome II, Rouen, 1912, article refondu et paru séparément à Rouen en 1913 ; celle d'Auguste Longnon dans son ouvrage posthume, Les noms de lieu de la France, Paris, 1920-1929. Il faut enfin citer les deux ouvrages de Gamillscheg : Romania Germanica, 3 vol., Berlin et Leipzig, 1934-1936, dont une édition remaniée est en cours de préparation, et Germanische Siedlung in Belgien und Nordfrankreich, Berlin, 1938, qui l'un et l'autre ne donnent cependant que de rares aperçus sur les établissements saxons en Normandie. D'ailleurs, tant que nous ne disposerons pas d'un répertoire complet des noms de lieu normands accompagnés des formes anciennes, il ne sera pas possible de consacrer à ce sujet des études approfondies (3).
Louis GUINET
Sources : Contribution à l’étude des établissements saxons en Normandie-1967-
(1) Procope, Guerre des Gots, IV, 20.
(2) Helmut ehmer, dans un article intitulé : Die sâchsischen Siedlangen auf dem franzôsischen « Litus Saxonicum », Halle, 1937, où il ne traite d'ailleurs que de la colonie boulonnaise découverte par Auguste Longnon, s'est efforcé de montrer par l'étude de la métaphonie dans les noms de lieu en -ingt(h)nn que les établissements du Boulonnais ne remontaient pas au-delà du vi* siècle, et qu'ils étaient dus à des immigrants venus du Kent, c'est-à-dire en majorité aux Jutes qui s'établirent lors de l'invasion de l'Angleterre dans cette contrée. Sans entrer dans le détail de l'argumentation, on peut dire qu'elle est valable pour les noms en -ingt(h)un. Elle est contestable pour les noms en -tun, plus anciens comme l'a montré Ekwall. En outre, l'auteur ne tient pas compte des noms en -ham qu'il considère sans preuve comme francs, dont l'origine saxonne est également ancienne, comme l'a également montré Ekwall.
Il semble donc qu'il y ait eu dans le Boulonnais comme en Normandie au moins deux vagues saxonnes : une première antérieure à l'invasion de l'Angleterre, venue du continent, une seconde, plus spécialement anglo-saxonne, postérieure à cette invasion, venue d'Angleterre, celle à laquelle Procope fait allusion. Il est dès lors possible que les mystérieux Eutii, que le roi franc ïheodebert dans une lettre à Justinien citait comme ses sujets, soient, outre les Jutes demeurés vraisemblablement sur le continent près des bouches du Rhin (cf. schwarz, op. cit., 124), les Eutii venus d'Angleterre et établis dans le Boulonnais et la Normandie, seules colonies saxonnes connues en Gaule franque.
(3) Signalons que cet énorme travail a été entrepris par MM. Adigard des Gautries et Lechanteur. Il est en cours de publication dans le supplément aux Annales de Normandie (S.A.N.).