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Traditionnellement, on considérait qu'il y avait deux formes de lecture: la forme grecque et la forme orientale. Les Grecs, lorsqu'ils prenaient un livre en main, y cherchaient une sorte « d'écriture » qui stimulerait leur conversation, car ils étaient avant tout de fins causeurs (il suffit de lire les dialogues platoniciens), et ils concevaient les livres comme des « drogues de sagesse » qui pouvaient stimuler l'intelligence (mais aussi l'engourdir, comme l'affirme Socrate dans « Phèdre »).

La lecture orientale, en revanche, conçoit le livre comme le réceptacle d'un dogme pétrifié, dans le style du Talmud ou des Védas (ou de la Bible du lugubre Luther). Si la lecture orientale réduit au minimum l'initiative du lecteur, la lecture grecque transforme le livre en un stimulus mental qui peut être glosé, questionné et même réfuté par le lecteur. Si la lecture orientale risque de créer des lecteurs fanatiques de livres uniques, la lecture grecque encourage le lecteur à « sauter » des passages du livre, comme le font les lecteurs las qui veulent seulement savoir ce qui se passe et être « accrochés » par les livres, comme le joug accroche les bêtes.

Mais notre époque a consacré une troisième forme de lecture, que l'on pourrait qualifier sans équivoque de barbare. Grâce à la technologie, le livre n'est plus le support le plus courant de l'écriture, qui envahit désormais nos écrans, transformés en un livre de sable sans sommeil. Ainsi, submergés par l'avalanche incessante des mots, nous avons adopté cette lecture barbare, qui se contente de lire en diagonale, qui recherche l'attrait des titres grinçants, qui n'a de patience que pour l'écriture mazorale, qui abhorre les figures de rhétorique, qui exige une syntaxe minimale et un vocabulaire succinct, à la Tarzan ou à l'Indien Apache. En définitive, la technologie a imposé une lecture barbare qui n'est plus guidée par la soif de beauté et de connaissance, mais par des aspects plus ouvertement utilitaires (être « informé » ou « diverti »).

Si les modes de lecture grec et oriental nous permettaient d'échapper au manège d'un monde de plus en plus rapide, cette lecture barbare cherche précisément le contraire: elle veut nous piéger dans le bruit et la fureur de la mobilité technologique. La lecture était autrefois un exercice par lequel nous recomposions l'image d'un monde stable, transi de durée et de sens. La lecture barbare cherche au contraire à nous entraîner dans un tourbillon vertigineux qui brise le monde (ou notre compréhension du monde). Notre lecture perd ainsi toute profondeur, tout calme, toute capacité de discernement, toute sensibilité aux prémices du langage (que nous ne comprendrons bientôt plus, à l'instar de ces trolls qui commentent les articles de journaux sans rien comprendre à ce qu'ils disent).

Sommes-nous des arriérés qui ont besoin de lire à la manière grecque ou orientale, ou sommes-nous plutôt le seul reste d'humanité qui subsiste dans cette époque de barbarie haineuse ?

Juan Manuel de Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/ya-somos-barbaros-atrap...

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