INTERNATIONAL - Les offensives de Daech continuent. Depuis plusieurs jours maintenant, le groupe jihadiste qui contrôle une partie de l'Irak et de la Syrie, cherche à prendre la ville de Kobané. Troisième ville kurde de Syrie, située non loin de la Turquie, Kobané est défendue tant bien que mal par les combattants kurdes mais est sur le point de tomber. Et la coalition internationale a beau bombarder les positions de Daech, rien ne semble arrêter les jihadistes.
La possible percée de Daech (appelé aussi "Etat islamique") qui se profile met de nouveau en lumière la puissance militaire et donc financière du groupe. Qualifié depuis les avancées de cet été de groupe terroriste "le plus riche du monde", Daech tire notamment ses ressources des puits de pétrole qu'il contrôle. S'il est difficile de chiffrer précisément cette manne financière, les différentes estimations relayées récemment parlent de 1,2 à 3 millions de dollars engrangés par jour.
La rente pétrolière de Daech soulève évidemment une question: à qui les jihadistes vendent-ils leur pétrole? Comme l'a relayé Mediapart, début septembre, une petite phrase de l'ambassadrice de l'Union européenne en Irak Jana Hybaskova a provoqué des remous à Bruxelles. Devant des députés de la commission des affaires étrangères du Parlement européen, l'ambassadrice a affirmé que "malheureusement, des Etats membres de l'UE achètent ce pétrole". "Je ne peux pas partager avec vous cette information. Ce n'est pas une information publique", a-t-elle ajouté refusant de donner plus de détails aux députés. Qu'en est-il vraiment? Par quel biais ce pétrole aurait pu se retrouver en Europe? Le HuffPost a demandé a des experts du secteur pétrolier leur analyse.
Selon Pierre Terzian, directeur de Pétrostratégies, les accusations de Jana Hybaskova sont "exagérées". "Cette sortie avait surtout un but politique. Il s'agissait d'attirer l'attention, créer un choc pour que l'Union européenne se saisissent du problème posé par Daech", estime-t-il. Jean-Pierre Favennec, consultant et co-auteur de L'Atlas de l'Energie souligne de son côté que "des Etats ou de grandes sociétés ne s'amusent pas - et n'ont pas intérêt - à acheter du pétrole à des groupes comme Daech".
Toutefois, le fait que du pétrole de Daech se retrouve en Europe n'est pas impossible. Si le marché des hydrocrabures est censé être transparent et le pétrole traçable, il existe aussi un marché bien plus opaque. "Quand une entreprise achète du pétrole, elle est censée savoir d'où il provient grâce à ce qu'on appelle le certificat d'origination", indique Maïté de Boncourt, chercheuse associée au Centre Energie de l'Ifri. "La traçabilité doit pouvoir se faire", ajoute Jean-Pierre Favennec qui explique que le raffineur qui achète du pétrole a d'ailleurs plutôt intérêt a savoir d'où il vient pour éviter les produits de mauvaise qualité.
Des réseaux clandestins bien en place
Mais, souligne Maïté de Boncourt, maquiller l'origine d'un pétrole est clairement faisable. Pour cela, deux solutions: soit le mélanger avec un pétrole "identifié" soit en détruisant les preuves de son origine c'est-à-dire en falsifiant le certificat d'origination. Et vu que ce dernier est délivré par les chambres de commerce locales, on imagine bien les fraudes qui peuvent exister dans un pays qui souffre de corruption.
Ces procédés sont ceux utilisés par les réseaux clandestins. "Souvent dans des situations d'embargo ou de conflits, des réseaux parallèles se mettent en place. Cela a par exemple été le cas après l'invasion du Koweït par l'Irak et la mise en place du plan 'Pétrole contre nourriture'", rappelle Maïté de Boncourt. Ce plan, supervisé par l'ONU, a été mis en place pour subvenir aux besoins humanitaires des Irakiens après que le pays a été sanctionné économiquement. Entre 1996 et 2003, Bagdad pouvait vendre tous les 6 mois pour 2 milliards de dollars de barils à condition d'allouer les recettes à la population. Sauf que le gouvernement de Saddam Hussein met en place un vaste système de corruption pour détourner le plan. "Du pétrole de contrebande est également vendu aux frontières, rapportant 11 milliards de dollars au régime baasiste", rappelle Le Monde. "Daech ne fait qu'utiliser d'anciens canaux parallèles, dont ceux qui existaient a cette époque", poursuit Maïté de Boncourt.
Double jeu turc
Aujourd'hui, ces réseaux parallèles se situent en partie le long de la frontière turque. Et cela s'explique notamment par deux raisons. Premièrement parce qu'en Turquie le prix du pétrole est élevé, précise Pierre Terzian de Pétrostratégies. Selon lui, c'est d'ailleurs ce pays qui est le premier destinataire du pétrole du groupe jihadiste. "Daech a la possibilité d'écouler ses stocks en Turquie, du sud jusqu'au centre du pays. Pourquoi l'organisation s'embêterait-elle à vendre son pétrole en Europe, qui est géographiquement éloignée et qui mets en place des barrières douanières?", s'interroge-t-il. "Si de gros volumes sortent de Syrie, ils sont écoulés en Turquie", affirme-t-il, soulignant que le gouvernement turc avait fermement démenti ce commerce illicite. "En revanche, le pétrole des jihadistes peut effectivement être déguisé sous forme turque", remarque Pierre Terzian. C'est donc éventuellement par ce biais que du pétrole de Daech pourrait être ensuite acheminé en Europe via le port de Ceyhan, "grand hub pétrolier turc par lequel transite également le pétrole des pays du Golfe", rappelle Maïté de Boncourt. "Il y a sans doute des Etats membres qui achètent ce pétrole depuis la Turquie, sans trop savoir d'où ce pétrole provient exactement", commentait ainsi pour Mediapart l'eurodéputée portugaise Ana Gomes.
L'autre facteur qui explique que le trafic a lieu dans cette région, c'est la frontière très poreuse entre la Syrie de Bachar al-Assad et la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. Au-delà de la corruption qui peut exister, la perméabilité de la frontière a, selon Pierre Terzian, été favorisée par la Turquie dans un but politique. "En ne tenant pas correctement sa frontière, la Turquie a favorisé l'émergence de Daech avec pour objectif l'affaiblissement de Bachar Al-Assad dont Erdogan s'est désolidarisé après le soulèvement de la population", analyse-t-il. Une attitude ambivalente décryptée dans les colonnes du HuffPost par Jana Jabbour, doctorante et enseignante en Relations internationales et en sociologie politique à Sciences Po.
Tour de passe-passe en Méditerranée
Par ailleurs, nombreux sont les observateurs à s'interroger sur ce qui se passe au Kurdistan irakien. Toutefois, la situation est très différente de celle à la frontière turque. La rente pétrolière et l'exportation sont en effet depuis longtemps un sujet de discorde entre le gouvernement central irakien et le gouvernement régional du Kurdistan. "Bagdad a toujours interdit l'exportation du pétrole kurde. Or, en juin dernier, le Kurdistan a bravé cet interdit", rappelle Maïté de Boncourt qui précise que cette décision a été prise publiquement et non de manière clandestine. "De fait, plusieurs questions peuvent se poser, ajoute-t-elle. D'abord, vu le contexte actuel, y a-t-il des réseaux illégaux qui se sont développés au Kurdistan?". Une supposition régulièrement relayée comme une affirmation mais qui mérite nuance et précaution. A ce sujet, Pierre Terzian explique que certains intermédiaires peu scrupuleux (et non pas les autorités kurdes) ont pu à un certain moment acheter du pétrole de Daech via des canaux parallèles. Mais selon lui, ces échanges n'ont plus lieu aujourd'hui. Ils se sont arrêtés lorsque l'organisation jihadiste a pris de l'ampleur et s'est montrée menaçante envers les Kurdes. Maïté de Boncourt estime par ailleurs que ce qui se passe au Kurdistan est "une question de fédéralisme et de lutte pour l'indépendance et la mainmise sur les ressources, qui n'a rien a voir avec le terrorisme".
L'autre interrogation qui concerne le Kurdistan, c'est comment et à qui est vendu ce pétrole, observe également la chercheuse associée de l'Ifri. Cette dernière question a justement été au cœur d'une polémique lors de la première exportation du pétrole kurde. Bagdad ayant menacé de sanctions quiconque achèterait ce pétrole, un drôle de manège a eu lieu dans les eaux de la Méditerranée. Un des tankers transportant le pétrole kurde, le United Emblem, a transféré au large de Malte sa cargaison dans un autre tanker, l'Altaï, qui lui a accosté en Israël. L'agence Reuters, qui a relaté l'affaire, précise qu'elle n'est pas en mesure de dire si Israël en est l'acheteur ou si un autre acquéreur s'est manifesté. "Les cargaisons de pétrole changent souvent plusieurs fois de main avant d'atteindre leur destination finale", peut-on lire. Une opération de transfert du même type s'est déroulée fin juillet en mer de Chine méridionale cette fois-ci. Ce système qui multiplie les intermédiaires rend ainsi plus compliquée l'identification du maillon en bout de chaîne.
Dans l'hypothèse où du pétrole de Daech arriverait à passer par cette voie là, difficile donc de savoir qui en serait l'acquéreur. Jana Hybaskova faisait-elle allusion à ce genre de stratagème en disant que des membres de l'UE achetaient ce pétrole? Pour le moment, elle est la seule à connaître la réponse.