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Les activistes animalistes de L214 défraient régulièrement la chronique par leurs actions d’intimidation spectaculaires. L’association, engagée dans une guerre culturelle contre l’ « exploitation animale » et la consommation de viande, justifie la violence par une éthique de conviction estimée supérieure à celle des « spécistes » – entendons, toute personne qui commet le crime impardonnable de se nourrir avec des aliments issus de la production animale. Mais son agenda politico-idéologique n’est pas gratuit. Et la trésorerie de 4,9 millions d’euros, en hausse de 2,5 millions par rapport à l’exercice de l’année précédente, dont elle dispose ne se justifient pas par les seuls dons des adhérents. Dans le rapport de décembre 2017 du commissaire aux comptes sur les comptes annuels, L214 a en effet reçu un don d’1,1 millions d’euros de l’Open Philanthropy Project (OPP).L’OPP, créé par un des co-fondateurs de Facebook, n’est qu’un des éléments d’une constellation d’acteurs américains engagés dans un nouveau marché porteur, celui des substituts à la viande : protéines issues des insectes, steaks au soja, et, spécimen emblématique du genre, la viande moléculaire. En créant un besoin nouveau (« se passer de la viande »), les acteurs de ce marché vont faire peser, à terme, une menace existentielle sur le secteur agro-alimentaire français.
L’enjeu du mode d’alimentation
Alors que la consommation de viande recule en France de 12% depuis dix ans selon une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, celle des substituts à la viande a augmenté de 451% en Europe en l’espace de quatre ans. Ce nouveau marché, porté par les magnats de la Silicon Valley et les GAFAM, devrait générer 6,3 milliards de dollars de revenus en 2023. Dans cette lutte pour la conquête du marché alimentaire de demain, l’inégalité des armes est la règle. Car ce ne sont pas seulement aux bons petits soldats de l’idéologie végane qu’ont affaire nos paysans producteurs de viande, mais à de puissants intérêts financiers, dont L 214 et consorts sont les pions.
Prenons l’exemple de Jeremy Coller, fondateur britannique de Coller Capital, fonds d’investissement capitalisé à pas moins de 17 milliards de dollars. Considéré par la revue Financial News comme personnalité de la décennie en 2013, il lance l’initiative FAIRR (Farm Animal Investment Risk & Return) dans le but, assumé, de supprimer l’industrie de la viande. Son agenda politico-économique, les moyens financiers colossaux dont il dispose, sont une source d’inquiétude de premier ordre pour les producteurs traditionnels français : en 2012, en effet, il rachète la branche capital-investissement du Crédit Agricole pour en faire, une année après, une société de gestion indépendante : OMNES Capital. Parallèlement à cette entrée fracassante sur le marché français, Jeremy Coller investit personnellement dans les entreprises et startups américaines engagées dans la production de viande moléculaire et autres substituts à la viande.
Les stratégies cachées sur le marché de l’alimentation
Parmi elles, Beyond Meat, dans laquelle a investi le géant américain de la production de viande Tyson Foods (38 milliards de dollars chiffre d’affaires) dans le cadre d’une levée de fonds de plus de 55 millions de dollars. Elle n’est pas le seul élément du dispositif : citons par exemple Impossible Foods, qui a récolté entre 75 et 108 millions de dollars auprès, entre autres, de Google Ventures et Bill Gates. Forte de l’engagement de ses généreux mécènes, le capital de l’entreprise s’élevait en 2017 à 300 millions de dollars. Ou encore Memphis Meats, dont on retrouve une nouvelle fois Bill Gates parmi la liste des donateurs, mais aussi Richard Branson, fondateur de Virgin Group.
La lutte dans laquelle les agriculteurs français sont de facto engagés est donc particulièrement inégale. Dans ce rapport de force qui oppose David à Goliath, les groupes d’intérêts prônant les substituts à la viande organisent également des attaques contre la filière viande. Jeremy Coller ne se contente pas de financer les entreprises d’un marché en création : il s’agit aussi de tarir les sources de financements de l’industrie de la viande traditionnelle.
Pour ce faire, Jeremy Coller agit principalement sur deux fronts. Il cible d’une part les sources de financement potentielles de la filière viande, soit les entreprises productrices de viande, les entreprises clientes et les financiers. Par l’entremise d’acteurs « neutres », notamment des cabinets de conseil, les acteurs de premier plan de la filière viande sont « avertis » des risques financiers majeurs qui pèseraient sur cette industrie. La technique employée ici est la remise en question de la rentabilité et de l’avenir d’une filière grâce à l’aide d’une batterie de supposés spécialistes, en réalité rattachés à Jeremy Coller. La deuxième cible est les ONG britanniques. Jeremy Coller noue des partenariats avec des ONG britanniques expertes du sujet, CIWF (Compassion in World Farming) notamment, qui sont mobilisées pour agir sur le terrain des normes. Ces dernières, bénéficiant d’un fort capital réputationnel, disposent d’une position avantageuse pour influer sur les normes qui réguleront la filière de la viande de demain.
Un enjeu national et européen
Les puissances financières américaines se sont ainsi sont bien positionnées pour changer les habitudes de consommation des Français. Grâce à des financements massifs issus des grandes entreprises du numérique, et d’acteurs privés influents notamment Jeremy Coller, la consommation des substituts à la viande progresse de façon exponentielle en France. Grâce à un travail de fourmi visant à décourager les financements auprès des acteurs du marché, la filière viande est attaquée à la source. En contrôlant le terrain des normes, c’est également l’avenir d’une filière qui se retrouve entre les mains de personnes qui recherchent son extinction. Il s’agit donc bien d’un combat qui se mène aujourd’hui, sur le terrain financier, aux Etats-Unis, en Union européenne mais aussi en France auprès des acteurs du marché, pour démanteler une filière cruciale pour l’industrie agroalimentaire française.
« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » disait le philosophe. Un monde désincarné aux accents dystopiques, où le lien entre l’homme et son environnement est rompu, voilà ce vers quoi nous nous acheminons, lentement mais sûrement. Si beaucoup reste à faire pour garantir le bien-être animal, il nous appartient de faire émerger le compromis entre le respect de notre environnement, et de nos traditions.
Christian Harbulot
source: Infoguerre
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Le philosophe Jean-Claude Michéa, auteur de Les mystères de la gauche : de l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu (Climats, 2013), répond à un billet de Philippe Corcuff publié le 25 juillet 2013. Cette critique n'a pas vieilli, bien au contraire.
En réponse à Corcuff
Cher Philippe,
J’ai décidément dû taper dans une sacrée fourmilière pour susciter ainsi une telle levée de boucliers ! On ne compte plus, en effet, les courageux croisés de la sociologie d’Etat qui ont jugé soudainement indispensable de mettre en garde le bon peuple – il est vrai déjà suffisamment échaudé par l’actuelle politique de la gauche – contre le caractère profondément hérétique et « réactionnaire » de mes analyses philosophiques. Au cœur de cette curieuse Sainte-Alliance (dont les interventions ont été largement relayées, cela va de soi, par le Net et ses trolls de service) citons – par ordre d’entrée en scène – Luc Boltanski (dont le texte, initialement publié dans le Monde, vient d’être opportunément remis en ligne par un mystérieux site « anti-Ragemag »), Serge Halimi (dans le Monde diplomatique de juin 2013), Frédéric Lordon (dans la très pierre-bergéiste Revue des livres de cet été) et maintenant toi, sur le site de Mediapart.
Bien entendu, la critique permanente des idées des uns et des autres, y compris sous une forme polémique (nous sommes, après tout, au pays de Voltaire) demeure, sans contestation possible, la condition première de toute vie intellectuelle démocratique (et donc, a fortiori, socialiste). Encore faut-il qu’il s’agisse réellement d’une critique et non d’une simple entreprise de désinformation ou de falsification. Lorsque –pour ne prendre qu’un seul exemple– Anselm Jappe avait entrepris, en 2008, de soumettre l’ensemble de mes positions philosophiques à une critique radicale et sans concession (l’essai a été repris dans Crédit à mort), son analyse n’en demeurait pas moins fondée sur un examen scrupuleux des textes, et témoignait ainsi d’une parfaite honnêteté intellectuelle (c’est d’ailleurs, en partie, grâce à cette critique que j’ai pu prendre une conscience beaucoup plus nette de l’importance théorique majeure des travaux de Robert Kurz et de Moishe Postone sur la loi de la valeur). Il faut dire que Jappe a été formé à l’école de Debord et non à celle de Bourdieu ou de Foucault.
Toute autre, évidemment, est la manière de procéder de nos nouveaux croisés. Trois exemples –j’aurais pu en choisir quantité d’autres– suffiront ici à expliquer un tel jugement. Lorsque, dans le Complexe d’Orphée, je moquais les recommandations de la Halde – cette noble invention de Jacques Chirac – visant à « interdire l’enseignement de la poésie de Ronsart (« discriminante envers les seniors ») ou obliger les professeurs de mathématiques à privilégier les exercices valorisant l’homosexualité » (j’ajoutais : « on imagine une démonstration du théorème de Pythagore conduite sur ces bases épistémologiques ») ce passage – en lui-même parfaitement clair – devient aussitôt, sous la plume savante de Luc Boltanski : pour Michéa, « la Halde serait coupable de prôner la “valorisation de l’homosexualité” » (Boltanski s’étant évidemment bien gardé de signaler aux lecteurs du Monde tout ce que j’avais pu écrire, par ailleurs, sur Pasolini et sur la lutte des homosexuels pour leurs droits).
Lorsque, dans les Mystères de la gauche, j’écris que nous devons définir « un nouveau langage commun susceptible d’être compris – et accepté – aussi bien par des travailleurs salariés que par des travailleurs indépendants, par des salariés de la fonction publique que par des salariés du secteur privé, et par des travailleurs indigènes que par des travailleurs immigrés », ce passage devient aussitôt, sous la plume (d’ordinaire beaucoup mieux inspirée) de Serge Halimi : pour Michéa, le pilier du nouveau bloc historique doit donc être un individu « musclé, français et chef de famille ».
Lorsque, dans le Complexe d’Orphée, j’écris que « ce n’est donc pas tant par leur prétendue “nature” que les classes populaires sont encore relativement protégées de l’égoïsme libéral. C’est bien plutôt par le maintien d’un certain type de tissu social capable de tenir quotidiennement à distance les formes les plus envahissantes de l’individualisme possessif » (« tissu social » dont j’ajoutai immédiatement que le développement de l’urbanisme libéral était en passe de l’éroder, au risque d’engendrer ainsi une « lumpenisation » d’une partie des classes populaires), ce passage devient aussitôt, sous la plume avertie de Frédéric Lordon : « Michéa s’interdit de voir que le peuple ne doit qu’à des conditions sociales extérieures (et pas du tout à son “essence” de “peuple”) de ne pas choir dans l’indecency » (et Lordon s’empressait d’ajouter que, d’un point de vue moral, les classes populaires ne valaient pas mieux que ceux qui les exploitent –le peuple étant lui aussi, selon ses mots, « capable de tout », et d’abord de « casser du gay », de « ratonner » ou de « lever le bras à Nuremberg »). Il est vrai que Frédéric Lordon a réussi le tour de force de dénoncer la « faiblesse conceptuelle » de ma théorie de la common decency tout en dissimulant constamment à ses lecteurs (et cela, pendant onze pages !) ce qui en constituait justement le pilier central, à savoir l’usage que je fais de l’œuvre de Marcel Mauss et de ses héritiers (Serge Latouche, Alain Caillé, Philippe Chanial, Paul Jorion, Jacques Godbout, etc.) afin d’en déduire une interprétation moderne et socialiste (ce que la Revue des livres –conformément à l’éthique éditoriale si particulière de Jérôme Vidal– commente joyeusement en affirmant que « Frédéric Lordon dissipe ici avec vigueur et humour les malentendus qu’une lecture superficielle des écrits de Michéa peut produire » !).
Je ne te ferai évidemment pas l’injure, mon cher Philippe, de te ranger, toi aussi, dans la même niche que ces nouveaux chiens de garde et leurs dévoués cyber-trolls. Je connais trop bien ta gentillesse naturelle et je sais aussi à quel point tu es fidèle en amitié (à défaut d’être aussi constant dans tes engagements politiques puisque, si ma mémoire est bonne, tu es déjà successivement passé par le Parti socialiste, le Mouvement des citoyens, les Verts, la Ligue communiste, le NPA et –pour l’instant du moins– la Fédération anarchiste). Si donc je retrouve dans ton texte la même propension à accumuler les bourdes théoriques les plus invraisemblables et à décrire un auteur fantasmatique dans lequel il m’est évidemment impossible de me reconnaître, au moins suis-je sûr, venant de toi, qu’il ne peut s’agir d’une quelconque opération commanditée, ni d’une volonté délibérée de dissuader le lecteur d’aller contrôler par lui-même la vérité effective de la chose (d’autant que les lecteurs de Médiapart sont quand même infiniment moins moutonniers que ceux du Monde ou de la Revue des livres). J’aurais donc plutôt tendance, dans ton cas personnel, à incriminer les effets secondaires du Publish or Perish (cette dure loi du monde néo-mandarinal à laquelle, Dieu merci, nous autres enseignants du primaire et du secondaire avons toujours pu échapper), ainsi que cette tendance assurément touchante qui a toujours été la tienne à vouloir que ton nom soit imprimé partout en lettres de feu. Double contrainte à coup sûr épuisante et qui exige une productivité d’écriture véritablement surhumaine. Car lorsqu’on se trouve ainsi professionnellement obligé d’écrire à la chaîne et de publier de façon industrielle, il arrive forcément un moment où l’on n’a plus le temps de lire sérieusement les textes qu’on est censé analyser. Reprenons donc les choses de façon plus calme et, cette fois-ci, sans sacrifier au culte moderne du fast writing (et du fast reading) de la nouvelle gauche mandarinale.
Le premier reproche que tu m’adresses c’est donc d’être à la fois « essentialiste » (je saisirais les « réalités socio-historiques comme des “essences”, c’est-à-dire comme des réalités homogènes et durables, plutôt que traversées par des contradictions sociales et historiques ») et « manichéen » (ma logique de pensée serait désespérément « binaire »). A ce niveau de généralité et d’abstraction, j’avoue ne pas trop savoir comment répondre à une telle accusation. D’autant que tu n’avances –à l’appui de ton affirmation– aucun exemple précis ni aucun argument. Disons quand même que je suis un peu étonné d’apprendre que ma présentation de l’histoire du socialisme et de la gauche (qui constitue l’axe politique principal de tous mes livres) serait « binaire » alors que tout mon travail consiste précisément à montrer qu’il est impossible de comprendre la genèse réelle du socialisme –au XIXe siècle– si on ne l’inscrit pas d’abord dans un jeu à trois (la droite cléricale et monarchiste, la gauche libérale et républicaine et le mouvement ouvrier socialiste –sachant que j’ai toujours précisé que ce jeu triangulaire autorisait toutes les passerelles et toutes les hybridations). Travail qui s’écarte, par conséquent, de l’habituel affrontement binaire et intemporel entre une « droite » et une « gauche » dont les essences respectives auraient été fixées, une fois pour toutes, en 1789 (avec comme conséquence inévitable l’idée historiquement absurde selon laquelle Marx et Bakounine auraient toujours revendiqué leur appartenance inconditionnelle à la « gauche ». J’en profite, au passage, pour te rappeler que dans les Oeuvres Choisies de Marx et d’Engels –publiées à Moscou en 1970– le terme de « gauche » n’apparaît même pas dans l’index final !). L’ennui, c’est que cette seconde interprétation est justement celle que tu défends en pratique. Si donc, sur ce point précis, quelqu’un se montre « binaire » et « essentialiste », c’est bien plutôt Philippe Corcuff que son humble serviteur.
Quant à mon « essentialisme » supposé, j’avoue être plus perplexe encore. J’ai, en effet, toujours pris soin de substituer au terme d’essence du libéralisme (tu peux, par exemple, te reporter sur ce sujet à mon entretien de 2008 avec les militants du MAUSS) celui de logique libérale (voire de « logiciel » libéral). Choix qui n’était évidemment pas innocent. Si, en effet, le concept d’essence renvoie incontestablement à une approche « platonicienne » –elle-même d’ailleurs souvent caricaturée– celui de logique (ou de dynamique) n’a clairement de sens, en revanche, que dans une perspective hégélienne et marxiste. Mais c’est peut-être ici, après tout, que se situe la véritable origine de tes erreurs de lecture. Car en m’efforçant ainsi de saisir la logique du libéralisme, je n’ai évidemment jamais prétendu décrire telle ou telle société libérale à un moment donné de son histoire (ni, a fortiori, la pensée effective de tel ou tel penseur libéral singulier). Même si j’ai dû, bien sûr, accorder une attention particulière aux circonstances historiques concrètes –et d’abord aux guerres de Religion– qui ont joué un rôle décisif dans la naissance du paradigme moderne et de l’axiomatique libérale (je te renvoie ici au dernier livre d’Arlette Jouanna sur la « Naissance de l’imaginaire politique de laroyauté », qui confirme en tout point mes analyses). Je me proposais seulement de décrire les tendances de fond du mouvement historique (mouvement nécessairement contradictoire et complexe puisqu’il articule dialectiquement un moment économique, un moment juridico-politique et un moment culturel) qui caractérisent le système libéralconsidéré dans sa cohérence ultime (encore faut-il, naturellement, qu’on tienne la forme de civilisation rendue possible par un tel système pour un « fait social total » et non comme un simple assemblage de compartiments séparés). En quoi je ne faisais évidemment que suivre la leçon de Marx (ce que presqu’aucun de mes critiques universitaires n’a, d’ailleurs, été capable de relever). Le Capital, en effet, n’analyse pas telle ou telle société concrète de son temps (même s’il emprunte la plupart de ses illustrations empiriques au capitalisme anglais). Il analyse, en réalité, la dynamique pure de l’accumulation du capital (cette « force révolutionnaire permanente » –comme l’écrit David Harvey– qui définit « la caractéristique fondamentale du système capitaliste »). Analyse dont l’abstraction constitutive est redoublée par les effets de la méthode dialectique, qui procède toujours, comme tu le sais, « de l’abstrait au concret ». Chaque partie de l’ouvrage y est ainsi consacrée à l’étude d’un moment déterminé de cette dynamique du capital, abstraction faite, par conséquent, de ses relations concrètes aux autres moments. Dans le livre I, par exemple, le procès de production est analysé abstraction faite du problème de la circulation et de la réalisation de la valeur. Dans le livre II, c’est la structure inverse qui domine. Et le tout, sous l’hypothèse méthodologique –éminemment « essentialiste »– d’une société réduite à deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat. Or c’est précisément cette structure volontairement abstraite du Capital –et que Rosa Luxembourg a magistralement développée, en 1913, dans l’Accumulation du Capital (n’oublions pas que les livres II et III ne sont, en effet, que des brouillons édités par Engels)– qui explique, selon moi, l’incroyable actualité de cet ouvrage. Car si, pour l’essentiel, Marx ne s’est pas trompé dans sa « critique de l’économie politique » (je laisse ici de côté sa vision du socialisme qui pose, en revanche, de tout autres problèmes, dans la mesure où celui-ci est supposé trouver sa « base matérielle » préalable dans la croissance illimitée du capital), il s’ensuit que le capitalisme contemporain est historiquement enclin à rejoindre, tôt ou tard, son propre concept (mondialisation de la concurrence, concentration du capital, révolution technologique permanente, généralisation du crédit et de la mobilité des hommes, des marchandises et des capitaux, baisse tendancielle du taux de profit et développement corrélatif du « capital fictif », etc.). Autrement dit, à déployer progressivement –dans des conditions politiques chaque fois déterminées par l’état des luttes de classes –toutes les figures de son « essence » contradictoire. Mais, sans doute, penses-tu que Marx était lui-même un théoricien « essentialiste » –voire « manichéen », puisqu’il ne travaille, dans le Capital, que sur un modèle abstrait à deux classes– et qu’il ignorait donc superbement les « contradictions sociales et historiques » des sociétés de son temps (ce qui expliquerait, au passage, le peu d’usage réel que tu fais du Capital dans tes différents travaux).
Après quoi –et au terme d’un long détour par Max Weber destiné à m’apprendre qu’il existe, dans l’histoire concrète, des « conséquences non intentionnelles de l’action » (ce qui n’est jamais, après tout, que le principe de base de mon interprétation de la dynamique libérale !), tu te risques enfin à hasarder quelques affirmations plus précises. A t’en croire, je défendrais ainsi « depuis une dizaine d’années une thèse principale qui tend à opposer deux types d’essences dans l’histoire occidentale moderne. Les essences du Mal, constituées par les Lumières du XVIIIe siècle, le libéralisme (…), l’individualisme et la gauche, et les essences du Bien représentées par le socialisme ouvrier originel et lacommon decency ». Common decency dont tu crois bon de préciser qu’elle prend « souvent l’allure chez Michéa d’une caractéristique intemporelle propre à la nature humaine ». Une fois ce curieux théâtre conceptuel mis en place (théâtre conceptuel qui conviendrait assurément mieux aux envolées métaphysiques d’un Bernard-Henri Levy ou d’un André Glucksmann), tu n’as alors évidemment aucun mal à en déduire l’unique conclusion souhaitable. Selon Michéa, tout le drame de l’histoire contemporaine procèderait, en somme, de ce que les « essences du Bien auraient été perverties par les essences du Mal ». De là, bien sûr, ta « réfutation » triomphale, propre à déchaîner le plus vif enthousiasme chez tout lecteur du Monde ou de Libération (ou des sites correspondants du Web). Comment Michéa –sauf à être un fieffé réactionnaire– peut-il ainsi méconnaître les merveilleuses vertus de l’idée d’émancipation individuelle portée par la modernité, puisqu’il est censé voir dans celle-ci l’origine même des quatre « essences du Mal » ? Et, plus encore, comment peut-il « se tromper sur l’analyse historique » au point d’ignorer que « nombre de penseurs des débuts du mouvement socialiste » puisaient une partie de leur inspiration dans la Philosophie des Lumières et la Révolution française ?
J’imagine ici que tous ceux qui ont lu, même superficiellement, n’importe lequel de mes livres sont déjà tombés de leur chaise ! Peux-tu, en effet, me citer un seul texte dans lequel il me soit arrivé, un jour, de parler de cette grandiose théomachie entre les « essences du Bien » et les « essences du Mal » ? Si tel était le cas, tu pourrais effectivement me ranger à bon droit parmi ces « essentialistes » et ces « manichéens » qui peuplent ton zoo métaphysique personnel. Le problème –et tu es forcément le mieux placé pour le savoir– c’est que c’est toi, et toi seul, qui a délibérément inventé toutes ces catégories surréalistes et qui a aussitôt jugé médiatiquement rentable d’en faire le fond réel de ma pensée, quitte à manipuler, pour ce faire, tous les lecteurs de Mediapart. Or je pouvais d’autant moins recourir à une telle « conceptualisation » qu’une partie essentielle de mes analyses de la common decency a précisément pour objectif de lui assigner une origine anthropologique concrète (je vais y revenir dans un instant) et de la distinguer ainsi de ce que j’appelle précisément les Idéologies du Bien. Autrement dit, de tous ces « catéchismes dont les commandements aliénants n’ont de sens qu’à l’intérieur d’une métaphysique donnée –qu’elle soit d’origine religieuse, politique ou autre » (c’est, au passage, ce qui m’a toujours permis de distinguer la véritable décence commune –ou populaire– de toutes ses contrefaçons idéologiques et moralisatrices). A tel point que, dans l’Empire du moindre mal, j’écrivais même que toute idéologie du Bien étant, par définition, une « construction idéologique éminemment oppressive, on pourra reconnaître, sans difficulté, une valeur réelle au principe libéral du “primat du juste sur le Bien” » (et j’ajoutais logiquement que c’était justement cette idée philosophique qui légitimait l’appel adressé par George Orwell au mouvement socialiste de son époque à négocier un compromis défensif avec les libéraux chaque fois qu’un pouvoir totalitaire –à l’image de celui des Nazis– menaçait réellement les libertés les plus élémentaires). Preuve, si besoin était, que je n’ai jamais pu voir dans le libéralisme l’incarnation même d’une quelconque « essence du Mal », même s’il est effectivement devenu aujourd’hui l’ennemi principal des peuples et le moteur premier de cette « mondialisation » qui détruit la nature et l’humanité. Jusqu’à preuve du contraire, cette « essence du Mal » n’existe, par conséquent, que dans tes fantasmes privés.
Je vais donc essayer, aussi brièvement que possible, de rétablir la vérité –ne serait-ce que par respect pour tes lecteurs– en me concentrant sur les seuls points essentiels à notre débat, lesquels se trouvent logiquement être aussi ceux que tu présentes à ces lecteurs de la manière la plus fantaisiste. Je laisserai, par conséquent, de côté toutes tes autres affirmations (bien que j’aie, par exemple, toujours autant de mal à prendre au sérieux ton idée selon laquelle le monde de Steve Jobs, de Bill Gates ou de Pierre Bergé ne pourrait trouver les conditions culturelles de son développement optimal que dans une société « conservatrice », nationaliste, homophobe, raciste, religieuse et patriarcale).
Considérons d’abord la conclusion à laquelle j’estimais être parvenu, au terme des Mystères de la gauche (puisque c’est officiellement le livre dont tu prétends rendre compte). Le projet socialiste –écrivais-je ainsi– est donc né « sous un double signe philosophique. D’un côté, il apparaît incontestablement comme l’un des héritiers les plus légitimes de la philosophie des Lumières et de la Révolution française –dans la mesure où il en reprend clairement à son compte le souci égalitaire et l’idée qu’un projet d’émancipation véritable n’a de sens que s’il s’inscrit sous des fins universelles (…). Mais, de l’autre, il représente également la critique la plus radicale et la plus cohérente qui ait jamais été proposée du ce nouveau monde libéral et industriel dont les principes constitutifs se fondent, par une curieuse ironie de l’histoire, sur le même héritage philosophique » (et je rappelais ici qu’Adam Smith était, avec David Hume, « le plus célèbre représentant de la philosophie écossaise des Lumières »). C’est pourquoi j’invitais logiquement le lecteur à « reprendre le problème sur des bases plus dialectiques, c’est-à-dire à accepter enfin d’avoir à penser avec les Lumières contre les Lumières » (formule dont tu sais pertinemment que je l’ai reprise à ce bon vieux « réactionnaire » d’Adorno). Comme tout lecteur peut ainsi le vérifier par lui-même, ma « thèse principale » se situe donc à des années lumières de celle que tu m’as si généreusement prêtée (même si, encore une fois, je ne pense pas qu’il s’agisse de ta part d’une volonté délibérée –comme chez Boltanski ou Lordon– de dresser un cordon sanitaire préventif entre le lecteur de gauche et l’ensemble de mes livres, mais bien plutôt d’un effet logique de ta méthode de lecture « en diagonale », méthode, à coup sûr, inévitable dès lors qu’on aspire, comme toi, à devenir l’auteur le plus prolixe du Web).
Quant aux critiques que les premiers socialistes –à l’image d’un Pierre Leroux ou d’un Victor Considérant– adressaient à l’universalisme abstrait de la philosophie des Lumières (ce « règne idéalisé de la bourgeoisie », selon la formule d’Engels), elles se fondaient d’abord sur l’idée que l’homme n’est pas un individu « indépendant par nature », ni guidé par son seul « intérêt bien compris » ou son seul « amour-propre »(cette « anthropologie noire » fondée par Hobbes, Adam Smith et même Rousseau, que Marx moque sous le nom de « robinsonnades »). Et qu’en conséquence, le projet d’émancipation individuelle portée par la philosophie des Lumières ne pouvait recevoir de sens concret et véritablement humain que si on le reprenait dans l’horizon d’une vie réellement collective –le libre développement des uns ne trouvant sa conditionde possibilité effective que dans celui des autres (« il n’y a pas de vrai bonheur dans l’égoïsme » aimait ainsi à dire George Sand). Aux yeux des premiers socialistes, une société organisée par la seule logique de l’individualisme calculateur (ou « rationnel ») ne pouvait conduire, en effet, qu’à dissoudre progressivement toute forme de vie commune (ce que Pierre Leroux appelait la « désassociation » du genre humain et Engels l’« atomisation du monde ») et, avec elle, toute notion traditionnelle d’entraide –voir Kropotkine– ou de solidarité effective (la « société » se trouvant alors réduite – selon le vœu de Margaret Thatcher– à un ensemble toujours renouvelé de micro-contrats privés entre des individus dont chacun ne chercherait, par hypothèse, qu’à « maximiser son utilité »). De là, bien sûr, le nom même de « socialisme » –ou de « communisme »– que les premières associations ouvrières opposaient fièrement à l’individualisme possessif et narcissique des libéraux, c’est-à-dire à cette « exagération charlatanesque de la libertébourgeoise jusqu’à l’indépendance absolue de l’individu » (Engels). Et, au passage, on comprend alors pourquoi ce moment anti-individualiste de la critique socialiste a toujours pu rencontrer un écho favorable dans la droite religieuse, conservatrice et réactionnaire, traditionnellement attachée, par définition, à l’idée de communauté (sous la seule condition, bien entendu, que cette communauté demeure hiérarchique et ne porte donc pas atteinte aux privilèges de caste ou de classe). Suffisamment, en tout cas, pour rendre aujourd’hui plausible aux yeux de beaucoup de militants de gauche l’idée que toute critique radicale de la modernité capitaliste –et en premier lieu celle portée par le mouvement de la « décroissance »– serait en réalité d’essence « conservatrice » (n’est-ce pas ainsi être « passéiste » que de vouloir défendre l’agriculture paysanne contre les « progrès » industriels rendus possibles par Monsanto ?). C’est là ce qu’on pourrait appeler, en somme, la « stratégie Barroso » (la critique du libre-échange comme fantasme « xénophobe et réactionnaire »), stratégie qui est devenue –tu peux difficilement l’ignorer– le moyen privilégié pour la gauche libérale contemporaine de discréditer a priori toute critique un peu sérieuse de l’ordre capitaliste et de sa société du spectacle.
C’est donc bien, avant tout, dans le but d’assurer enfin un fondement théorique plus solide à ce sens intuitif de l’être-ensemble (ou de l’«association ») qui soutenait toutes les critiques du socialisme originel que j’ai entrepris –il y a bientôt vingt ans– de m’appuyer sur l’œuvre sociologique de Marcel Mauss (dont on oublie trop souvent qu’il était lui-même socialiste) et sur son idée matricielle selon laquelle la triple obligation de donner, recevoir et rendre constitue effectivement la « trame ultime du lien social ». Structurellement antérieure, de ce point de vue, aux constructions plus tardives du contrat juridique, de l’échange marchand et de l’Etat (dans ton texte, tu cites correctement cette formule –« trame ultime du lien social »– mais sans même t’apercevoir qu’elle ne correspond pas du tout à ma définition de la common decency –comme tu l’annonces tranquillement à tes lecteurs– mais uniquement à celle de son fondement anthropologique, c’est-à-dire de ce que Mauss appelait la « logique du don ». Il est vrai que tu ne dis pas un seul mot de cette dernière !). Bien entendu, dans le Complexe d’Orphée, je ne manquais pas de préciser que si cette triple obligation « transcendantale » constituait effectivement le véritable « socle anthropologique de toutes les
constructions éthiques ultérieures », elle était cependant incapable de spécifier, en tant que telle, « aucun contenu empirique particulier – sous la seule réserve, bien sûr, que ce contenu soit compatible avec les formes mêmes de cette triple obligation, ce qui exclut déjà tous les types de conduite fondés sur le seul égoïsme, tels que la cupidité, l’ingratitude, la lâcheté ou la félonie » (je te renvoie ici aux récents travaux de Kwame Appiah sur l’universalité de la logique de l’honneur). C’est pourquoi j’ai également toujours pris soin de rappeler que la logique du don pouvait connaître, dans l’histoire, aussi bien des formes agonistiques (le potlatch, la vendetta, etc.) que productrices d’alliance et de coopération, égalitaires qu’inégalitaires, étouffantes (par exemple, l’emprise psychologique de la mère possessive et castratrice) que libératrices (par exemple l’amitié). Et qu’en conséquence, les manières quotidiennes de donner, recevoir et rendre propres à une société socialiste (ne serait-ce qu’à l’intérieur d’une coopérative autogérée ou dans le cadre de l’autonomie locale) devraient impérativement se dérouler sous le signe politique privilégié de l’égalité et de l’autonomie individuelle (ce qui implique très probablement –comme Proudhon l’avait pressenti– le maintien de la petite propriété privée et d’un secteur marchand aux pouvoirs bien définis et contrôlés par la collectivité). On pourra, par exemple, trouver chez John Dewey –un auteur familier à tous les anarchistes– une série d’analyses tout à fait remarquables sur la façon dont l’autonomie réelle des individus –loin de s’opposer de manière absolue au sens de la communauté et de l’appartenance (comme dans le modèle libéral et ses variantes parisiennes prétendument « libertaires »)– trouve au contraire en lui sa condition de possibilité la plus fondamentale.
Quant à la common decency (que je définissais comme la « réappropriation moderne de l’esprit du don, sous la forme de règles intériorisées par la “conscience morale”individuelle »), j’ai également toujours souligné que, dans le sens où l’entendait George Orwell, elle empruntait clairement une partie décisive de ses principes concrets, « consciemment ou non, à d’autres sources historiques et culturelles que le seul esprit du don – qu’il s’agisse ainsi de la mémoire collective des luttes populaires antérieures (comme, par exemple, celles des républicains de 1793 et des niveleurs anglais) ou de l’écho indirect d’un certain nombre de débats philosophiques et religieux » (Orwell mentionne d’ailleurs lui-même le rôle essentiel de l’égalitarisme chrétien dans la formation de la version occidentale de la common decency –tout comme Simon Leys, le meilleur commentateur d’Orwell– soulignait celui du confucianisme dans celle de sa version asiatique).
Devant des textes aussi clairs –et que j’aurais pu multiplier à l’infini– je ne parviens donc toujours pas à comprendre comment tu peux t’obstiner à faire courir le bruit partout (car tu es un professionnel du Web) que la common decency représenterait pour moi « une caractéristique intemporelle propre à la nature humaine ». Or dès lors qu’on élimine à la fois l’hypothèse de la falsification délibérée et celle de ton manque de sérieux intellectuel (tu es, quand même, après tout, maître de conférence à l’université de Lyon !) il ne reste plus qu’une seule explication plausible à cette volonté qui est constamment la tienne de délégitimer à tout prix l’idée même de common decency. C’est qu’en tant que sociologue formé à l’école de Saint Bourdieu (tout comme Boltanski et Lordon), il t’est forcément très difficile de reconnaître la place que devrait tenir la dimension morale dans toute critique radicale du capitalisme. Ce qui te conduit curieusement à retrouver –certes, sous une forme beaucoup plus « libertaire »– tous ces vieux réflexes léninistes que ton passage par la Ligue et le NPA n’a certainement pas dû améliorer. Pour Lénine en effet –on le voit bien, par exemple, dans sa polémique fondatrice avec Nikolaï Mikhaïlovski et les populistes russes (ces derniers refusant avec raison d’opposer mécaniquement les analyses du Capital et la critique morale du libéralisme)– « Werner Sombart avait raison de dire que, d’un bout à l’autre, le marxisme ne contient pas un grain d’éthique » (Cf. Le contenu économique du populisme, 1895). Or, à l’opposé de cette lecture strictement déterministe du marxisme (que l’ouvrage de Paul Blackedge –Marxism and Ethics– vient de réfuter de manière, à mon avis, définitive) et donc de toute prétention à édifier un socialisme purement « scientifique » (prétention qui fait évidemment la part trop belle à tous ces « experts » qui estiment que le peuple est structurellement incapable de penser et d’agir hors de leur tutelle éclairée)– je persiste à croire que le point de départ réel de la prise de conscience par les gens ordinaires des effets déshumanisants (et dévastateurs pour la nature) du système capitaliste est presque toujours une indignation, c’est-à-dire une révolte morale. Même si, ensuite, il est clair que seule une théorie critique radicale –dont l’élaboration ne saurait, de toute façon, être le monopole des intellectuels de métier– est à même de prendre entièrement en charge, et de conduire politiquement à son terme, cette indignation première. Et pas seulement le point de départ. C’est bien, en effet, le ferme maintien de cette capacité morale de s’indigner et de se révolter –devant le fait évident, comme l’écrivait Orwell, qu’il y a « des choses qui ne se font pas »– qui, seul, apparaît en mesure d’immuniser durablement un mouvement révolutionnaire contre la croyance faussement « réaliste » selon laquelle « la fin justifierait les moyens ». Et, par conséquent, contre ce que Bakounine dénonçait déjà comme le risque d’un « gouvernement des savants » –dont il croyait percevoir les prémisses dans le « socialisme scientifique » de Marx. Ou l’anarchiste polonais Jan Makhaïski, à la fin du XIXe siècle, comme celui d’un « socialisme des intellectuels », porté par les nouvelles classes moyennes. Telle est bien, en dernière instance, la fonction politique première du concept de common decency (qui ne saurait donc être entièrement compris sans les leçons qu’Orwell avait su tirer de son expérience du stalinisme –notamment lors de la guerre civile espagnole). Et si notre pauvre Frédéric Lordon nous avoue être personnellement incapable de comprendre ce que pourrait bien signifier concrètementl’invitation « moralisatrice » à se comporter de façon décente dans tous les domaines de la vie quotidienne (ne serait-ce que sur le plan intellectuel), cela nous en apprend certainement beaucoup plus sur lui que sur la triste réalité qui est devenue aujourd’hui la nôtre (« le voleur croit que tout le monde vole », dit ainsi un proverbe chinois).
Il me reste, pour terminer cette lettre déjà trop longue, à préciser un point qui, je crois, pourrait offrir à nos lecteurs la clé ultime de toute cette affaire. Tu as tenu, en effet, à placer ta « critique » de mes idées sous le signe privilégié de la distinction opérée par Max Weber entre l’« éthique de conviction » (ou encore l’« éthique absolue ») et l’« éthique de responsabilité ». Aux yeux du sociologue allemand, la première serait celle qui commande aux hommes (c’est toi-même qui a choisi cet exemple) « un devoirinconditionnel de vérité ». Alors que la seconde nous inviterait, au contraire, à privilégier systématiquement les conséquences réelles de nos principes moraux. « Ce qui sépare ces deux éthiques – écris-tu ainsi à juste titre – c’est donc l’attention ou pas aux effets de ce qui est dit et fait. » Je t’avouerais, mon cher Philippe, que cette distinction qui te semble si évidente m’a toujours parue extrêmement ambigüe. Soit, en effet, elle vise simplement à nous mettre en garde contre toute éthique indifférente à l’humanité réelle (« Fiat justicia, pereat mundus »). Mais cela signifie alors que cette prétendue « éthique absolue » n’est que l’autre nom de ce que j’ai appelé une idéologie du Bien –idéologie au nom de laquelle, en général, on remplit les camps et les cimetières (une véritable éthique –on le sait depuis Aristote– est en effet toujours attentive au concret et n’ignore donc pas les « cas de conscience » et les « tempêtes sous un crâne ». Je te renvoie ici, entre autres, aux travaux d’Alasdair MacIntyre). Soit, au contraire, cette distinction constitue un appel à renoncer à nos principes fondamentaux (ou, au minimum, à transiger avec eux) chaque fois que les circonstances historiques sont supposées l’exiger. Il se trouve que la seule question qui importe à tes yeux –en bon disciple de Max Weber– c’est de découvrir enfin le meilleur moyen de « combiner » les deux. Or, pour te le dire franchement, il me semble que tu t’aventures ici sur un terrain particulièrement glissant (surtout pour quelqu’un qui se veut désormais « anarchiste »). Certes, tu prends bien soin de préciser qu’il n’est pas « nécessairement » question « d’abandonner la visée de vérité » (encore heureux !). Il s’agirait plutôt d’apprendre –dans le cadre de ce que tu appelles significativement tes « Lumières tamisées » –à mettre cette visée « en rapport avec une éthique de la responsabilité se souciant des conséquences sur le monde des paris de vérité que nous pouvons formuler les uns et les autres ». Ou –comme tu l’écris de façon encore plus claire– en nous interrogeant d’abord sur le « “comment le dire”(sic), en fonction du contexte et de ses effets prévisibles ». Le problème, avec ce genre de « dialectique », c’est qu’on sait toujours très bien où elle commence mais jamais vraiment où elle s’arrête. Et qu’elle invite un peu trop facilement ses subtils partisans –au nom du « contexte » et des « conséquences »– à prendre d’inquiétantes libertés avec la notion même de vérité. Imaginons –simple exemple pris au hasard– que dans le « contexte » actuel, les idées d’un certain Michéa, si fondées soient-elles, aient des « conséquences prévisibles » particulièrement néfastes pour la bourgeoisie de gauche. Quelle devrait alors être, sur un tel sujet, le « pari de vérité » d’un critique corcuffien ? Chacun reconnaîtra, bien sûr, dans cet exemple tout à fait imaginaire, une version rajeunie du vieux schéma idéologique qui a conduit, tout au long du siècle écoulé, la plupart des intellectuels de gauche (mais ni un Orwell ni un Camus –d’où l’animosité discrète qu’ils continuent de susciter) à vouloir éviter par tous les moyens– par exemple en dissimulant « provisoirement » l’existence des crimes de Staline– de « désespérer Billancourt » (sous le règne de François Hollande et de Pascal
Lamy, sans doute vaudrait-il mieux dire « pour ne pas désespérer le Marais, la place des Vosges et le Luberon »). C’est la raison pour laquelle je me garderai bien de te suivre sur ce chemin. Car s’il y a une chose, en effet, dont je sois absolument certain –à la lumière de toute l’expérience révolutionnaire du XXe siècle– c’est que, comme l’écrivait Antonio Gramsci, seule la vérité est révolutionnaire. Et qu’il faut donc toujours être prêt à la dire telle qu’elle est, quel que soit le contexte et quelles qu’en soient les conséquences. Même si –en agissant de la sorte– on risque évidemment toujours de faire « objectivement » le jeu de l’ennemi (surtout quand la logique de l’affrontement n’est pas « binaire » et qu’il existe, par conséquent, des « ennemis de nos ennemis ») ou même d’en recevoir les chaleureuses félicitations (n’est-ce pas, après tout, la CIA elle-même qui avait financé la première adaptation cinématographique d’Animal Farm ?). Et même à supposer qu’il puisse exister, un jour, des circonstances où l’on devrait cacher la vérité au peuple « dans son propre intérêt » (ou afin, comme on dit plus sobrement, de ne pas donner « des armes à la droite »), il reste –et cela, tu ne peux pas l’ignorer– que la vérité finit toujours, tôt ou tard, par sortir de l’armoire et apparaître aux yeux de tous. C’est d’ailleurs ce qui explique qu’à la fin de l’histoire, ce soient malheureusement toujours les mêmes –autrement dit, les classes populaires– qui se retrouvent à devoir payer l’addition laissée par les doctes défenseurs d’une éthique « responsable ».
Comme je te l’ai dit en commençant, mon cher Philippe, je reste absolument convaincu qu’il n’y a en toi aucune trace de malhonnêteté intellectuelle, ni même d’un véritable désir d’augmenter à tout prix ton « capital symbolique » personnel. De toute évidence, tu n’es ni un Boltanski ni un Lordon. Et j’ai bien compris que, dans toute cette ennuyeuse histoire, tu ne cherchais d’abord qu’à purger notre pauvre monde de tous ses démons « manichéens » et « essentialistes ». Mais le résultat, hélas, est exactement le même. Car le fait est que, toi aussi, tu as bel et bien fini par imposer à tes lecteurs une image entièrement déformée de mes livres et de mes positions. Puisse donc la lecture des Essais de George Orwell (je parle, naturellement, d’une lecture sérieuse, et non « en diagonale » !) te permettre enfin d’accéder à une conception plus révolutionnaire –et, à coup sûr, plus décente– de la vérité. C’est tout le mal que je te souhaite.
Amicalement,
Jean-Claude Michéa
vu sur Médiapart 2 AOÛT 2013
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Chercheur en philosophie politique et analyste des relations internationales, Bruno Guigue rappelle la nature belliciste des Etats-Unis en se référant à l'ultime discours du vice-président américain Mike Pence à l'académie militaire de West Point.
S’exprimant devant les diplômés de l’académie militaire de West Point, le vice-président américain Mike Pence vient de leur annoncer qu’ils iraient bientôt se battre «contre les terroristes en Afghanistan et en Irak», bien sûr, mais aussi «contre la Corée du Nord qui continue de menacer la paix», «contre la Chine qui défie notre présence dans la région» et «contre la Russie agressive qui cherche à redéfinir les frontières par la force». Autrement dit, Mike Pence parle comme si les Etats souverains cités dans son propos avaient quelque chose de commun avec les organisations criminelles que Washington affirme combattre sans répit depuis les attentats du 11 septembre 2001. Amalgame stupéfiant, menace militaire à peine voilée, arrogance d’un Etat qui se croit dépositaire à vie d’un imperium planétaire, cette déclaration cumule les travers symboliques de l’idéologie yankee appliquée au reste du monde.
Mais puisque la «nation exceptionnelle» veut en découdre avec tous ceux qui lui déplaisent, il serait beaucoup plus simple qu’elle indique contre qui elle n’envisage aucune action militaire, on gagnerait du temps. Le monde n’est-il pas à sa disposition, objet passif de ses initiatives salvatrices et de ses élans purificateurs ? Dispensatrice d’une justice immanente taillée à sa mesure, la nation au «destin manifeste» ne fixe aucune limite physique à son aura bienfaisante. L’extraterritorialité est sa seconde nature. Et pour atteindre ses objectifs, elle pratique sans vergogne une rhétorique de l’inversion accusatoire qui atteint aujourd’hui, contre l’Iran, des sommets inégalés. Etranglé par un embargo auquel Washington veut convertir la terre entière, cerné par une trentaine de bases militaires américaines, menacé par le déploiement d’une armada aéronavale à proximité de ses côtes, ce pays qui n’a jamais envahi ses voisins est accusé de «s’approcher dangereusement» des forces de l’Oncle Sam. On croit rêver.
Cette propagande surréaliste faisant partie du soft power de l’empire, il n’est pas étonnant qu’elle soit relayée par les médias dominants. Dans un autre registre, la presse occidentale multiplie les condamnations indignées et les mises en garde comminatoires envers la Chine à l’occasion du trentième anniversaire du drame de Tiananmen (1989). Pour le quotidien Le Monde, ce déchaînement de «violence inouïe» a révélé le visage totalitaire du régime post-maoïste. Mais cette presse férue des droits de l’homme devrait compléter le tableau pour édifier ses lecteurs. Les millions de victimes des guerres occidentales, en effet, ont démontré la supériorité morale de la démocratie et attesté l’universalité de son message salvateur. Enfin débarrassé de son rival soviétique, l’Occident triomphant s’en est donné à cœur joie. Il a multiplié les frappes chirurgicales à des fins humanitaires, les «changements de régime» pour le triomphe du Bien, les embargos sur les médicaments pour former la jeunesse et les «plans d’ajustement structurel» destinés à mettre au travail les fainéants des contrées tropicales.
Le triomphe planétaire de la démocratie libérale, combien de morts au juste ? Quelques millions, mais c’est sans importance : la lutte contre le totalitarisme était à ce prix. Pour Madeleine Albright, icône des droits de l’homme et secrétaire d’État de l’administration Clinton, les 500 000 enfants irakiens tués à petit feu par l’embargo ne comptent pas : « le prix à payer en valait la peine » («the price worth it»). Victimes insignifiantes, passées par pertes et profits, de mesure nulle devant l’immensité des bienfaits prodigués par la démocratie d’importation. En 2019, elle a publié un livre dans lequel elle dénonce le «fascisme» qui menace l’Europe et les Etats-Unis. Mais qu’on ne compte pas sur cette belle âme pour s’émouvoir des conséquences de la politique américaine. L’économiste Jeffrey Sachs a récemment révélé les résultats d’une étude consacrée aux effets de l’embargo américain contre le Venezuela. 40 000 morts depuis 2017, tel est le bilan. Pour la plupart, des enfants privés de traitements trop coûteux ou de médicaments désormais inaccessibles. Mais ce n’est pas du «fascisme», bien sûr. C’est le châtiment mérité des ignominies commises par les chavistes, coupables d’avoir nationalisé le pétrole et endigué la pauvreté. C’est le «prix à payer» pour restaurer les «droits de l’homme» dans un pays où le parti au pouvoir, pourtant victorieux aux élections, est accusé d’installer une affreuse dictature.
La coïncidence est frappante entre la promotion de la démocratie occidentale et le massacre de masse qui en est l’application pratique. Le scénario est toujours le même : on commence avec la déclaration des droits de l’homme et on finit avec les B 52. Or ce tropisme de la politique étrangère des Etats-Unis – et de leurs alliés - est une conséquence directe de leur libéralisme. Cet aspect de l’histoire des idées est peu connu, mais la doctrine libérale a parfaitement assimilé l’idée que pour garantir la liberté des uns, il fallait s’assurer de la soumission des autres. Père fondateur des Etats-Unis, un libéral comme Benjamin Franklin, par exemple, était opposé à l’installation de réseaux d’assainissement dans les quartiers pauvres, car elle risquait, en améliorant leurs conditions de vie, de rendre les ouvriers moins coopératifs. En somme, il faut bien affamer les pauvres si l’on veut les soumettre, et il faut bien les soumettre si l’on veut les faire travailler pour les riches. A l’échelle internationale, la puissance économique dominante applique exactement la même politique : l’embargo qui élimine les faibles contraindra les survivants, d’une manière ou d’une autre, à servir leurs nouveaux maîtres. Sinon, il reste encore les B 52 et les missiles de croisière.
Ce n’est pas un hasard si la démocratie américaine, ce modèle diffusé dans tous les foyers du village planétaire par Coca-Cola, a été fondée par des planteurs esclavagistes et génocidaires. Il y avait 9 millions d’Amérindiens en Amérique du Nord en 1800. Un siècle plus tard, ils étaient 300 000. Comme dirait Alexis de Tocqueville, «La démocratie en Amérique» est passée par là, avec ses couvertures empoisonnées et ses mitrailleuses Gatling. Les sauvages emplumés du Nouveau Monde préfiguraient les enfants irakiens dans le rôle de cette humanité surnuméraire dont on se déleste, sans remords, si les circonstances l’exigent. D’un siècle à l’autre, les Américains ont donc transposé à l’échelle du monde leur modèle endogène. En 1946, le théoricien de la guerre froide et apôtre du containment anticommuniste George Kennan écrivait aux dirigeants de son pays que leur tâche séculaire serait de perpétuer l’énorme privilège octroyé par les hasards de l’histoire aux Etats-Unis d’Amérique : posséder 50% de la richesse pour 6% à peine de la population mondiale. Les autres nations seront jalouses, elles voudront une plus grosse part du gâteau, et il faudra les en empêcher. Bref, la «nation exceptionnelle» n’a pas l’intention de partager les bénéfices.
Une caractéristique majeure de l’esprit américain a favorisé cette transposition de la «démocratie américaine» à l’échelle du monde. C’est la conviction de l’élection divine, l’identification au Nouvel Israël, bref le mythe de la «destinée manifeste». Tout ce qui vient de la nation élue de Dieu appartient derechef au camp du Bien, y compris les bombes incendiaires. Cette mythologie est le puissant ressort de la bonne conscience yankee, celle qui fait vitrifier des populations entières sans le moindre état d’âme, comme le général Curtis LeMay, chef de l’aviation américaine, se vantant d’avoir grillé au napalm 20% de la population nord-coréenne. Les USA ont réalisé une conjonction inédite entre une puissance matérielle sans précédent et une religion ethnique inspirée de l’Ancien Testament. Mais cette puissance a été surclassée en 2014 lorsque le PIB chinois, en parité de pouvoir d’achat, a dépassé celui des Etats-Unis. Et il n’est pas sûr que l’Ancien Testament suffise à perpétuer une domination qui s’effrite inexorablement.
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Dans le TLS [The times Literary supplement, NdT], Gavin Jacobson écrit : l’essai de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire, « est généralement lu comme l’apologie du capitalisme rampant et des interventions anglo-américaines au Moyen-Orient. Pourtant, on ne trouve que peu de “salut” dans son aboutissement libéral. En effet, l'[avenir, écrit Fukuyama], risquait de devenir une “vie d’esclavage sans maître”, un monde de putréfaction civique et de torpeur culturelle, dépouillé de toute contingence et complexité. “Les derniers hommes” seraient réduits à l’Homo Economicus, guidés uniquement par les rites de la consommation, et privés des vertus animatrices et des pulsions héroïques qui ont fait avancer l’histoire. »
Fukuyama a prévenu que les gens accepteraient cet état de choses ou, plus probablement, se révolteraient contre l’ennui de leur propre existence.
Effectivement depuis les Grandes Guerres, mais plus particulièrement « depuis le krach financier de 2008, à travers l’Europe et aux États-Unis, il y a eu (pour reprendre l’expression de Frank Kermode) un “sentiment de fin”. Les orthodoxies libérales ont été mises en doute de manière radicale. Les mouvements populistes s’opposent à l’ordre politique et économique en place depuis les cinquante dernières années. Les électeurs ont sauté dans des avenirs inconnus », conclut Jacobson, en faisant le lien avec la prédiction de Fukuyama selon laquelle l’ennui de l’Homo Economicus le conduirait finalement à la révolte.
Eh bien, les orthodoxies ont effectivement été mises en doute – et pour cause : La construction libérale dominante, avec sa grande théorie sur l’instauration de la paix et de la prospérité économique dans le monde en démantelant les frontières et en unissant l’humanité dans un nouvel ordre universel, est en plein désarroi. Elle a perdu sa crédibilité.
Ne restons pas trop longtemps sur son histoire récente : la fausse reprise ; les statistiques falsifiées, le récit panglossien [de Pangloss, un philosophe fictif affirmant que tout arrive pour une raison, provenant du conte philosophique Candide ou l’optimisme de Voltaire. Ce dernier ridiculise la tendance à croire que l’existence de toute chose s’explique par le fait qu’elle remplit une fonction précise, NdT], le sauvetage du système financier et l’« austérité » jugée essentielle pour réduire le surendettement du gouvernement, précisément engagé pour sauver le système financier, avec toutes les considérables souffrances dues à l’austérité – justifiées au nom du redressement de la compétitivité européenne.
Mais, comme l’a fait remarquer David Stockman, ancien directeur du budget américain, l’idée de restaurer la compétitivité de cette façon a toujours été absurde. Les politiques d’assouplissement quantitatif (QE) de la Banque centrale – le tsunami du « crédit laxiste » déclenché à des taux d’intérêt « sans frais » [un prêt sans frais = un taux hypothécaire plus élevé NdT] au cours des deux dernières décennies – ont fait que le « 60 % » [condition pour adhérer à la monnaie unique selon laquelle la dette publique ne doit pas excéder 60 %du PIB d’une nation européenne, NdT] est devenu une économie à coût élevé qui empêchait précisément la concurrence : « La Fed [en coordination avec d’autres banques centrales] a fait, contre vents et marées, grimper les coûts, les prix et les salaires de 2 %. Vous faites cela pendant deux ou trois décennies et, tout d’un coup, vous n’êtes plus du tout compétitif. Vous avez la structure de coûts la plus élevée de l’économie mondiale, et les emplois et la production migrent là où les entreprises peuvent trouver des coûts moindres et de meilleurs profits. »
Et donc nous voici rendus ici (après tout ce qui a été dit sur la « reprise »), avec une nouvelle contraction de l’économie italienne, et maintenant, de l’économie allemande, prévient la Deutsche Bank, qui dérive vers la récession. (Les commandes des usines allemandes ont enregistré en décembre 2018 leur plus forte baisse d’une année sur l’autre depuis 2012). De toute évidence, « la grande théorie » n’a pas fonctionné. Alors, qu’est-ce que tout cela signifie pour l’avenir de l’Europe ?
« La vassalité oisive » dans laquelle la majorité allait s’enfoncer, ce que Fukuyama prévoyait (et déplorait), était déjà en évidence bien avant 2008 dans les États européens, y compris en Grande-Bretagne. Slavoj Žižek a écrit dans The Ticklish Subject : the absent centre of political ontology (1999) [Le sujet épineux : Le centre absent de l’ontologie politique, NdT] selon laquelle « le conflit des visions idéologiques mondiales [antérieures] incarnées par différents partis qui se disputent le pouvoir » avait été « remplacé par la collaboration de technocrates éclairés (économistes, spécialistes de l’opinion publique…) et de multiculturalistes libéraux… sous forme de consensus plus ou moins universel ». L’idée que Tony Blair se faisait du « Centre radical » était, note Žižek, une parfaite illustration de ce changement.
Et, entichés de la clarté et de la rigueur intellectuelle de leur vision centrée sur l’unification de l’Europe, les élites « libérales » en sont venues à la considérer non comme une option politique légitime parmi d’autres, mais comme la seule option légitime. L’illégitimité morale du Brexit britannique est ainsi devenue le thème implacable pour dénoncer le vote Brexit. Les partisans de la grande théorie ont de plus en plus de mal à voir la nécessité d’une quelconque tolérance pour l’autodétermination nationale et culturelle qu’ils ont autrefois permise. La tolérance, comme le nationalisme, sont hors jeu ; maintenant c’est la colère.
Où en sommes-nous aujourd’hui, si l’Europe stagne sur le plan économique ? Quelles pourraient être les répercussions politiques ? Rappelez-vous ce qui s’est passé au Japon il y a quelques années : Le Japon était également surendetté, la bulle boursière avait éclaté en 1989 et les experts financiers avaient prévu un effondrement massif des JGB (dette publique japonaise). Ce qui s’est passé alors, c’est que le Japon s’est retrouvé devant une stagnation économique qui dure depuis des décennies. Est-ce donc l’avenir ? Le monde entier est-il sur le point de « devenir un Japon » où, ayant tant de dettes, nous ne pouvons de quelque manière que ce soit revenir à des rendements historiques normaux (historiquement autour de 5%) ?
Les Japonais semblent avoir tout simplement accepté « l’ennui ». L’Europe se dirige-t-elle, elle aussi, vers une stagnation à très faible rendement, à faible croissance – dans un paradigme mondial de stagnation – qui peut persister jusqu’au moment où il y a soit une insurrection populiste, soit un événement qui remet le système en route.
Peut-être que non : Le Japon a toujours été un cas particulier. Sa dette était presque entièrement détenue sur le marché intérieur et la croissance se produisait ailleurs dans le monde, mais pas au Japon. Néanmoins, le Japon fait office de « canari dans la mine de charbon » [Si le taux de monoxyde de carbone était élevé, le canari mourait avant les mineurs qui s’empressaient alors d’évacuer, NdT] pour ce qui est des conséquences accablantes d’un endettement excessif.
Si, toutefois, nous entrons dans une période où les États-Unis et l’Europe connaissent peu de croissance, où la Chine accuse une baisse à 4 % et est en difficulté et doit renflouer son système bancaire et où l’Inde ne s’en sort pas comme on le pensait, alors le Japon « cette fois » ne serait peut-être pas un si bon guide.
Le point ici est que nous sommes au cœur de notre dilemme : « les technocrates éclairés » se sont non seulement trompés, mais ils se sont « coincés eux-mêmes dans l’impasse » d’encore plus d’austérité pour les 60 % ; contraints de jeter de la monnaie fiduciaire (peut-être même faire l’hélicoptère monétaire [fait pour la Banque centrale de distribuer de l’argent au peuple gratuitement pour relancer la demande, NdT]) dans des économies déjà zombifiées par le surendettement. Un expert, Peter Schiff, s’y est toujours attendu :
« La raison pour laquelle j’ai d’abord dit que je ne m’attendais pas à ce que la Fed relève à nouveau les taux, c’est parce que je savais que la hausse des taux était la première étape d’un voyage qu’ils ne pouvaient pas terminer : que dans leur tentative de normaliser les taux, la bulle boursière allait éclater et l’économie allait repartir en récession. »
« Normaliser les taux d’intérêt quand on a créé une dette d’un montant anormal, c’est impossible. »
« J’ai toujours su qu’à un moment donné, ce serait “qu’il en soit ainsi”, vous savez : l’histoire de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je ne savais pas combien de hausses de taux la bulle économique pouvait supporter, mais je savais qu’il y avait une limite. Et j’ai toujours su qu’ils ne reviendraient jamais à la normale ou à un équilibre neutre (taux d’intérêt). Quel que soit ce chiffre, ce n’est pas 2 %. »
« Tout ce que la Réserve fédérale a construit sur la base de l’argent bon marché, commençait à imploser à mesure que l’argent bon marché était retiré… L’économie américaine est conçue pour zéro. Ça ne marche pas à 2 % et ça commence à se voir. » (M. Schiff prenait la parole à la Vancouver Investment Conference).
Il semble donc que l’Europe se trouve effectivement à l’aube d’une récession induite par l’endettement. Et les banques centrales n’ont pas de réponse. Mais parler de la première récession depuis 26 ans, c’est aussi parler d’une Europe où la plus jeune génération n’a aucune expérience – aucune notion – de ce qu’est réellement une récession. Qu’est-ce que cela implique ? Grant Williams, fondateur de l’influente chaîne financière de télévision Real Vision donne une réponse :
[C’est une chose sur laquelle je voulais vraiment qu’on me prouve que j’avais tort]. « Ces dernières années, j’ai prédit une augmentation dramatique du populisme, de l’agitation sociale et de la violence. Et beaucoup de gens pensaient qu’on était des cinglés de la théorie du complot. Maintenant, Paris est en feu… Il y a la vieille blague sur la différence entre une récession et une dépression : C’est une récession quand votre voisin perd son emploi et c’est une dépression quand vous perdez le vôtre. C’est ce que je crains. Je pense que vous constaterez qu’après 2008, les gens comprennent beaucoup mieux la finance qu’avant 2008. Ils ne s’en rendent peut-être pas compte, mais je pense qu’ils comprennent maintenant à quel point les renflouements sont injustes lorsqu’ils s’appliquent à Wall Street, et non aux gens ordinaires. Et je pense que ce que vous allez voir, malheureusement, c’est que la Fed et le gouvernement vont faire ce qu’ils ont toujours essayé de faire, c’est-à-dire renflouer Wall Street pour “sauver le système.”
Si vous avez une situation économique difficile et que les gens ont l’impression d’être privés de leurs droits et que vous leur dites, vous savez quoi : nous devons le faire pour sauver le système, eh bien, soudainement la réaction change. Et la réaction est un violent ras-le-bol, brûlons le système jusqu’au bout. Et si nous en sommes là, et on en a bien l’impression – quand on a ce gouffre entre la gauche et la droite en politique, qu’on a une économie qui tourne au ralenti, qu’on a un marché boursier qui pourrait atteindre des sommets historiques et que des choses comme la dette nationale commencent à avoir une importance, je suis inquiet comme vous sur le fait que la seule manière dont le peuple pourra l’exprimer c’est comme il le fait en France en ce moment. Et les conséquences en seront très, très mauvaises pour tout le monde. »
Ici, le discours de Williams rejoint celui de Fukuyama avec l’Homo Economicus atténué de Fukuyama : Que se passe-t-il lorsque ce dernier, guidé aujourd’hui uniquement par les « rituels de consommation dans un monde de putréfaction civique et de torpeur culturelle » (aujourd’hui détaché du sens de l’estime qui découle du fait d’être apprécié justement comme être humain, membre d’une famille, d’une culture, d’une histoire, d’un peuple, d’une tradition spirituelle ou d’une nation), est confronté à ce gouffre : « le vide » de la récession. La peur s’épanouit particulièrement dans la vacuité d’une universalité homogénéisée – étrangère à des valeurs telles que la vérité, la beauté, la vitalité, l’intégrité et la vie.
Williams répond simplement : « l’Europe a failli ».
« Macron est intéressant. Macron est sorti de nulle part. Nous avons ici un ancien banquier de Rothschild qui a été mis en place comme alternative à la détestable – pour l’establishment en tout cas – Marine Le Pen …. Et bien, devinez quoi ? L’establishment a sorti Macron de nulle part : Jeune, beau, érudit, très dans le moule Obama, qui… parlait bien, avait l’air en forme ; il était très présentable, il était élégant. Et Macron, c’était ça au centuple. Le fait qu’il était un ancien banquier de Rothschild a semblé passer inaperçu pour la plupart des gens qui ont voté pour lui. Et il a gagné. Et l’establishment a poussé un énorme soupir de soulagement.
« Mais, devinez quoi ? Il s’est avéré, une fois de plus, être un président consternant. Les sondages de satisfaction le concernant sont – je ne sais pas si j’ai raison de dire qu’ils sont en dessous de Hollande, mais ils sont aussi bas que ceux de Hollande, ce qui, à mon avis, aurait été une chose remarquablement difficile à faire – mais il l’a fait avec une certaine facilité. Je pense donc que Macron représentait, pour moi, le dernier lancer de dés de l’establishment. Vous savez, c’est du type : voilà un gars, on va le mettre là, on va lui faire dire toutes les choses dont on a besoin qu’il les dise, il va calmer les choses, et il va aider tout ça à s’arranger. Et rien de tel ne s’est produit. Je pense que ce mouvement populiste ne va pas s’en aller comme ça et se calmer. Je pense que ce qui est arrivé à Macron en France est l’incarnation absolue du dernier lancer de dés. Donc, le fait qu’il ait du mal à s’en dépêtrer, et que cela soit évident – je veux dire que dans les années passées, il aurait déjà démissionné. À l’époque où les politiciens avaient quelque pudeur, il aurait déjà démissionné et endossé la responsabilité quant à l’état du pays. Mais ça, ils ne le font plus.
« Ainsi donc, l’échec de l’UE est [que] tout le monde ait sa propre monnaie et que tout le monde ait à nouveau une frontière. Maintenant, la clé de tout cela va être l’euro. Parce que c’est l’union monétaire qui crée les problèmes maintenant. Cela a très bien fonctionné lorsque les taux d’intérêt allaient dans la bonne direction. Ça a bien marché pour tout le monde. Maintenant, ils ont commencé à aller dans l’autre sens et les dettes ont commencé à avoir de l’importance et la pression est sur ces pays… Les gens ne comprennent pas ce que l’euro représente. [Cependant] ils savent qu’ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts.
« Et ils savent que, d’un point de vue politique, la réponse à ce problème est de revenir en arrière – je prendrai l’exemple de l’Italie – de revenir à la lire, de rembourser toutes vos dettes en lires – une lire considérablement dévaluée – de ne pas être contraint de maintenir un déficit budgétaire dicté par Bruxelles – et de pouvoir dépenser et aider votre pays à sortir d’une récession. C’est ce qui va se passer. Cela ne pouvait qu’arriver.
« Mais la façon dont les bureaucrates de Bruxelles traitent tout le monde – parce qu’ils doivent maintenir une ligne dure, ils doivent utiliser le bâton et non la carotte pour garder cette chose en un seul morceau – fait que nous allons être tous Brexit. »
Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 15-02-2019 via le site Les-crises
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Une vidéo où s'exprime Juan Branco (ancien candidat LFI, Gilet jaune revendiqué, avocat de Julian Assange et de Maxime Nicolle) à propos de son livre "Crépuscule" où il démonte de manière très documentée le système de prévarication institutionnalisée dont Macron est le nom. C'est naturellement un homme situé à gauche (mais certainement pas "de gauche" au sens où Michéa l'entend), avec quelques idées préconçues (dont 3', à l'extrême fin de la vidéo sur une conception assez pauvre du fascisme) mais il est d'une intelligence pénétrante dans l'analyse de ce système et surtout, ce qui ne gâte rien, j'ai le sentiment qu'il est honnête. Ce dernier point est suffisamment rare dans les gens qui ont grandi au sein du sérail (il explique son parcours avec lucidité) pour être souligné.
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Atlantico: Votre livre "L'archipel français" retrace le processus d'une atomisation de la nation au cours de ces trois dernières décennies. Quels ont été les déclencheurs de ce processus, marquant une fragilisation de la cohésion de la société ?
Jêrome Fourquet : Ces processus sont de nature et de temporalité différentes. Il est possible de les décrire en commençant par l’accélération du mouvement de déchristianisation de la société française qui a été diagnostiquée dès les années 50-60. Ce mouvement s’est considérablement accéléré au cours des dernières décennies pour en arriver aujourd'hui à une phase terminale de ce processus, qu’il s’agisse du nombre de personnes se déclarant aller à la messe (35% à 6% en quelques décennies), du nombre de prêtres qui exercent encore leur magistère qui a été divisé par deux en l’espace de seulement 20 ans. Nous ne sommes plus là dans une érosion de l’influence du catholicisme mais nous en passe d’assister à sa disparition.
Les catholiques en eux-mêmes ne vont pas disparaître, mais ils ne constitueront plus qu’une île de cet archipel français alors même que pendant des siècles et des siècles, et jusqu’aux dernières décennies, le catholicisme était quand même un élément fondateur et structurant et assurant l’armature psychologique, culturelle et sociologique du pays. En opposition au bloc républicain et laïc. Cette armature s’est disloquée avec le processus de sortie de la religion décrit par Marcel Gauchet au début des années 80. Son intuition était tellement la bonne que l’on arrive maintenant à la fin du phénomène. Ensuite, lorsque l’on voit les transformations dans la sphère familiale, dans le rapport au corps ou à la sexualité, on prend conscience maintenant de l’importance qu’a pu avoir cette matrice judéo-chrétienne qui nous a été transmise. C’est tout cet équilibre qui est en train de vaciller.
Un deuxième phénomène est l'extraordinaire montée en puissance de l’individualisation, qui rappelle le livre “L’ère du vide” de Gilles Lipovestky qui date également des années 80. Ici, encore, avec 30 années de recul supplémentaire, les logiques décrites ont pris une importance considérable. Cette expansion des droits individuels, cette volonté de s’affranchir d’un certain nombre de cadres, a eu comme effet déstructurant de saper toute une série de piliers qui étaient constitutifs de l’ordre social. On peut avoir une illustration parmi d’autres de ce processus d’individualisation dans l’extraordinaire inflation du nombre de prénoms donnés en France année après année.
Nous avions un cadre totalement stable qui a fait qu’entre 1900 et 1950, la France a fonctionné avec un portefeuille d’à peu près 2000 prénoms qui étaient donnés chaque année et que nous en sommes aujourd'hui à 13 000. On peut y voir une volonté de distinction qui s’est développée dans notre société sachant que ces 13000 prénoms dénombrés par l’INSEE s’ajoute la catégorie des prénoms rares (donnés moins de trois fois) dans l’année en France. Pour les dernières années disponibles, nous avons 50 000 enfants dans ce cas. Les prénoms sont un formidable révélateur d’évolution sociétale. La pratique traditionnelle de choix du prénom a volé en éclats.
Un autre élément de ce processus a été le déclin de l’église rouge. Le communisme a été un autre grand pôle structurant avec 20 à 25% du corps électoral qui se reconnaissait dans cette idéologie, dans cette sociologie, avec une contre société qui avait été très bien étudiée avec le communisme municipal, les associations de jeunesse, les organisations syndicales, le mouvement étudiant, la presse, les colonies de vacances. Tout cela existe encore mais à l’état de traces résiduelles. Il subsiste quelques îlots communistes dans certaines municipalités de banlieues ou ouvrières, mais tout cela n’a plus du tout le poid de jadis.
On peut aussi évoquer l’influence de grands médias qui créait du commun. On peut prendre l’exemple de TF1 qui jusqu’à la fin des années 80 caracole à 40% d’audience, ce qui est colossal. Aujourd’hui, cette chaîne qui reste la plus puissante d’Europe atteint un niveau incomparablement plus bas d’audience. On observe également ce phénomène au travers du déclin des magazines hebdomadaires (L’express, Le Point, l’Obs etc..) qui donnaient une grille de lecture qui était partagée par des centaines de milliers de personnes. Ils n’ont pas disparu, mais ont perdu énormément de leur puissance. Ce qui est également le cas d’un journal comme Le Monde. Face à cela, on assiste à la montée en puissance des réseaux sociaux, et la fragmentation des audiences. Avec les Gilets jaunes, on a vu toute une population qui quelque part avec fait sécession ou dissidence jusque dans ses moyens d’information, en allant s’informer sur Facebook par exemple. C’est une fragmentation du paysage informationnel qui s’est opérée.
Tous ces mouvements, dont le principal est le processus d’individualisation, ont abouti au fait que la société française a été bouleversée et déstructurée.
Comment identifierez-vous les critères des trois grands groupes constitués au cours de ces années, qui semblent se matérialiser autour de groupes non homogènes, un groupe Gilets jaunes, un groupe des plus éduquées plus internationalisés, et un bloc issu de l'immigration ?
Si nous avons utilisé la notion d’archipel, c’est pour faire passer l’idée que nous étions face à une fragmentation multiple selon des logiques différentes qui peuvent être économiques, culturelles, identitaires ou géographiques. Ces lignes de faille ne se superposent pas forcément les unes aux autres, ce qui aboutit à une sorte de kaléidoscope avec des recompositions permanentes. On peut néanmoins essayer de cartographier un certain nombre de ces grandes îles.
On voit bien évidemment une logique sociologique qui demeure importante avec ce que l’on pourrait appeler l’île des Gilets jaunes ou celle d’une partie des catégories populaires qui habitent plutôt la France périphérique pour reprendre la terminologie de Christophe Guilluy, qui s’est assez bien reconnue dans le mouvement des Gilets jaunes, et qui vote plutôt pour le Rassemblement national. Cette France populaire et périphérique constitue une des grandes îles importantes de l’archipel français. Nous en avons cartographié un certain nombre de contours notamment avec la carte du vote du deuxième tour de l’élection présidentielle de 2017, et les communes ou Marine Le Pen est arrivée en tête. Nous y voyons un gros bloc de communes dans le quart nord-est de la France - plusieurs milliers de communes en périphérie des grandes métropoles de cette grande régions - sont dans ce cas, par exemple.
A l’autre extrémité du spectre sociologique, on a ce que l’on peut appeler l’île mondialisée, c’est à dire qui est composée par les strates de la population les plus éduquées qui dans leur majorité résident dans le coeur des grandes métropoles connectées à la mondialisation, ce qui a aussi été décrit par Christophe Guilluy. Nous sommes allés plus loin en montrant que ces populations sont également dans un processus d'individualisation et de sécession. Elles se replient sur elles-mêmes et peuvent vivre en autarcie, elles ont leurs propres codes, leur propre écosystème, leurs lieux de villégiature. Le problème est qu’historiquement, les élites ont quand même vocation à piloter l’ensemble de la société. Un pilotage qui devient de plus en plus compliqué à partir du moment où ces élites ne sont plus vraiment, pour une partie d’entre elles, en capacité d’être en contact avec les réalités profondes du reste de la société. On pourrait évidemment affiner ce bloc.
Il y a aussi un autre groupe d’îles qui est composé des populations issues de l’immigration. Elles ne constituent pas, comme les autres groupes, un bloc homogène. Il y a des immigrations qui se distinguent d’abord par l’origine très diverse des pays concernés. Si on se focalise sur les populations arabo-musulmanes, on voit une immigration maghrébine, turque, du Sahel, qui ne sont pas les mêmes populations. On voit aussi des divergences au sein des populations maghrébines ou même au sein des populations turques. Il y aussi des différences en fonction de la période d’arrivée, récente ou plus ancienne, notamment dans le rapport au religieux. Tout cela crée des nuances qui sont très nombreuses.
Mais un des enseignements majeurs qui nous est apparu à la fin de notre travail est que la société française, et c’est aussi une des mutations majeures qu’elle a connu, est de facto devenue une société multiculturelle. Cette nature composite ou hétérogène ne va que se renforcer au fil du temps. Un des chiffres phares qui a déjà été beaucoup repris est que 18 à 19% de naissances masculines en 2016 donnaient lieu au choix d’un prénom arabo-musulman. La France de demain ou d'après demain sera mécaniquement composée d’au moins 20% de population qui seront rattachées au titre ou à un autre à cette immigration arabo-musulmane. C’est une autre île qui compose désormais la société française.
Voyez-vous un autre groupe qu’il serait nécessaire d’ajouter ?
Il faut évoquer un autre groupe qui est celui des catholiques qui demeurent une part non négligeable de la société française mais qui ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils ont été. Ils ne sont pas forcément définissables géographiquement mais plutôt générationnellement, c’est une population plutôt âgée, mais également en termes de valeurs avec une vision du monde, une grille de lecture, qui leur apparaît comme étant de plus en plus en décalage avec la marche de la société. D'où le mouvement de la Manif pour Tous, que l’on peut relire à cet aune en disant qu’il a été le symptôme d’une prise de conscience de leur passage à un statut de minorité, parmi d’autres dans la société française, ce qui a été un choc assez brutal.
Mais plus que cela, il s’agit de la prise de conscience des conséquences de ce passage au statut de minorité. Le changement qui s’est opéré est que cette population a décru considérablement numériquement mais que jusqu’il y a peu, en dépit de ce poids restreint dans la société française, elle bénéficiait d’une espèce de bouclier. Il y a avait alors une sorte d’accord avec la République et le reste de la société qui faisait que les fondamentaux anthropologiques, juridiques et culturels de la société française demeuraient adossés à la culture judéo-chrétienne. C’est ce consensus qui a volé en éclats aux yeux d’une partie des catholiques au moment de la mobilisation contre le mariage pour tous. Les catholiques se rendent compte alors qu’ils sont exposés à voir voter des lois qui sont en contradiction totale avec leurs valeurs profondes. C’est un traumatisme très important.
Il y a deux réactions possibles qui sont bien décrites dans un livre qui vient d’être publié, de Yann Raison du Cleuziou (Une contre-révolution catholique). Il a été travaillé sur une notion appelée “catholiques observants” qui sont une partie des catholiques pratiquants -les plus conservateurs - et qui oscillent dans cette nouvelle donne entre deux positions. Soit la position du bastion ; la société telle qu’elle se métamorphose ne leur convient plus du tout et veulent assurer une transmission à leurs enfants, ce qui provoque une forme de repli sur la famille, sur un certain nombre d’associations. Ils intègrent le phénomène -très marginal mais sociologiquement révélateur - de développement des écoles privées hors contrat. Parce que pour ce public, même l’école catholique privée classique est contaminée par l’évolution de la société. C’est la logique du bastion et du repli.
L’autre option est celle de l’engagement soit missionnaire soit politique pour essayer de retrouver une influence et un rayonnement. Cela peut donner un engagement politique immédiat, cela donne le mouvement Sens Commun. Sur une implication à plus long terme, c’est tout le travail de rayonnement culturel avec la revue “Limites” ou la démarche de Marion Maréchal de créer sa propre école en se disant qu’il faut tout reprendre à la base et essayer d’infuser dans la culture dominante des représentations conformes à leurs valeurs.
En quoi l'élection d'Emmanuel Macron a été la révélation politique de ces classifications, et en quoi pourrait-il précéder la reconstitution politique du pays ?
Toutes ces transformations profondes de l’équilibre interne de la société française ne pouvaient pas ne pas avoir de conséquences électorales et politiques. L’époque qui nous précède a été marquée par l’écrasante domination au plan politique de l’opposition gauche-droite qui structurait tout. Or, même si nous revenons à ce grand moment de notre histoire politique qui est la victoire du Front populaire en 1936 ou l’affrontement gauche-droite est à son paroxysme, on se rend compte rétrospectivement que ce qui avait structuré les votes en dernière instance, ce qui explique le mieux la carte électorale entre le Front populaire et les autres, est la carte de présence ou d’influence du catholicisme. Les régions catholiques ont voté à droite alors que les autres ont voté pour le Front populaire dans toutes ses nuances, des radicaux jusqu’aux communistes. On voyait bien que chacune des composantes du Front populaire avait sa clientèle. Les ouvriers et une partie de la petite paysannerie pour les communistes, ce que l’on appelait les classes nouvelles - ce qui correspondrait à nos classes moyennes aujourd’hui - pour les radicaux, et en partie pour les socialistes.
Cet attelage sociologiquement hétéroclite avait comme ciment le fait de s’être alliés au Front populaire mais en dernière instance la colle qui a permis d’agréger ces différentes pièces du puzzle était quand même le fait que nous étions sur des régions et des publics laïcs et déconfessionnalisés, voir laïcs très militants qui se définissaient d’abord dans leur combat contre l’église. A l’inverse le bloc d’en face était conservateur mais d’abord et avant tout catholique. On voit bien qu’à partir du moment où le catholicisme a perdu son influence, suivi, à quelques années d’écart par l’effondrement de la contre société communiste, la domination du système gauche-droite, en fait, était de plus en plus menacée et ne tenait plus.
C’est la grande révélation de 2017, en partie, que par ce que l’on pourrait appeler la force de l’habitude, se logeant dans deux forces principales. D’abord l’existence de forces politiques se référant à ce clivage droite-gauche, et autour desquelles tournait la vie politique, puis, autre composante importante du modèle; le système électoral à deux tours qui aboutissait automatiquement sauf accident en 2002, au fait que les champions de la droite et de la gauche arrivent en finale et imposent à tout le corps électoral de se polariser et de se conformer à cette opposition. François Bayrou avait l’intuition que tout cela était tout de même très vermoulu et avait tenté sa chance en 2007 en essayant de passer par le centre. Parallèlement à cela on avait vu émerger de manière très puissante mais de manière très limitée dans le temps un nouveau clivage que l’on peut appeler “ouvert-fermé” lors du référendum de 1992 sur Maastricht et en 2005 sur le TCE. Mais ce clivage ne s’est produit que dans l’instant d’une élection, et le cours des choses reprenait normalement et retombait dans le rituel de l’opposition gauche-droite.
L’irruption d’Emmanuel Macron dans le champ politique intervient à un moment ou une personnalité et un fait historique se rencontrent. Emmanuel Macron sent la décomposition du système politique dans un processus qui s’est enclenché bien avant son arrivée. Emmanuel Macron est venu dynamiter ce qui restait des vestiges de l’ancien ordre politique, ce qui aboutit à une opposition au deuxième tour entre lui et Marine Le Pen. Les forces de gauche et de droite se voient à leur tour obligés, selon la loi d'airain de notre système politique, de se positionner sur l’alternative électorale que le système leur propose. Les blocs de gauche et de droite se trouvent fracassés par cette nouvelle offre.
Tout cela n’était pas qu’un simple accident industriel, même si nous n’avons pas encore le recul historique suffisant, mais deux ans se sont déjà écoulés et force est de constater que la capacité de rebond de l’ancien paysage politique est quand même très limitée. Le PS est toujours dans les plus grandes difficultés, alors que les LR connaissent également des difficultés majeures avec la poursuite du phénomène de recomposition politique dont les derniers épisodes qui ponctuent la campagne des européennes nous montrent qu’il se poursuit. La nomination, par exemple, d’Alain Juppé au Conseil Constitutionnel par le président de l’Assemblée Nationale qui est un macroniste, ou encore le ralliement d’une partie des personnalités issues de l’écologie comme Pascal Durand à ce bloc présidentiel, puis, le soutien affiché et affirmé de Jean-Pierre Raffarin à la liste d’Emmanuel Macron pour les européennes.
Ce qui est fascinant, c’est qu’en l’espace de quinze jours, on a vu le ralliement au macronisme sous des formes différentes des deux principaux pères de l’UMP qui sont Alain Juppé et Jean-Pierre Raffarin, deux premiers ministres de Jacques Chirac. Et si on fait un retour en arrière, on doit se souvenir que l’UMP est créée dans la foulée du choc du 21 avril 2002 pour fédérer la droite et le centre pour faire face au Front national. Nous étions dans des phases de contraction avant l’accouchement. 17 ans après, ces deux personnalités se rallient à Emmanuel Macron.
Quelque part, bien que ce nouvel ordre politique ne soit pas encore figé, on peut déjà l’analyser comme la mise en conformité tardive du paysage électoral avec la réalité sociale, économique, culturelle et démographique de notre pays. Le pays a connu 30 à 40 années de mutations profondes, et même si chaque génération a l’impression de vivre une époque historique, on peut dire qu’ici, cela est réellement majeur. On peut reprendre la formule de Gramsci, la crise, c’est quand le vieux monde ne veut pas mourir et que le nouveau n’arrive pas encore à naître. Nous nous acheminons peut-être vers la sortie de crise, avec un ancien monde qui fait encore de la résistance et un nouveau monde qui n’est pas encore stabilisé. Mais ce dont on peut être un peu certain, c’est que nous ne reviendrons pas à l’ancien monde. Dans 3 ans, je ne vois pas une finale entre le candidat de droite et le candidat PS.
Qu'est-ce qui à vos yeux est important concernant la "sécession des élites" et n'a pas été suffisamment souligné ?
Cette question de la sécession des élites comme je l'ai appelée, possède une genèse.
Il faut d'abord s'entendre sur la définition des "élites". On peut par exemple choisir le critère du niveau de diplôme pour segmenter la population et dessiner le contour d'une élite. Avec ce critère, les élites, c’est-à-dire le groupe de diplômés de l'enseignement supérieur, ou si l'on veut raffiner un tout petit peu, ceux qui ont un diplôme supérieur à Bac+2, est une population aujourd'hui numériquement très nombreuse et nous ne sommes plus du tout dans un schéma traditionnel où les élites représentaient 3 ou 5% de l'ensemble de la société. Quand vous représentez un si faible pourcentage de l'ensemble de la société, vous avez la conviction ou la sensation de faire partie d'un tout petit groupe.
Cette sensation n'est plus forcément partagée par beaucoup de gens qu'on peut objectivement classer dans l'élite. Du fait de cette dilatation du sommet de la pyramide, avec la démocratisation de l'accès à l'enseignement supérieur, on en est arrivé à une situation où l'on peut considérer qu'on a 15-20% de la population qui peut être catégorisée comme faisant partie de l'élite. On peut bien sûr dire que c'est beaucoup, et il y a évidemment l'élite de l'élite, mais nous avons ce vaste corps social de 15 à 20% de la population qui est suffisamment nombreux pour avoir l'impression que l'ensemble de la société lui ressemble.
C'est un élément important dans la sécession des élites : la perte de contact avec les autres catégories sociales et la capacité de ses membres à vivre en vase clos. Quand vous représentez 4 à 5% de la population, fatalement, vous êtes obligés d'être en contact avec tout le reste de la société. Quand vous êtes membre à part entière d'un groupe qui représente 15 à 20% et que ce groupe-là est relativement sectorisé en ce qui concerne son implantation géographique, vous pouvez avoir un sentiment de déconnexion qui se développe, et vous pouvez vous dire : "j'habite dans une grande ville, je côtoie beaucoup de gens qui me ressemblent". Vous perdez la conscience d'appartenir à une société dans laquelle de très nombreuses catégories de la population n'ont pas le même niveau de vie que vous, les mêmes préoccupations ou les mêmes attentes.
Cette situation nouvelle a été très claire dans la crise des Gilets Jaunes. On a eu parfois des face-à-face sur le terrain, par exemple dans les rues de Paris entre des gilets jaunes qui venaient du Loiret, de la Seine-et-Marne, de l'Oise, et des habitants des beaux quartiers de Paris qui ont tourné au véritable dialogue de sourds, avec une incompréhension et un fossé culturel proprement abyssal. On a eu le même genre de scènes, par exemple sur un certain nombre de plateaux de télévision, quand des représentants par exemple de LREM ont été confrontés à des gilets jaunes. On voyait que sur un certain nombre de constats basiques, il n'y avait plus de capacité à s'entendre.
Est-ce que ce que vous soulignez avec la "sécession des élites" dans votre livre vous semble entendu et compris par les élites ? Ont-elles conscience de cette rupture ou se réfugient-elles dans une sorte de déni ?
Il est un peu tôt pour statuer sur cette question. J'espère que la sortie de ce livre et le gros travail qu'il a représenté permettra à un certain nombre de nos concitoyens d'avoir une vision, une lecture plus actualisée, plus objective, de l'état de notre société commune, et, notamment, si cela peut être l'occasion ou le moyen d'apporter des connaissances aux décideurs, pour leur donner un diagnostic à froid et sans concession de l'état du pays, tout cela n'aura pas été vain.
Le livre est sorti il y a seulement quelques jours, donc il est tôt pour se prononcer. Parmi les retours médiatiques que j'ai eu, si le livre rencontre un certain écho, c'est que manifestement il a eu comme effet de dessiller les yeux de certaines personnes qui n'étaient pas conscientes de l'ampleur des fractures qui parcouraient la société française. Donc, effectivement, peut-être qu'une partie du petit écho que peut rencontrer ce livre peut s'expliquer par l'étonnement qu'il a suscité et la révélation de fractures ou de fragmentations qui n'étaient pas apparues comme évidentes par ceux qui l'ont reçu.
Source : Atlantico
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Pierre Vial