La nuit commence au cap Horn

 

Pendant toute notre jeunesse nous avons cherché les routes difficiles. Nous vagabondions près des pôles où les dernières taches blanches de la carte du monde flottent comme des icebergs sur le bleu pâle des atlas et des mers froides. Nous suivions les chiens de traîneau, en Alaska, avec les héros de Jack London et nous nous perdions, corps et biens, au large de l’Islande sur le Pourquoi-Pas du commandant Charcot. Nous vivions avec Byrd, Nobile, Scott et Amundsen. Et nous pleurions de rage sur les vieilles gravures de nos livres de prix parce que les grands trois-mâts pourrissaient dans les bassins et que nous ne doublerions jamais le Cap Horn à la voile.

En doublant le Cap Horn, les marins d’autrefois avaient connu le « ourage et ce qui est au delà du courage, la joie et la peur tout ensemble. Les vagues étaient si hautes et la brume si épaisse que l’on ne voyait même plus les falaises couvertes de neige et ces rochers où se déchiraient les navires de Hambourg, de Liverpool et de Bordeaux… Il y avait eu autrefois des hommes sur ces îlots. Ils nous étaient plus étrangers que ceux de la préhistoire. Pilotins sur les goélettes de nos songes, nous n’avions d’yeux que pour nos capitaines et nos matelots. C’étaient nos grands frères, des hommes de nos rivages. Ils parlaient flamand, breton ou basque, comme les pêcheurs des petits ports où nous passions nos vacances.

En 1953, j’ai brutalement senti, en tournant les pages de La nuit commence au Cap Horn, la morsure du sel, le sifflement du vent, et ce vertige de la solitude dans le grand silence blanc, quand rien ne semble survivre à l’interminable crépuscule polaire. Voici un de ces livres inoubliables qui nous entraînent à jamais dans un autre univers. Et cet univers est le nôtre, à des milliers et des milliers de kilomètres de nos rivages tempérés. Chassés de nos rues et de nos plages par les petits intellectuels fragiles, par leur vice pauvre, par leur amour immodéré des prolétaires et du whisky, par leur snobisme social, nous ne savions plus dans quel exil se trouvaient les vrais écrivains. André Malraux ne faisait plus dialoguer que le silence et Montherlant se masquait de bronze romain. Il nous restait le scoutisme littéraire de Brasillach et de Saint-Exupéry. Parfois, nous suivions les Hussards dans leurs chevauchées mais ils n’avaient pas le souffle des cavaliers du Hedjaz et de l’Arizona. Pour respirer l’air du large, nous nous réfugions au cinéma.

 

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Et puis il y eut Saint-Loup. Quel ouragan! C’est d’abord ce que j’ai vu dans ce livre: un souffle qui venait d’un autre monde, à l’autre bout de la terre. Et ce monde était notre monde, celui de la volonté de puissance et de l’esprit de sacrifice, celui des hommes qui choisissent leur aventure et se donnent jusqu’à la mort à un héros qu’ils portent au fond de leur cœur et qui n’a pas d’autre nom qu’eux-mêmes. Le bouquin de Saint-Loup tranchait dans l’arbre mort de la littérature comme une hache.

Il ne s’agissait plus de juger cet homme selon les règles habituelles de la critique. Enfin nous étions au-delà de l’écriture, dans une aube incertaine où allait se lever un jour déchirant. En lisant La nuit commence au Cap Horn, nous avions l’impression de remonter à la surface, vers la lumière et le soleil, comme ces plongeurs qui lentement surgissent des ténèbres marins. Je ne devais pas être le seul à me faire emporter par ce livre. Les spécialistes eux-mêmes avaient le souffle coupé. Et c’est la course aux prix…

Francis Carco lance le bouquin sur la table des Goncourt. Très vite, il gagne la moitié des voix. Colette téléphone même au directeur littéraire des éditions Plon pour lui dire que c’était gagné et que La nuit commence au Cap Horn serait le Prix Goncourt 1953.

Mais Le Figaro Littéraire (et Immobilier) publie un écho révélant que Saint-Loup n’est autre que Marc Augier, ancien animateur des auberges de jeunesse, rédacteur en chef de La Gerbe de Châteaubriant, combattant volontaire du Front de l’Est et condamné à mort par contumace. Un policier s’en va recopier le dossier au Tribunal Militaire et le communique à Roland Dorgelès: Et le prix Goncourt est attribué à Pierre Gascar pour Le temps des morts.

Douze ans plus tard, personne ne songe plus à ce lauréat de circonstance. Les Presses de la Cité par contre viennent de faire reparaître La nuit commence au Cap Horn. Le livre de Saint-Loup ne sera certes pas repêché pour le Goncourt 1965. Mais il va avoir des dizaines de milliers de lecteurs. En tirant sur sa pipe, Saint-Loup évoque cette année 1948 où il profita de son poste de conseiller technique des questions de montagne dans l’armée argentine pour partir à la découverte du Chili austral:

Chez les Pères salésiens de Magellan, j’ai compris pourquoi les peuplades indigènes avaient disparu: on avait voulu les faire vivre dans un cadre qui n’était pas le leur. C’était un véritable génocide. Les missionnaires qui avaient évangélisé ces tribus avaient voulu transgresser la loi qui fait les hommes différents.

Il se lève, me montre les photographies de montagnes balayées par le vent :

— On ne triche pas avec la loi du 55°parallèle sud. La véritable liberté, c’est de respecter la nature. Vouloir déformer les pays et les hommes est le pire des crimes.

— Et votre livre ?

— Je l’ai écrit pendant l’hiver de 1950-51 en Italie, à Courmayeur. Il neigeait presque tous les jours. Je n’avais pas quitté le Cap Horn…

Ce roman écrit après tant d’aventures, c’est du meilleur Saint-Loup. On devine à chaque page l’homme d’action. Aviateur qui a cassé du bois et motocycliste qui a dévoré des kilomètres, skieur en Laponie et guerrier en Ukraine, alpiniste, explorateur, cavalier. Un homme tout d’une pièce, écrivain, montagnard, historien, voyageur. Et, avec lui, nous suivons, pas à pas et jour par jour, le pasteur Duncan Mac Isaac. Il y a cent ans ce missionnaire méthodiste va tenter l’impossible en voulant convertir au christianisme les Indiens de la Terre de Feu. Il veut nier le réel, oubliant que les hommes sont déterminés par leur race avant de l’être par leur religion. Et en voulant sauver les âmes, il va détruire plusieurs tribus. Ce roman est le plus grand réquisitoire contre le colonialisme…

La nuit commence au Cap Horn qui décrit l’agonie d’une race, se trouve dans la droite ligne du réalisme biologique mais il ne correspond guère à l’idée que les anti-racistes se font du racisme. Ils seront bien en peine d’y découvrir la moindre “apologie du crime”. Bien au contraire, Saint-Loup démontre — et avec quel souffle épique — que c’est l’universalisme qui est un crime, la religion un mirage et que la véritable liberté, pour chaque homme et pour chaque peuple, c’est d’abord le droit d’être soi-même.

Jean Mabire

Source: Europe-Action n°35, nov. 1965.

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