Un texte de Snorri Sturluson éclaire nettement le comportement du Dieu du combat envers les guerriers:
«Quand Odin était en campagne il apparaissait très redoutable à ses ennemis. La raison en était qu'il connaissait l'art de changer d'aspect et de silhouette quand il le désirait... Odin avait une telle puissance qu'au combat il pouvait rendre ses ennemis aveugles ou muets ou comme paralysés par la terreur, et leurs armes ne taillaient ensuite pas plus que des verges. Mais ces propres hommes allaient sans broignes, et ils étaient sauvages comme des chiens ou des loups. Ils mordaient leurs boucliers et étaient forts comme des ours ou des taureaux. Ils écrasaient la piétaille et ni le feu ni l'acier ne pouvaient avoir raison d'eux. On appelait cela «Berserkergang». Si Odin voulait changer d'apparence, son corps était là comme mort ou endormi mais lui même était un oiseau ou un animal sauvage, un poisson ou un serpent. En un instant il pouvait rejoindre des pays éloignés dans son aspect ou dans d'autres. »
Ce que Snorri rapporte des «propres hommes d'Odin», c'est-à-dire des guerriers qui se trouvaient sous sa protection particulière, est si essentiel que nous devons nous occuper totalement de leur curieuse apparition. Il existe assez de témoignages, bien précis pour la seule Scandinavie; cependant, de nombreux éléments prouvent que l'état de Berserker était autrefois répandu chez les autres Germains. Dans les mythes divins et dans les romans héroïques, il joue un rôle important comme dans les histoires de familles (les Sagas) à l'éclairage plus direct. Pour obtenir une image fidèle nous prendrons essentiellement conseil auprès de ces Sagas (1).
Historiquement, l'état de Berserker va jusqu'à l'époque de Hakon, Jarl de Trondheim (mort en 995), il tombe ensuite en décadence sous l'influence du christianisme. Au neuvième siècle — nous ne pouvons pas aller au-delà car ce n'est qu'à cette époque qu'on commence à relater les événements de manière historique :
« Il était encore en pleine floraison. Harald à la belle chevelure, le fondateur de la Norvège unifiée, avait constamment autour de lui une troupe de douze Berserker, il leur confiait la garde de l'étendard et leur attribua sur son bateau de guerre nouvellement construit, le célèbre «Dragon», la place sur la défense avancée qui de tous temps était destinée aux plus courageux (2). Dans le combat décisif du Bocksfjord (872) qui apporta à Harald la victoire décisive sur les petits princes et les paysans, ils s'illustrèrent particulièrement et le Skalde Thorbjörn Hornklofi, qui lui-même avait était témoin du combat, composa pour eux le chant du corbeau:
Peaux de loups ils s'appellent,
on les voit agiter
les boucliers sanglants.
Ils rougissent les épées
quand ils viennent au combat;
le sage roi dans le combat se fait protéger
par de rudes héros qui taillent dans le bouclier.
et auparavant :
Là hurlaient les Berserkers
la bataille éclatait
Peaux de loups hurlant sauvagement,
les javelots tournoyaient (3).
En parlant du combat, la Saga d'Égil dit: «Là, parmi ceux qui s'étaient tenus devant la voile sur le bateau du roi, il n'en était pas un sans blessure à l'exception de ceux que le fer ne toucha pas. C'étaient les Berserkers (4). »
Snorri, dans la «Heimskringla» (qui relate l'histoire des rois de Norvège), décrit l'époque de Harald à la Belle Chevelure et celle de ses successeurs ; il cite plusieurs hommes qui étaient de «puissants Berserkers» (5). Célèbre était Vif qui, avec son fils Skallagrim, opposa au roi une résistance particulièrement acharnée. «Il pouvait, dit la Saga d'Egil (6), donner un bon conseil en toute occasion car il comprenait tout. Mais chaque fois qu'arrivait le soir, il se renfrognait et peu de gens pouvaient arriver à parler avec lui. A la tombée du jour il avait l'habitude de commencer à sommeiller. On racontait qu'il se promenait fréquemment de nuit sous un aspect transformé. C'est pourquoi les gens le nommait Kveldulf, c'est-à-dire le loup du soir. »
Le père et le fils, qui avaient refusé de se plier à la volonté du souverain, décidèrent après le combat du Bocksfjord d'abandonner la ferme des ancêtres et de chercher une nouvelle patrie en Islande nouvellement colonisée. Tandis qu'ils naviguent encore le long de la côte de la Norvège, ils rencontrent deux hommes du roi qui soutiennent sa puissance et jouissent d'une haute faveur auprès de Harald. Aussitôt ils se lancent à l'attaque et une rude bagarre s'ensuit. Kveldulf tombe alors dans la fureur du Berserker et tue tous les hommes qui s'opposent à lui. Les hommes du roi ont été écrasés mais le vieux Bondi (paysan libre) est si exténué après cette affaire qu'il meurt sur le bateau pendant le voyage (7). Son fils Skallagrim a hérité du père le fait de voir sa force augmenter de façon considérable après le coucher du soleil même s'il ne connaît pas de mutation dans son aspect physique. Il manqua de peu de tuer son propre fils Egil dans un tel moment, si sa fille qui était magicienne ne l'en avait pas détourné par présence d'esprit (8). Caractéristique est le fait que la fureur se dilue au fil des générations.
Ainsi, le célèbre Skalde Egil, descendant de Kveldulf, possède encore la force surnaturelle de ses pères et cela dès son jeune âge mais par contre il n'est plus question pour lui de «mutation du soir» (9).
L'histoire de Halli et Leiknir qui se déroule à l'époque du Jarl Hakon éclaire d'une lumière intéressante l'état de Berserker (10), même si la consignation tardive des faits présente un certain état de décadence: l'Islandais Vermund est accueilli avec beaucoup d'honneurs dans la suite du Jarl Hakon. Il passe tout l'hiver à ses côtés et doit faire son choix dans le bien du Jarl avant son retour en Islande. A la cour de Trondheim se trouvent deux frères qui ont été envoyés en présent au puissant Jarl par le roi de Suède. «L'un s'appelait Halli et l'autre Leiknir. C'étaient de grands et solides hommes et nulle part en Norvège on n'en aurait alors trouvé d'équivalents. Ils tombaient souvent dans la fureur du Berserker et n'avaient plus attitude humaine quand ils se mettaient en colère. Ils restaient là, possédés comme des chiens, et ni le feu ni le fer ne les effrayaient. Habituellement on s'accordait bien avec eux si on ne se trouvait pas sur leur chemin. Ils devenaient cependant querelleurs dès qu'on les approchait de trop près.»
Vermund demande ces Berserkers à Hakon. Il a pourtant son idée : «Je crois que leur force dépasse celle de la plupart des fils de paysans qui doivent être tenus avec discipline et obéissance même s'ils ont toujours été volontaires à mon service». Les frères s'y opposent d'abord puis ne partent avec l'Islandais que lorsqu'il leur promet d'exaucer tous leurs désirs. Leurs rapports mutuels restent tout d'abord supportables jusqu'à ce que Halli exige de Vermund qu'il l'aide à contracter un bon mariage. Vermund se trouve embarrassé car il sait qu'il n'y a pas une seule femme de bonne famille dont un Berserker puisse demander la main et il élude la sommation de Halli. Le mauvais esprit du loup s'empare alors de lui et, lorsqu'une dangereuse querelle survient entre eux, Vermund juge préférable de se débarrasser de ces deux compagnons encombrants. Il en fait cadeau à son frère Styr ; cela ne va pourtant pas mieux et Halli lui réclame sa propre fille. Styr demande conseil à un prêtre du temple. Il s'en sort par une ruse; Styr fait dépendre la main de sa fille d'exploits particuliers que Halli doit accomplir selon l'ancienne tradition. Styr exige le tracé d'un chemin à travers le grand champ de lave qui se trouve derrière sa ferme jusqu'à la mer, la construction d'un enclos à moutons au milieu du champ et d'un mur de blocs de lave entre ses pacages et ceux de son frère Vermund. Les Berserkers se mettent au travail et en peu de temps le travail gigantesque est achevé; on peut encore en voir les traces aujourd'hui. Entre temps Styr leur a préparé un bain dans une salle de bains souterraine. «Les Berserkers rentrèrent le soir très fatigués à la maison, ainsi qu'il en est des hommes qui changent d'aspect ; ils se trouvent sans force lorsque la fureur du Berserker les quitte». Ils descendent dans la pièce et Styr monte le chauffage au point qu'ils sont près d'étouffer et, lorsqu'ils cherchent à s'échapper, Styr les tue (11).
Selon la légende, les plus célèbres sont les douze Berserkers de la Saga de Heidrek (12). C'étaient les frères et les fils d'Arngrim de Bolm (dans le Helgeland, Nord de la Norvège) et d'Eyfura. Arngrim descendait du géant des eaux Starkad et passait lui-même pour être Berserker. Angantyr était le plus âgé des fils d'Arngrim, il faisait le travail de deux hommes. Les plus jeunes s'appelaient Hading, ils étaient jumeaux et accomplissaient à eux deux le travail d'un seul homme. Chacun des douze possédait une épée célèbre; Angantyr avait reçu Tyrfing de sa mère, elle avait été forgée par les nains, elle brillait claire comme un rayon de soleil et ne pouvait être tirée sans qu'un homme ne trouve la mort. Ils traversaient toutes les contrées, les pillant, et étaient toujours vainqueurs. «Et c'était leur habitude lorsqu'ils se trouvaient seuls ensembles d'accoster où ils pouvaient, l'état de Berserker (Berserkergang) tombait sur eux et ils se jetaient sur les forêts et les grands rochers; il leur est arrivé aussi de tuer leurs propres hommes et de vider leurs propres bateaux». C'est face à Hjalmar de Suède et Oervarr Odd que tous les douze frères trouvent leur perte. En buvant la bière du Jul, Angantyr a prétendu gagner Ingibjörg et demande la main de la fille du roi de Suède. Ingibjörg s'est décidée pour Hjalmar, fidèle vassal de son père. Angantyr provoque alors Hjalmar en duel, au «Holmgang». Ils se rencontrent sur l'île de Samsey (Samsö dans le Belt) mais le combat a une fin malheureuse pour lui et ses frères le suivent dans la mort (13).
Les douze plus proches amis de Hrolf Kraki étaient aussi des Berserkers, dont Bjarki et Hjalti (14). Saxo décrit (15) un Berserker du nom de Hardben qui avait en permanence douze gaillards autour de lui pour qu'ils l'attachent lorsque la fureur s'annonçait chez lui. Mais, lorsqu'il reçoit une invitation au combat du roi danois Haldan, il tombe soudain dans une telle furie qu'il déchire le bord de son bouclier avec ses dents, qu'il avale des charbons ardents, qu'il traverse un feu crépitant et tue inconsciemment six de ses compagnons. Saxo rapporte ailleurs (16) une histoire analogue concernant sept frères et ajoute «que leur crise de folie ne pouvait être apaisée par d'autres moyens que des liens solides ou par du sang humain en expiation».
Ce fut plus tard la mode d'attribuer à chaque prince décrit par les Sagas une suite de douze Berserkers qui étaient décrits comme des batailleurs semblables à Halli et Leiknir (17).
Martin NINCK (traduction Georges Bernage)
(Sources: HEIMDAL N° 32 – Automne 1980)
Notes (les références aux textes islandais se rapportent à la traduction intégrale en allemand effectuée dans le cadre de la collection «Thulé» chez Eugen Diederich) :
(1) Ce qui a été écrit de mieux sur les Berserkers reste l'ouvrage de K. Maurer, «Die Bekehrung des Norwegischen Stammes zum Christenthume» II, p. 101 et suiv.
(2) Thulé tome III p. 43, XIV 97.
(3) Th. II 194 et XVI 108.
(4) Th. III 44.
(5) Th. XVI 101 et 107.
(6) Th. III 29.
(7) Th. III 82 et suivantes.
(8) Th. III 109 et suivantes.
(9) Par contre, son ami Oenund, «qui était l'homme le plus fort dans la
troupe d'Egil», avait la réputation «de changer parfois d'apparence», III
199. Le comportement entre Skallagrim et Egil est analogue à celui de Tho-
rolf Haengson et de son filsOrm (XVII 106 et suiv.): on croyait encore que
son père pouvait se dédoubler, le fils n'en avait plus que la force. «Tous
ses amis comme ses ennemis disaient qu'il avait été l'homme le plus fort de
toute l'Islande pour les époques anciennes et modernes et ne s'était pas
dédoublé une seule fois», ajoute de manière significative l'auteur de la
Saga. L'histoire de Snorri le Godi dit d'un Berserker (VII 149) : « 11 passait
pour se dédoubler tant qu'il était païen. La plupart perdirent alors leur
force magique quand ils furent baptisés».
(10) Th. VII 58 et suiv.
(11) D'autres exemples dans les Sagas des familles, Thrand VII 149, Moldi
XI 243, XXIII 153.
(12) Heidreks. c. 2. suiv.
(13) Comp. avec les deux chants du combat de Samsey et le chant de mort
de Hjalmar Th. I 196 suiv.
(14) Chez Snorri, Th. XX 198.
(15) Page 223.
(16) Page 221.
(17) Par exemple Th. XXI 248 et 277 suiv.