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Eléments – N°38 – Printemps 1981
La France est un pays portant un nom germanique, peuplé de Celtes mélangés de Méditerranéens (1), qui parlent une langue dérivée du latin (2). Par les phases de peuplement qui se sont succédé au cours de la préhistoire, de la protohistoire et de l’histoire, la culture française est née de la rencontre, puis de la fusion de trois courants culturels : le celtique, le gréco-latin et le germanique. La France est ainsi le pays qui présente la meilleure synthèse des trois grands éléments constituants de la culture européenne. C’est ce qui fait écrire à Nicolas Lahovary : "La France est la seule des grandes nations européennes à comprendre des représentants nombreux des trois races principales de l’Europe. Il est donc naturel que son génie soit plus complet et plus équilibré et qu’elle ait pu joindre aux aptitudes artistiques des Méditerranéens les qualités militaires et politiques des Nordiques, ainsi que la force de travail des Alpins."
Un cliché historique, propagé par les instituteurs de la IIIe république, s’est inscrit dans la mémoire collective des Français : la France est définie, sur la carte du monde et en raisons de facteurs tant géographiques qu’historiques, par ses "frontières naturelles". De tous temps, le destin - que certains auteurs appelleront la Providence, en raison de leurs convictions - aurait assigné à la France pour limites inéluctables, et logiques, le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. La République et l’Empire n’auraient fait que continuer l’œuvre entreprise par les "quarante rois qui firent la France". L’image d’une France hexagonale constituant, en tant que telle, le support concret de "l’idée France" est présente chez des esprits très différents les uns des autres. C’est Charles de Gaulle qui assure que "comme la vue d’un portrait suggère à l’observateur l’impression d’une destinée, ainsi la carte de France révèle notre fortune" (Vers l’armée de métier, Plon, 1934). C’est aussi Jean-Paul Dollé, successivement communiste orthodoxe et maoïste, qui écrit : "La France est une idée, une certaine idée ; un aspect, un point de vue que je regarde ; une terre que je foule et qui m’entoure ; un sol qui me parle et d’où je parle" (L’odeur de la France, Grasset, 1977). C’est encore le père dominicain Serge Bonnet qui déclare : "Je suis convaincu que nous ne réussirons à rebâtir quelque chose qu’en respectant ce que j’appelle la religion du sol. Le mariage d’un peuple et d’une terre avec une langue et une histoire." (Le Point, 1er janvier 1979).
De telles affirmations s’ancrent dans une certitude : la France devait être ce qu’elle est, sa configuration est le résultat d’un processus logique, d’une mise en faisceau de facteurs concordants et convergents. Or une telle conviction fait fi des composantes culturelles réelles de la France qui ont, bien souvent et pendant longtemps, constitué des forces centrifuges plus que centripètes. Autrement dit, la France est devenue ce qu’elle est malgré certaines voies qui auraient pu, au cours de son histoire, orienter son destin tout différemment de ce qu’il en a été. La France a rencontré un certain nombre de "croisées des chemins", de sollicitations, de tentations. Elle s’est faite en refusant ces tentations. On considère généralement que la France est née en 843, lorsque le traité de Verdun a divisé l’empire carolingien en trois parts, destinées aux trois petits-fils de Charlemagne : à Louis, la Francia orientalis (ou Germanie), à Lothaire la Lotharingie, à Charles la Francia occidentalis. Francia : le pays des Francs. Ce mot rappelle une vérité trop souvent oubliée ("oubli" entretenu par les historiens français de la période 1870-1914, germanophobes et revanchards, puis par les historiens de tradition maurassienne, dont la teutophobie n’était pas moindre). À savoir que pendant trois siècles et demi - excusez du peu - le sort de l’ancienne Gaule romaine a été lié à celui d’une partie de la Germanie - le Regnum Francorum ("royaume des Francs") des Mérovingiens puis des Carolingiens englobant de vastes territoires à l’est du Rhin, en particulier la Franconie. Pour la raison simple que les Francs étaient - et ils s’en sont souvenus longtemps - un peuple d’origine germanique.
On comprend, du coup, pourquoi la France médiévale a gardé - par exemple dans les rites et symboles liés à la fonction royale - certains caractères profondément germaniques. Le souvenir des Carolingiens, qui avaient su allier, sous leur autorité, germanité et romanité, est revendiqué par les Capétiens. Ils veillent sans cesse à rappeler que les rois de la "troisième race" (la dynastie capétienne) se rattachent tout à fait directement à ceux de la "deuxième race" (la dynastie carolingienne). Leurs diplômes affirment qu’ils perpétuent l’œuvre de Charlemagne. Les écrits de l’abbaye de Saint-Denis - qui joue le rôle d’un véritable centre de propagande capétienne - renchérissent. Et, à partir du XIXe siècle, les Capétiens ne manquent jamais de souligner que leurs épouses sont toutes - sauf une - d’ascendance carolingienne, et transmettent donc ce précieux sang à leur descendance. Il est ainsi logique que des Capétiens aient été, à quatre reprises (1272, 1308, 1313, 1324), candidats à l’Empire. La perspective de rassembler sous le même sceptre la France, l’Allemagne et l’Italie a pu paraître suffisamment grandiose pour qu’elle fût reprise, au XVIe siècle, par un François Ier - souverain par ailleurs fort réaliste, comme le note fort justement René Fédou (3), et qui n’est en rien cet esprit chimérique qu’a cru pouvoir décrire une Régine Pernoud, emportée par ses partis-pris (4). Ce n’est pas un hasard si François 1er, après Charles VIII et Louis XII, a voulu étendre sa domination sur l’Italie. Une vision impériale ne considère comme des barrières ni les Alpes, ni le Rhin.
C’est ce qu’avaient bien vu les ducs de Bourgogne. Le projet d’un Charles le Téméraire était bel et bien la reconstitution de la Lotharingie, c’est-à-dire d’un Etat médian, au cœur de l’Europe, formant un bloc beaucoup plus homogène qu’on ne pourrait le croire. La puissance d’évocation et de mobilisation du mythe lotharingien a d’ailleurs une valeur insoupçonnée. N’est-ce pas le maréchal Lyautey qui déclarait - le propos est rappelé dans le Journal de Jean de Pange : "Au moment où la guerre tournait mal, en 1917, je me disais : s’il faut refaire une grande Lotharingie allant de la mer du Nord à la Suisse, en englobant la Franche-Comté et la Lorraine, ne m’y retrouverais-je pas très bien ? Je n’aime pas le drapeau tricolore, je n’aime que le drapeau lorrain. Je me sens chez moi dans toute la vallée du Rhin, à Mayence, à Cologne, parce que je suis Franc. Je ne me sens pas bien à Béziers…"
On peut apprécier une telle déclaration comme le symptôme des menaces qui continuent de peser, siècle après siècle, sur l’unité française. On peut aussi, tout au contraire, estimer qu’elle manifeste un sentiment d’appartenance à des patries charnelles qui dépasse, transcende, en amont et en aval, ce moment de l’histoire qu’est la France.
Le dépassement de la France par un ensemble géopolitique de grande ampleur aurait pu se réaliser au XVe siècle, par la fusion des traditions normande, anglaise et française. C’est ce qu’évoque plaisamment - mais le propos va loin - Cavanna (Charlie-Hebdo, 21 janvier 1981) :
"S’il n’y avait pas eu Jeanne d’Arc, la France perdait la guerre de Cent Ans, vous êtes bien d’accord ? (…) Si pas de Jeanne d’Arc, le roi de France perdait la guerre et le roi d’Angleterre devenait en plus roi de France. Vu ? Or, qui était le roi d’Angleterre ?
Un Français. Parfaitement. Là, je vous épate. Plantagenêt, il s’appelait. Quoi de plus français que ça ? Plantagenêt, Champdavoine, Mouchabœuf, hein, ça sent le terroir. Et si ce Plantagenêt faisait la guerre au roi de France, c’est parce que le vrai roi de France, c’était lui, Plantagenêt, en ligne directe depuis Hugues Capet, l’ancêtre fondateur, tandis que le roi de France d’alors n’était que le rejeton d’une branche cousine qui avait usurpé le trône en prenant le prétexte d’une certaine loi dite "salique" dont personne n’avait jamais entendu parler et qui, paraît-il, interdisait aux femmes de régner sur le royaume de France. Plantagenêt était héritier direct, mais il y avait une femme dans le coup, alors que Charles VII, héritier zigzaguant, slalomait de mâle en mâle. Mais passons.
Tout en étant rois d’Angleterre, les Plantagenêts étaient ducs d’Anjou et d’Aquitaine et seigneurs de beaucoup d’autres lieux en France. Ils parlaient français évidemment. Et même exclusivement. Toute l’Angleterre parlait français. Eh oui. Depuis trois siècles, exactement depuis que Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, avait mis la piquette aux Anglo-Saxons à Hastings. Toute l’Angleterre parlait français, c’est-à-dire le roi, la cour, les seigneurs, les curés, les militaires, l’administration, l’université, le commerce… Seul le bas peuple se cramponnait encore à un dialecte saxon abâtardi qui lui avait d’ailleurs lui-même été imposé quelques siècles plus tôt par la minorité oppresseuse des envahisseurs angles, saxons et danois. Le peuple ne se souvenait même plus que son parler d‘origine était un patois celtique.
Ce n’était donc qu’une question de temps, le peuple désapprendrait l’anglo-saxon et apprendrait le français tout comme il avait désappris le celtique au profit de l’anglo-saxon. Le latin avait, vaille que vaille, mis quatre à cinq siècles pour éliminer en Gaule toute trace du celtique des autochtones et du germanique des envahisseurs, mais il en était venu à bout, et tellement bien qu’il s’était transformé et était devenu le français. Le français, langue officielle de Grande-Bretagne, grignotait tout doucement les résistances locales…
Si donc Jeanne d’Arc n’était pas venue interposer son fameux pucelage en travers du cours majestueux de l’Histoire, le roi d’Angleterre, devenu légitime roi régnant en France, aurait établi sa résidence à Paris. Il était français, ne l’oublions pas, pour lui l’Angleterre n’était que secondaire, la France était alors un pays vaste, fertile, riche, civilisé, alors que l’Angleterre n’était qu’un caillou aride, couvert de landes et de forêts, dont la seule ressource consistait en la laine de ses moutons, et en la pugnacité de ses archers. Aucun doute là-dessus, le roi de France et d’Angleterre aurait tenu sa cour à Paris, le centre de gravité du système eût été Paris, le peuple d’Angleterre eût parlé français en moins de deux…"
Comment expliquer que, malgré les diverses voies possibles, la France soit devenue ce qu’elle est ? La réponse est dans l’existence d’un sentiment national, né d’une prise de conscience et conforté par des difficultés.
Au Moyen Age, le mot natio, conformément à l’étymologie (nascere), "désigne un groupe d’hommes ayant une origine commune" (5). Il est donc en rapport avec le lieu de naissance, l’origine ethnique et géographique. On a cru longtemps que le Moyen Age n’avait pu "produire" le sentiment national, l’idée nationale. Les meilleurs historiens sont, au contraire, d’accord aujourd’hui pour affirmer que "ni la ferveur religieuse, ni l’idéal "universaliste" de Respublica christiana, ni les conditions, d’ailleurs changeantes, de l’économie, n’ont empêché l’éclosion de sentiments nationaux" (6). Bien mieux, des chercheurs estiment maintenant qu’il faut faire remonter les origines des nations aux VIIIe et IXe siècles.
La distinction entre Romains (en fait, Gallo-Romains) et Germains (les "Barbares"), fondamentale en Gaule aux VIe et VIIe siècles, s’estompe vite ensuite. Au VIIIe siècle, note Lucien Musset (7), on est désormais "Austrasien, Neustrien, Bourguignon ou Aquitain plus que Franc ou Romain." Cependant une ligne de clivage importante - et qui aura la vie dure - apparaît, reposant sur une évidente différence d’identité culturelle : "Tous les habitants des pays situés au nord de la Loire se considèrent comme Francs, se donnent une origine commune, à laquelle les savants de l’époque appliquent la légende troyenne, qui faisait du peuple franc l’égal du peuple romain. Inversement, le nom de Romania, refoulé de ces pays, englobe toutes les populations du Sud-Ouest, appelées bientôt Aquitani, et qu’on croyait d’une race absolument différente" (8).
Au sein de l’empire carolingien, Aquitains, Gascons, Goths, Bretons, Saxons, Bavarois, Provençaux, Lombards constituent des groupes ethniques cohérents, conscients de leur identité. D’où la décomposition assez rapide d’un empire qui n’était qu’un "conglomérat de nationalités" (9), sans liens réels autres que l’obéissance à un souverain dont l’autorité était purement personnelle et disparaît avec lui, et une idéologie factice, exaltant des valeurs chrétiennes qui n’étaient ni profondément ressenties ni réellement vécues.
Le poids du fait national est déjà tel que naissent - souvent sous la direction de comtes francs émancipés de leurs liens avec l’empereur et voulant s’enraciner - des "principautés basées sur les nationalités". Et, note R. Fédou, "la présence d’une base nationale a assuré aux principautés territoriales une homogénéité qui a été pour elles un facteur capital de durée". La solidité du lien ethnique explique aussi que l’appartenance nationale ait été, pendant longtemps, définies par les "patries charnelles" : "Les Aquitains, sous leurs ducs, avaient beau faire partie du royaume de France : personne ne les aurait dits et crus "Français". On comprend encore mieux ainsi les "fidélités absentes" dont pâtirent les premiers Capétiens".
Comment, donc, a pu naître un sentiment national français, alors qu’au XIIe siècle encore, "ce cadre politique qu’est le royaume n’est qu’un assemblage de "nations", dont les habitants ne conçoivent pas grand-chose au-delà des limites de leur ville, de leur châtellenie, parfois de leur comté ou de leur duché" ? Deux facteurs semblent avoir joué : l’élaboration d’une mystique "nationale" française et l’intelligence politique des souverains - et de leurs représentants - sauvegardant l’identité culturelle des peuples intégrés dans le royaume.
Dès le XIIe siècle, observe K.F. Werner (10), le mot franceis est présent dans la Chanson de Roland. C’est l’époque où Suger, abbé de Saint-Denis - on sait que Saint-Denis a été choisi comme patron du royaume par Louis VI - parle de la Francia comme de la personnification d’une réalité collective, d’une communauté historique. Au siècle suivant, le mot de Francia est devenu courant, et désigne sans doute possible le royaume capétien (les textes parlent du Rex Francie régnant sur le Regnum Francie). À partir de 1318 natio gallicana et nacion de France sont des expressions de plus en plus fréquentes. Les légistes - ces intellectuels formés aux disciplines juridiques et qui se font les agents actifs du pouvoir royal - distinguent chaque fois qu’ils en ont l’occasion les "gens qui sont nés hors du royaume" et "ceux qui sont nés au royaume".
La guerre de Cent ans a joué un rôle décisif pour ancrer un sentiment national français. "Philippe de Valois, disent les chroniques du temps, fut couronné parce qu’il était né du royaume" - ce que ne peut prétendre un concurrent anglais - et c’est la désignation d’un ennemi commun qui soude les Français : on qualifie indistinctement d’ "Engloys" les partisans de l’autre camp, même s’ils ne sont pas natifs d’Angleterre. La guerre est la grande accoucheuse d’une communauté nationale naissant dans le sang et les larmes. Une active propagande, à base de traités, pamphlets, chansons, poèmes, sermons et lettres patentes exalte le nom de Français, qui signifie, dit-on, courage, honneur et "franchise" - c’est-à-dire liberté. Une chanson populaire, œuvre d’Olivier Basselin, dit : "Entre vous, gens de village - qui aimez le Roy Françoys - Prenez chascun bon courage - Pour combattre les Engloys !" (11) Puis, avec Charles VII, le sentiment national exprime non plus seulement le refus de l’occupant étranger mais le groupement d’une communauté populaire autour du souverain, qui "devient le symbole de l’union nationale, celui auquel doit adhérer la nation qui existe depuis longtemps." (12)
Ceci a été rendu possible par une intégration intelligente des "nations " régionales au sein du royaume, au fur et à mesure que le pouvoir royal étendait son emprise sur de nouveaux territoires.
Prenons le cas du Languedoc. Cette région a subi la "croisade des Albigeois", déclenchée par l’Eglise pour arrêter les progrès de l’hérésie cathare. Le Languedoc était sans doute plus tourné vers l’Aragon - dont le roi Pierre II est tombé à Muret, en 1213, contre les croisés français - que vers Paris. De plus la croisade et ses suites ont laissé de cuisantes blessures dans les corps et dans les âmes. On peut s’étonner de "la relative aisance avec laquelle - quoi que les passions fassent dire parfois - le Midi "occitan" a finalement accepté la conquête capétienne." (13)
Cela s’explique, sans doute, par le souci qu’a eu Alphonse de Poitiers, frère de Louis IX, d’administrer les terres de langue d’oc, en respectant les identités des peuples du Midi. Ce souci se retrouve dans les privilèges et libertés des pays réunis au domaine royal, privilèges et libertés reconnus et affirmés par le roi, qui les défendra au besoin contre ses propres agents (14). Des Etats provinciaux se portent garants de la perpétuation des traditions et franchises des nations qui composent le royaume de France. Dans ces états provinciaux siègent des représentants des trois ordres. Si la France est devenue, au fil des siècles, ce qu’elle est, sans céder à certaines tentations - la tentation impériale, la tentation franco-anglaise - c’est pour avoir su bâtir un sentiment national sur des diversités régionales assumées et préservées. C’est du jour où ces diversités ne seront plus assumées mais au contraire réprimées qu’apparaîtra un sentiment national niveleur et stérilisant. On peut dater, ainsi que le fait Olier Mordrel, ce phénomène de la Révolution (15) : "La Révolution, en appliquant sur l’ensemble du territoire, le damier uniforme des départements, a sciemment voulu méconnaître les diversités de l’hexagone. Elle n’a pas plus tenu compte des fleuves et des montagnes que des dialectes et des usages, des droits et des traditions. Si bien que, comme le mot français, le mot France a été vidé de son sens véritable qui était assemblage, auquel on a préféré une notion qui était plus un programme que la reconnaissance d’un fait : l’unité et l’indivisibilité".
Et pourtant cette tentation réductrice n’eût jamais été possible sans l’existence d’un sentiment national enraciné dans les profondeurs de l’histoire, par-delà les conflits sanglants dont la France a été le théâtre. À cet égard le destin de la nation française demeure riche d’enseignements à l’heure où l’Europe, par-delà la diversité de ses peuples, ressent confusément la nécessité de se constituer en tant que nation, face aux "empires" soviétique et américain.
1 - D’un point de vue anthropologique, la population française est composée de "Méditerranéens", "d’Alpins" et de "Subnordiques". Voir Nicolas Lahovary, Les peuples européens. Leur passé ethnologique et leurs parentés réciproques d’après les dernières recherches sanguines et anthropologiques, la Baconnière, Neufchâtel, 1946. Le chapitre consacré à la France dans cet ouvrage a été réédité par le G.R.E.C.E. en 1974, sous le titre La France ethnique.
2 - Le Français appartient, au sein de l’ensemble linguistique indo-européen, au groupe des langues romanes.
3 - René Fédou, L’Etat au Moyen Age, PUF, 1971.
4 - Régine Pernoud, L’unité française, PUF, 1949.
5 - B. Guenée, Etat et nation en France au Moyen Age, dans Revue Historique, t. CCXXXVII, 1967.
6 - R . Fédou, op. cit.
7 - L. Musset, Les invasions. Les vagues germaniques, PUF, 1969.
8 - R. Fédou, op. cit.
9 - J. Dhont, Etudes sur la naissance des principautés territoriales en France (IXe-Xe siècles), Bruges, 1948.
10 -K.F. Werner, Les nations et le sentiment national dans l’Europe médiévale, dans Revue Historique, t. CCXLIV, 1970.
11 - P. Barbier et F. Vernillat, Histoire de France par les chansons, t. 1, Paris, 1956.
12 - Marcel Pacaut, Les structures politiques de l’Occident médiéval, Paris, 1969.
13 - R . Fédou, op. cit.
14 - J.F. Lemarignier, La France médiévale. Institutions et sociétés, Paris, 1970.
15 - Olier Mordrel est l’auteur d’un travail de réflexion fondamental sur l’essence du fait national français, paru dans Stur et qui, revu et augmenté, paraîtra prochainement aux éditions Picollec sous le titre Le mythe de l’hexagone.
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Eléments – N°50 – Printemps-été 1984
On s’aperçoit, depuis quelques années, que l’archéologie - pas plus qu’aucune autre science - ne saurait être "neutre". Elle apporte en effet des enseignements qui, qu’on le veuille ou non, étayent ou démolissent telle ou telle thèse touchant à l’histoire des sociétés humaines, depuis les premières, les plus lointaines étapes que l’on puisse identifier (et ce compte à rebours a fait, depuis une vingtaine d’années, d’impressionnants progrès) jusqu’aux stades les plus récents des développements culturels (ne parle-t-on pas couramment, désormais "d’archéologie industrielle" ?). Du coup, l’archéologie - quoi qu’en aient certains archéologues qui voudraient ne pas avoir à lever le nez de leur champ de fouilles - se trouve au cœur de virulents débats idéologiques. C’est ce que démontre l’œuvre de l’éminent universitaire britannique Colin Renfrew, directeur du département d’archéologie à l’université de Cambridge. En publiant Les origines de l’Europe (Flammarion 1983), il vient de sortir du placard un cadavre dont on n’a pas fini de parler (1). Ce cadavre, c’est la vieille thèse de l’Ex oriente lux (la lumière vient de l’orient). Autrement dit, selon cette théorie - disons plutôt ce postulat, lié à une vision "biblique" de l’histoire -, culture et civilisation sont nées quelque part entre le bassin oriental de la Méditerranée et la Mésopotamie. L’orient est, dans l’histoire de l’humanité, le berceau de la civilisation, de toute civilisation. Puis, à partir de ce foyer oriental, culture et civilisation ont été exportées vers les terres et peuples d’Europe, dont le caractère sauvage a été progressivement amendé par les bénéfiques influences orientales. Schéma simpliste ? Il n’y a pas si longtemps, le très distingué préhistorien Gordon Childe, dont les convictions marxistes étaient par ailleurs bien connues (et ceci explique cela), écrivait tranquillement (dans la revue Antiquity, en 1958) que l’évolution de la préhistoire pouvait se résumer en un "rayonnement de la civilisation orientale sur la barbarie européenne". Comme on le voit, il n’abusait pas des nuances… La thèse diffusionniste (pour lui donner le nom savant qu’utilisent les universitaires) considérait donc que l’essentiel du travail des préhistoriens et protohistoriens devrait être de reconstituer les étapes par lesquelles les progrès techniques venus du Proche-Orient étaient parvenus jusqu’aux rivages de l’Atlantique. Quelqu’un qui aurait timidement évoqué l’hypothèse d’une origine purement européenne des constructions mégalithiques - l’impressionnant ensemble de Stonehenge, par exemple - se serait vu rire au nez, traité d’imposteur ou, au mieux, d’illuminé.
Aujourd’hui, personne ne pourrait traiter d’imposteur ou d’illuminé Colin Renfrew, dont les travaux font autorité dans le monde scientifique. Et pourtant, il en est certains que cela doit démanger… Car Renfrew vient de provoquer une révolution - plusieurs commentateurs ont d’ores et déjà utilisé le mot - en matière archéologique. Il parle, lui, plus modestement, de "crise" dans l’étude de la préhistoire. Et il s’en explique : "Les archéologues s’aperçoivent, dans le monde entier, qu’une bonne part de ce que nous présentent nos manuels est inadéquat, parfois faux, purement et simplement. (…) Le grand choc, la péripétie peu imaginable il y a quelques années encore, c’est que la préhistoire, telle qu’on nous l’a enseignée, se fonde sur des hypothèses qui ne peuvent plus être tenues pour valides. (…) La plupart d’entre nous, par exemple, ont appris à croire que les pyramides égyptiennes sont les monuments de pierre les plus vieux du monde ; que c’est au Proche-Orient, dans les terres fertiles de Mésopotamie, que l’homme a construit ses premiers temples ; et que c’est là aussi, dans la patrie des premières grandes civilisations, que la métallurgie a été inventée. Le travail du cuivre et du bronze, l’architecture monumentale, plus d’autres techniques, auraient été transmis aux populations moins avancées des territoires voisins et, graduellement, se seraient diffusés sur une grande partie de l’Europe et le reste du Vieux Monde. Les premiers monuments préhistoriques de l’Europe occidentale, les tombes mégalithiques aux pierres colossales, fourniraient un exemple très frappant de cette diffusion culturelle. (…) Ce fut donc un vrai choc d’apprendre que tout cela était faux, que les sépultures mégalithiques de l’Europe occidentale sont plus anciennes que les pyramides – en fait, qu’elles se qualifient comme les plus anciens monuments de pierre du monde."
À la base du révisionnisme développé par l’école de la "nouvelle archéologie" (où Renfrew côtoie d’éminents chercheurs comme L.R. Binford et J.G.D. Clark) l’on trouve des problèmes de datation. C’est en effet une chronologie traditionnelle, utilisée depuis le XIXe siècle, qui est remise en cause par les techniques nouvelles - ce que Renfrew appelle les "révolutions du radiocarbone". L’échelle chronologique traditionnelle reposait sur les points de repère que l’on connaît, depuis longtemps, concernant l’histoire égyptienne - listes royales, avec durée des règnes, établies à l’époque pharaonique. En prenant en compte les relations historiquement établies, entre l’Egypte et les puissances voisines, on dressait un tableau général de l’état du monde pré et protohistorique, dans lequel les sites européens ne pouvaient être, eux, que beaucoup plus récents, puisque nés de l’imitation de l’Orient… Qui aurait osé envisager que les premiers dolmens bretons puissent être antérieurs aux plus anciennes pyramides égyptiennes, datées de -2.700 ? Et qui aurait contesté que les constructeurs de mégalithes du nord-ouest européen ne pouvaient être que de lointains et maladroits imitateurs des architectes égyptiens ?
Ce tableau bien ordonné a été bouleversé en quelques années. Cela ne va pas sans quelques traumatismes. "Après tout, note avec humour Colin Renfrew (2), il n’y a pas plus d’un siècle que les chercheurs ont renoncé à prendre la Bible au pied de la lettre lorsqu’elle estimait que le monde avait été créé en sept jours, l’an 4004 avant J.C."… Toujours est-il que la datation au radiocarbone a obligé à des révisions déchirantes. Mais en apportant à l’archéologie la réponse à une grande et vieille question : comment dater un objet, un site, non en fonction de traditions littéraires mais par un procédé authentiquement scientifique ?
Résultat des progrès de la physique atomique, la datation au radiocarbone, mise au point en 1949 par W.F. Libby, repose sur des principes simples : le carbone 14, isotope radioactif du carbone, est présent dans toutes les matières organiques (végétales et animales). À la mort d’un organisme, le C14 se décompose progressivement, en émettant un rayonnement mesurable. En mesurant la radioactivité restante, dans un morceau d’os, des céréales ou toute autre matière organique, on peut dater l’échantillon (3). Cette technique de datation, d’abord beaucoup critiquée - il n’est pas facile, psychologiquement, de voir remis en cause, voire bouleversés, les résultats de ses travaux, surtout si l’on est un chercheur déjà… disons d’un certain âge - s’imposa cependant progressivement dans les années soixante. Mais certaines faiblesses de la méthode du radiocarbone continuaient à poser question. Ainsi le créateur de cette méthode, Libby, supposait que la concentration de carbone chez les êtres vivants était restée constante à travers le temps, de sorte que, dans un échantillon examiné, la concentration originelle de carbone 14, à l’époque où il était vivant, était la même que chez tous les êtres vivants d’aujourd’hui. Or nous savons maintenant que cela est inexact : la concentration de radiocarbone dans l’atmosphère, et donc chez les êtres vivants, a considérablement varié. Ainsi, il y a six mille ans, elle était beaucoup plus forte qu’elle ne l’est aujourd’hui. Cela, nous le savons grâce à une nouvelle technique, la dendrochronologie, qui permet de corriger, quand il le faut, les datations obtenues au C14 (la dendrochronologie permet ainsi de conforter, en lui apportant les nuances nécessaires, la datation au radiocarbone, alors que certains auraient voulu en tirer l’argument pour l’illégitimer.)
La dendrochronologie, que Renfrew n’hésite pas à appeler "la seconde révolution du radiocarbone" en raison de ses conséquences spectaculaires en matière de chronologie archéologique, repose sur une observation simple. Chacun sait, en effet, que la croissance des arbres, au printemps, produit chaque année un anneau dans le bois. Si l’on compte la série de ces anneaux sur une section de tronc, on peut calculer l’âge de l’arbre au moment où il a été abattu. C’est en partant de ce principe - et en tenant compte de la variabilité de l’épaisseur et de la densité des anneaux annuels en fonction des facteurs climatiques - que des séquences continues ont été dressées, portant sur plusieurs millénaires. Les travaux effectués par Edmund Schulman et Charles Wesley Ferguson ont été déterminants : ils ont exploité l’extraordinaire source d’information que constitue le Pinus aristata de Californie - un arbre qui, dans les White Mountains, atteint plusieurs millénaires d’existence (un Pinus de 4900 ans a été identifié, reconnu comme le plus ancien être vivant du monde !). Les possibilités de datation qu’apportent le radiocarbone et la dendrochronologie (complétés par d’autres techniques, comme l’utilisation de la thermoluminescence) ont bouleversé les chronologies traditionnelles, sur lesquelles s’appuyaient les tenants du diffusionnisme. Il faut en effet, désormais, vieillir considérablement les sites européens – et il devient du coup insoutenable de prétendre que ceux-ci résultent d’une "imitation culturelle" des sites orientaux puisqu’ils leur sont largement antérieurs. Ainsi, les plus anciens mégalithes bretons sont datables du Ve millénaire (le dolmen de Kercado, par exemple, remonte à environ –4 800) alors que les plus anciennes pyramides égyptiennes furent élevées vers -2.700. Stonehenge, qu’on voulait inspiré de Mycènes, est édifié dès le IIIe millénaire. On remonte encore plus loin dans le temps avec les sites d’Europe centrale. La culture de Vinca, présentée par V. Gordon Childe comme une étape dans la diffusion d’une " colonisation " partie de Troie (vers -2000), est datée aujourd’hui, par le radiocarbone, de la fin du VIe millénaire et de la première moitié du Ve. Un tel "fossé chronologique" de 2500 ans perturbe évidemment, pour le moins, le postulat diffusionniste. Il y en a bien d’autres. Il est, par exemple, désormais assuré que les premiers centres de la métallurgie du cuivre, établis dans l’extrême sud de l’actuelle Russie, en Bulgarie et en Yougoslavie, ont connu un développement autonome, dès le Ve millénaire, indépendamment donc de toute influence orientale. Le site de Varna, au bord de la mer Noire, daté de –4.500, a livré de spectaculaires objets en or - alors qu’au Proche-Orient l’or n’apparaît que 1.500 ans plus tard (4). Ajoutons qu’un autre argument-choc traditionnellement avancé par les tenants de la primauté orientale - l’écriture est née à Sumer (où les premières tablettes apparaissent vers -2.330) - s’écroule lui aussi : des plaquettes gravées ont été mises à jour en Roumanie et en Bulgarie sur des sites désormais datés de -3500 à -3000.
Ainsi est anéanti le bel enchaînement diffusionniste (une transmission culturelle qui, partie du Proche-Orient, aurait gagné par étapes l’Egée, la Méditerranée orientale et l’Europe danubienne, puis l’Europe occidentale). À sa place s’impose l’image d’une pluralité de foyers culturels, autonomes, développés en Europe antérieurement aux civilisations proche-orientales (5). Un constat qui a un poids idéologique comparable à celui de la thèse polygénétique qui s’impose désormais en anthropologie, en éliminant celle de la monogénèse, directement liée à l’idéologie biblique (au commencement était Adam, et de cette unique racine sont nés les divers rameaux humains…)
C’est, en fait, une nouvelle façon d’appréhender l’archéologie que propose Renfrew. "Ce qui a transformé, écrit-il, l’archéologie préhistorique, à mon sens, c’est qu’on n’y parle plus d’objets, mais de sociétés, et qu’on est passé de l’étude du matériel des fouilles à celle des relations entre les différentes catégories de données utilisables. Autrefois, les soins les plus méticuleux étaient apportés au classement, à la comparaison et à la datation du matériel, comme si ces reliques inanimées étaient le principal objet d’étude. La tâche que l’on jugeait alors fondamentale était la classification du matériel recueilli (…) Aujourd’hui, les objectifs sont plus ambitieux. Il s’agit de parler de façon sensée des sociétés dont ces objets sont les vestiges. De discuter de leur environnement et de leurs moyens d’existence, de leurs techniques, de leur organisation sociale, de la densité de leur population, etc., et, à partir de ces paramètres, de construire un tableau et une explication des changements qui s’y produisirent (…) Le nouveau paradigme qui fait son apparition dans le domaine de l’archéologie préhistorique sera composé en fonction des interrelations de six ou sept paramètres fondamentaux que nous pouvons reconnaître comme déterminants du changement culturel. Il rattachera la croissance de la population et sa densité au modèle de subsistance et aux changements de ce modèle. Il liera ces facteurs à l’organisation sociale et aux contacts (y compris le commerce et l’échange) entre les communautés voisines et les régions adjacentes. Et enfin il analysera comment tout cela a pu influencer et déterminer la structure des perceptions et des croyances de la société, y compris l’art et la religion, et comment ces derniers, à leur tour, ont commandé le mode d’exploitation de l’environnement et les techniques de base utilisées en l’occurrence".
Ainsi, l’un des constats les plus suggestifs de Renfrew porte sur la "dimension sociale" que suppose une culture comme celle des mégalithes. Des structures communautaires hiérarchisées, organiques, (Renfrew utilise le terme de "chefferies"), sont indispensables à la réalisation de grands monuments, qui traduisent, dans le paysage, la signification d’une telle organisation sociale. "Je soutiens, dit Renfrew (6) , que l’on peut considérer ces monuments, non seulement comme des sépultures, mais aussi comme des centres publics, souvent utilisés comme lieux de rencontre, peut-être pour tout un ensemble de cérémonies rituelles visant à relier l’ensemble de la communauté à ses ancêtres aussi bien qu’à ses morts les plus récents."
Les travaux de Renfrew apportent une vision nouvelle, proprement révolutionnaire, des sociétés protohistoriques et, donc, des sources de la culture européenne. On attend avec intérêt les réactions qu’ils devraient, logiquement, provoquer. (7)
1 - L’édition originale du livre, sous le titre Before civilization, date de 1973. Colin Renfrew avait, dès 1967, attiré l’attention des spécialistes en publiant un article intitulé Colonialism and Megalithismus dans la revue Antiquity. En France, un article de Paris-Match consacré à Renfrew et publié en janvier 1974 (Désolé, mais la civilisation vient du froid) n’avait apparemment pas ému grand monde. Sans doute certains farouches tenants des thèses diffusionnistes – voir plus loin – avaient-ils jugé plus prudent de ne pas lever un tel lièvre…
2 - Pour une archéologie sociale in Sciences et Avenir, septembre 1973.
3 - Le C14 perd la moitié de sa radioactivité en 5730 ans ; la moitié de la radioactivité restante met à son tour 5730 ans pour disparaître ; et ainsi de suite.
4 - Cf. Colin Renfrew, Varna and the social context of early mettallurgy in Antiquity, novembre 1978.
5 -Par ses travaux, Renfrew confirme les intuitions d’auteurs plus anciens (entre autres, Kossinna, Aberg, Bosch-Gimpera,Schuchhardt) qui avaient réagi contre le diffusionnisme de Childe.
6 - L’archéologie sociale des monuments mégalithiques, in Pour la science, janvier 1984.
7 - On peut espérer (?) la traduction de plusieurs ouvrages importants de Renfrew, en particulier The emergence of Civilisation. The Cyclades and the Aegean in the Third Millenium B.C. (Methuen & Co., London, 1972) et Problems in Europan Prehistory (Edinburgh University Press, Edinburgh, 1979).
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Le Choc du Mois – N°48 – Janvier 1992
Le dernier Amouroux est arrivé. Dérangeant. Très dérangeant, même, puisque le neuvième volume de sa Grande Histoire des Français porte sur les bien vilains soubresauts qui suivirent le départ des Allemands. Son titre, Les règlements de comptes, ne laisse d'ailleurs aucune équivoque sur l'intention de l'auteur de jeter l'éclairage cru de la vérité sur "ces heures les plus sombres, etc." Le déshonneur alors n'était pas toujours du côté du banc des accusés.
Au grand dam de ceux que le succès des autres rend malades, Henri Amouroux poursuit l’œuvre impressionnante, commencée en 1986, qui lui a permis de brosser, en huit volumes, La grande histoire des Français sous l'occupation. Une histoire qui a recueilli à juste titre un grand succès car Amouroux sait allier avec brio - et ce n'est pas si fréquent - la rigueur de l'historien et le sens de l'image forte, du détail quotidien révélateur, qui fait le grand journaliste. En publiant un neuvième volume, qui couvre la période septembre 1944 -janvier 1945, il entame une "grande histoire des Français après l'occupation". Il eût été en effet dommage de ne pas montrer quelle continuité se manifeste entre les soubresauts de l'occupation et ceux qui suivirent le départ des Allemands.
Exécutions sommaires
Avec courage, Amouroux a intitulé son nouveau livre Les règlements de comptes. Il faut en effet du courage pour marquer, par un tel titre, que la prise en mains du territoire français par les Alliés eut pour conséquences le déchaînement des passions et le bain de sang qu'il provoqua. Un bain de sang justifié, ont soutenu et soutiennent encore certains, par les exactions des Allemands et des Français collaborateurs. Ce serait, en somme, la loi du talion qui aurait joué...
Une telle version impliquerait un désir de vengeance des combattants de l'ombre, des hommes des réseaux et des maquis. Or les exécutions sommaires qui vont jalonner les mois de septembre et d'octobre 1944 sont moins le fait des vrais résistants, de ceux qui ont effectivement lutté contre l'occupant en prenant tous les risques que cela comportait, que d'ouvriers de la dernière heure, dont les motivations sont souvent fort troubles.
Amouroux souligne l'ambiguïté même de la notion d'exécution sommaire : "Pendant l'occupation, l'exécution sommaire pouvait être l'unique moyen de mettre fin, sur ordre, à la trahison d'un délateur, à la carrière d'un tortionnaire, au zèle pro-allemand d'un policier. Ce pouvait être également l'occasion de prendre sa revanche sur le concurrent heureux, de dérober l'argent du paysan enrichi par le marché noir, de supprimer des témoins gênants, alors même qu'il s'agissait d'enfants au berceau. Mais, après la Libération, qu'elles soient la conséquence de la décision de "tribunaux", baptisés "tribunal du peuple" ou "cour martiale" pour masquer d'un sceau républicain leur impatiente incompétence ; du choix d'hommes, scandalisés par les verdicts trop indulgents des cours de justice ou par les grâces accordées par de Gaulle ; du réflexe du déporté qui, en 1945, retrouve son délateur libre et prospère ; de l'association de quelques voyous qui espèrent - il n'ont pas toujours tort - qu'un brassard leur tiendra lieu de passeport face à une police culpabilisée, les exécutions sommaires, les troubles qu'elles provoquent, les débats qu'elles suscitent, marquent profondément et durablement l'époque."
Il faut ajouter que, parmi les résistants ayant effectivement combattu, les FTP ont fait exception en se distinguant, au moment de l'épuration, par leur acharnement répressif contre tous ceux qui, par leurs origines sociales, leurs convictions politiques ou leur position de notables, pouvaient apparaître, à tort ou à raison, comme des adversaires du nouvel ordre politique et social, de type collectiviste, dont elles rêvaient en tant que bras armé du parti communiste.
Un débat a, dès les années qui ont suivi l'épuration, porté sur le nombre des victimes des exécutions sommaires. En novembre 1944, Adrien Tixier, ministre de l'Intérieur de De Gaulle, confie au colonel Passy (pseudonyme de M. Dewavrin), alors directeur technique de la DGER (service de contre-espionnage), qu'il estime "d'après les renseignements en sa possession" qu'il y a eu 105.000 exécutions sommaires de collaborateurs (ou supposés tels). Le colonel Passy reprendra à son compte ce chiffre dans une conférence donnée plus tard, à la demande d'Emile Roche, devant un comité radical-socialiste et le confirmera, par écrit, à M. Montigny en 1950.
De Gaulle fournit un chiffre très différent dans le tome III de ses Mémoires de guerre : "Parmi les Français qui ont, par le meurtre ou par la délation, causé la mort de combattants de la Résistance, il en aura été tué, sans procès régulier, 10 842 dont 6 675 pendant les combats des maquis avant la libération, le reste après, en cours de représailles." Henri Amouroux dénonce la tromperie que constitue, en ce passage, le fait d'imputer à chaque victime de l'épuration la mort de résistants : "Si, parmi les victimes de l'épuration sauvage, il se trouvait indiscutablement des hommes et des femmes coupables de la mort de résistants, que ce soit par meurtre ou par délation, il s'en trouvait aussi dont la culpabilité était réduite, voire nulle lorsqu'il s'agissait d'adversaires politiques embarrassants pour l'avenir ou de bourgeois à piller. Il en existait aussi, s'agissant de femmes et d'enfants, dont l'unique péché était d'appartenir à la famille du milicien, du PPF, du "collabo". Ils mouraient simplement pour que, de l'assassinat, aucun témoin ne survive."
Robert Aron, auteur d'une Histoire de la libération de la France (Fayard, 1959), estime qu'il y a eu entre 30.000 et 40.000 exécutions sommaires. Soucieux d'avoir des chiffres officiels, il a adressé des demandes en ce sens aux autorités préfectorales. Dix-huit préfectures lui ont répondu par des formules du genre "Aucune exécution sommaire n'a eu lieu" ou "Nous ne détenons aucune documentation sérieuse sur les exécutions sommaires". Aron a donc dû entreprendre de patientes recherches, en se heurtant souvent à un véritable mur du silence. En 1985 encore, l'Américain Peter Novick, auteur de L'épuration française, 1944-1949 (Balland), notait que "l'accès aux archives concernant ce problème n'a pas été autorisé, pas même à des chercheurs privilégiés".
C'est pour faire pièce aux évaluations de Robert Aron que s'est mobilisé, à partir de 1967, le Comité d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale, sous la direction de Marcel Baudot, ancien chef des FFI de l'Eure. Celui-ci a avoué crûment qu'il s'agissait pour lui et ses amis de "mettre un point final à une querelle où l'honneur même de la résistance française se trouvait gravement en jeu".
L'ennui, c'est que les chiffres fournis par les études du Comité d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale sont, à l'évidence, trafiqués. En effet, en établissant un tableau comparatif entre ces chiffres et ceux fournis, en 1948 puis en 1959, par la Direction de la gendarmerie, Henri Amouroux met en évidence la faiblesse systématique des chiffres avancés par le Comité. Ainsi, celui-ci donne 151 victimes pour les Bouches-du-Rhône, alors que la gendarmerie en indiquait 310 en 1948 ; dans le Rhône, le Comité annonce 170 assassinés, alors que la gendarmerie donne le chiffre de 528 (enquête de 1959)... Et le directeur de la Gendarmerie, M, Lebègue, a précisé à Robert Aron que "la gendarmerie n'a pu obtenir de renseignements objectifs sur les faits qui auraient pu survenir dans certaines agglomérations" ; or il s'agit de grandes villes comme Paris, Lyon, Toulouse, Marseille, Limoges, Dijon... Autant dire que les chiffres donnés pour les départements correspondants sont très au-dessous des réalités. Pour la Dordogne, le Comité reconnaît 375 exécutions sommaires, alors que Guy Penaud, qui fut inspecteur divisionnaire à la police judiciaire de Périgueux, assure qu'il y en eut plus de mille. Pour six départements, le Comité annonce n'avoir "pas de statistiques concernant les exécutions sommaires".
A Lyon, plusieurs dizaines de cadavres charriés, entre septembre et décembre 1944, par les eaux du Rhône et de la Saône, sont ceux "d'inconnus" dont le corps est criblé de balles, les pieds liés par du fil de fer, la tête dans un sac. Le quotidien local, Le Progrès, annonce régulièrement, à chaque nouvelle macabre découverte, qu'il y aura enquête. Enquêtes dont le résultat ne sera jamais publié. Il en ira de même pour les cadavres retrouvés dans des rues discrètes ou des terrains vagues. Ce qui se passe à Lyon se retrouve évidemment dans nombre d'autres régions. Il faudra souvent de longues années avant de retrouver les restes de suppliciés, enterrés discrètement dans des endroits reculés, individuellement ou par groupes. Certains ne seront jamais retrouvés. Les "libérateurs" ont fait régner, par des menaces précises, la loi du silence.
Tribunaux populaires
Les exécutions sommaires avaient l'inconvénient, pour l'image de la Résistance, de défier ouvertement toute forme de loi. D'où l'idée, chez certains épurateurs, de mettre en place un semblant d'institutions judiciaires : "tribunaux populaires" et "cours martiales" surgissent, écrit Amouroux, "dès les premières heures de la Libération, de la volonté répressive et, dans bien des cas, politique, de chefs de maquis ou de "résistants" locaux qui leur fourniront, quand ils ne les présideront pas, juges et pelotons d'exécution". A leur sujet, Amouroux rappelle le constat d'Alphonse Boudard, qui a vécu ce genre de situation : "Certains historiens contestent la sévérité de l'épuration. Ils devraient mieux se renseigner sur ceux qui la faisaient"...
Ainsi, à Nîmes, le commandant B., ancien vendeur de cacahuètes et de pierres à briquet, a constitué une cour martiale qui a fait exécuter en public, le 28 août 1944, neuf miliciens (des "voyous", selon la presse locale, contrôlée par les communistes). Lorsque, en avril 1946, l'autorité militaire légale voudra faire une enquête sur l'identité des "juges" ayant composé la cour martiale, le capitaine FFI interrogé répondra : "Le peuple de France et les victimes du fascisme." Le "capitaine" avait bien assimilé les cours de langue de bois communiste...
Cette conception très particulière de la fonction judiciaire se retrouve à Alès, où la cour martiale est présidée par un déserteur qui a été volontaire pour le travail en Allemagne. Des exemples comparables sont multiples. D'autant que les cours martiales sont ravitaillées en "clients" par des prisons improvisées hors de tout contrôle légal, où les suspects, maltraités, sont entassés dans des conditions abominables au plan de l'hygiène. A Limoges, le "capitaine" (autopromu, bien entendu) qui dirige la prison est un proxénète, terreur du milieu marseillais. Les "juges" du coin ne chôment pas : soixante-quatorze condamnations à mort entre le 24 août et le 15 septembre. On ne pourra jamais rien savoir de précis sur ces affaires, puisque toutes les archives administratives ont été détruites "en exécution des instructions en vigueur", de l'aveu même, en 1961, du général de corps d'armée commandant la IVe région militaire. Situation identique en Ariège. Le "tribunal populaire" de Pamiers, conçu et animé par un certain Joselovitz, alias Jackie, et "composé d'étrangers à la région", a condamné à mort "environ cinquante-cinq personnes", toutes immédiatement exécutées. Ici comme ailleurs, les FTP ont exigé une rapidité expéditive, menaçant de régler eux-mêmes l'affaire si les choses n'allaient pas assez vite. En Haute-Lozère, la cour martiale condamne à mort le 6 septembre dix-sept miliciens sur les vingt qui comparaissent ; le 8, dix-neuf sur vingt, dont un garçon de quinze ans, infirmier, qui n'a jamais porté les armes. Les accusés avaient des avocats... qui disposaient de deux à trois minutes pour plaider. Bien entendu, une foule vociférante intervient en permanence dans les "débats". Le 16 septembre, le curé du village de Tautavel (Pyrénées-Orientales), qui a commis le crime d'être pétainiste, est condamné à mort par le tribunal populaire et fusillé ; des femmes se précipitent pour frapper son cadavre et tremper leur mouchoir dans son sang. Même geste à Grenoble, où les enfants des écoles ont été amenés en colonne par leurs instituteurs pour assister au spectacle hautement édifiant qu'est la mise à mort de six miliciens (dont deux ont dix-neuf et vingt-trois ans), à qui on reproche seulement (mais cela suffit à entraîner la mort) d'avoir porté l'uniforme honni. C'est ce que le procureur de la République de Périgueux, réexaminant plus tard de telles affaires, appellera pudiquement "un jugement un peu hâtif" ...
Reprise en main
C'est donc dans une ambiance de sanglante anarchie - surtout au sud de la Loire - que plonge le pays en septembre et octobre 1944. De Gaulle, qui entend s'imposer comme le chef d'une nouvelle légalité à la fois au plan intérieur et, à l'extérieur, face à des "alliés" qu'il perçoit, à juste titre, comme des adversaires - dans la mesure où ils voudraient réduire la France à un rôle subordonné - doit donc faire la démonstration de son autorité.
En face de lui, il a un parti communiste qui, fort de son appareil bien rodé, a entrepris de placer partout ses hommes, à titre officiel ou en tant que "sous-marins". De plus, une structure clandestine est maintenue. A toutes fins utiles... Le Parti entend récupérer à son profit le mythe de la Résistance, "en déformant, écrit Amouroux, la vérité historique pour la mettre à son service". Ainsi naît la légende du parti "des 75.000 fusillés" (alors que le procureur français au procès de Nuremberg donnera le chiffre de 29.660 Français fusillés sous l'occupation allemande). En enrôlant sous sa bannière des dizaines de milliers de morts imaginaires, "le parti communiste s'assurera une supériorité morale et patriotique, un avantage politique dont il usera dans les élections qui suivront la Libération". Et même bien au-delà...
Le parti communiste, dont les effectifs augmentent considérablement en quelques semaines (beaucoup d'opportunistes pensent que c'est la bonne carte), développe de nombreuses courroies de transmission. Parmi les plus efficaces, le Front national (sic), qui enrôle ces notables rassurants que les communistes appellent entre eux les "potiches". Il s'agit, tout spécialement, de contrôler les Comités départementaux de libération, qui se posent en détenteurs d'une autorité aussi neuve que révolutionnaire et menacent de devenir "une série de républiques régionales", selon le mot du ministre de l'Intérieur Tixier.
De Gaulle sait que le danger principal est là. En une série de voyages éclairs, il se rend en septembre aux "points les plus sensibles", selon la formule de ses Mémoires de guerre. Voyages de reprise en main à Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux. Bains de foule et admonestations des chefs locaux. Dans ses discours, un leitmotiv : il faut que règne l'ordre. Vaste programme... A Marseille, où trône le commissaire de la république Aubrac (nom de guerre de Raymond Samuel), de Gaulle, voyant défiler devant lui un cortège bigarré de FFI, grommelle : "Quelle mascarade !". A Toulouse, le colonel Asher (qui a adopté le nom de guerre de Ravanel) s'entend dire : "Ici, c'est le désordre le plus effroyable. Il faut y remédier."
Les remèdes seront à la fois drastiques et subtilement politiques. Drastiques : les Milices patriotiques, troupes de réserve des FTP et, donc, véritable armée mobilisable au service du parti communiste, sont dissoutes le 28 octobre 1944. Politiques : Thorez, qui a passé toute la guerre en URSS, est amnistié (il était déserteur) et rentre à Paris le 25 novembre. Ce qui lui permet de reprendre très vite la direction du parti communiste. Donnant donnant : il aide de Gaulle, efficacement, en lançant comme consigne à ses militants de calmer le jeu, de désamorcer les mouvements de contestation sociale et politique qui se développent dans le pays. Ainsi commence une collaboration dont on peut se demander, aujourd'hui encore, qui, de De Gaulle ou du parti communiste, en a été le principal bénéficiaire.
Pendant ce temps, les Français ont faim et froid, et ne pensent en fait, dans leur immense majorité, qu'à un problématique ravitaillement.
Henri Amouroux, Les Règlements de compte, septembre 1944-janvier 1945, Robert Laffont.
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Le Professeur fit un pas de côté pour éviter une vipère, amoureusement lovée contre un bloc de calcaire chauffé par le soleil. Le Professeur sourit et adressa un clin d’œil complice au reptile. Il entendait encore la voix étonnée du facteur quand il l’avait empêché, huit jours plus tôt, de tuer un serpent à coup de bâton.
- Mais c’est le diable, ces bêtes-là ! crachotait l’autre entre ses chicots noircis par la nicotine.
- Laissez donc le diable tranquille, avait conseillé le Professeur. Même les curés n’y croient plus…
Le préposé aux postes – comme il se désignait lui-même fièrement – en était resté bouche bée. Le Professeur avait été tenté de lui expliquer que le Grand Cornu était aussi vieux que le monde. Et qu’il veillait depuis toujours sur la fécondité des plantes, des bêtes et même de ces étranges animaux qu’étaient les hommes. Et ceci bien avant que le christianisme en ait fait le symbole d’un paganisme devenu interdit et maudit. Ce paganisme qui était pourtant la religion des sources, des arbres, des fleurs, de la beauté et de la vie, célébrés et chantés…
Mais à quoi bon ? Il y avait bien longtemps que le Professeur avait renoncé à expliquer quoi que ce soit à ses semblables. Ses semblables ? Non, décidément, le mot ne convenait pas. C’est d’ailleurs pour échapper à une telle assimilation que le vieil homme avait choisi la solitude.
Il poursuivit son chemin, attentif à saisir pleinement les fortes odeurs qui montaient du causse, travaillé en ses profondeurs par une journée de grand soleil et prêt, tandis que l’éternelle roue de feu descendait vers l’horizon, à exhaler ses mystères.
Il faut vivre intensément chaque seconde. Comme si elle devait être la dernière. Depuis que le Professeur avait retrouvé cette éternelle vérité au détour d’un poème d’Horace, il était parfaitement serein.
Le Professeur s’arrêta. Sa voix était seule, sur le causse. Le vieil homme avait pris l’habitude de soliloquer ainsi, parfois à voix basse, souvent criant aux quatre vents.
C’est la seule explication qu’il avait consenti à donner au facteur, le seul bipède qu’il voyait régulièrement. Un facteur intrigué par le comportement de celui qu’il considérait tantôt comme un savant (car les parois tapissées de livres de sa maison l’impressionnaient), tantôt comme un fou. Mais les savants n’étaient-ils pas tous un peu fous ? C’est en tous cas l’idée qu’il s’en faisait. Et le Professeur n’avait surtout pas voulu le détromper. D’autant qu’il n’avait cure des opinions du facteur. Comme d’ailleurs de celles des autres représentants de l’espèce humaine. Une espèce à laquelle il aurait préféré, en fin de compte, ne pas appartenir.
Cette misanthropie lui était montée peu à peu à la gorge, au fil des ans. Du temps où il vivait encore à Babylone – la ville où les gens se précipitent, affairés, dans les bouches puantes du métro ou ingurgitent, à bord de leur voiture paralysée au milieu du périphérique, le dernier "tube" de Patrick Benguigui.
Et un beau jour – décidément, un bien beau jour – le Professeur avait tout bonnement plaqué la Sorbonne, sans prévenir ni famille, ni amis, ni chers collègues… qui d’ailleurs, tous autant qu’ils étaient, n’avaient pas beaucoup insisté pour faire rechercher le disparu. Il n’était qu’à un an de la retraite, et ses accès croissants de mutisme fatiguaient tout le monde.
La gendarmerie avait bien sûr vite repéré le fuyard lorsqu’il avait acheté, pour un prix dérisoire, une bergerie à moitié en ruines sur le causse. Mais il avait jeté sans les lire les quelques lettres de ses proches lui demandant, sans conviction excessive, de réintégrer son « foyer ».
Son foyer, c’était désormais cette bergerie dont il avait remonté les murs de ses mains, cette cheminée de pierres mal dégrossies où il entretenait des braises permanentes, quelle que soit la saison. Le feu ne doit jamais s’éteindre : c’était une des convictions, simples, mais indéracinables, qui lui tenait lieu, désormais, de ligne de conduite.
Pendant quarante ans, le Professeur avait enseigné l’Histoire. D’abord à des lycéens travaillés par la puberté. Puis à des étudiants qui, dans leur corps d’adultes, semblaient avoir gardé une cervelle d’enfant. Autant dire qu’au fil des ans, le Professeur avait compris qu’il était vain de prétendre apprendre quoi que ce soit à qui que ce soit. Il y a ceux qui portent en eux l’appétence de la connaissance, et à qui on peut simplement faire gagner du temps en leur montrant quelques prises solides, au flanc de la falaise. Et puis, il y a les autres, tous les autres… D’ailleurs, est-ce si important de connaître la thèse d’un tel ou d’un tel – antithétiques, bien sûr – sur l’évolution du prix des céréales au XIVe siècle ? Pendant bien longtemps, le Professeur l’avait cru. Et cette croyance justifiait sa vie. Mais un beau jour, tout cela était parti en fumée. Comme le reste.
Le Professeur ne croyait plus en rien. Ou plutôt, si. Il croyait en la pluie, en la neige, au ruisseau et aux primevères, aux arcs-en-ciel… Et en ce coucher de soleil qui déployait sa pourpre, là, devant ses yeux éblouis. Et c’est devant ce disque de feu souverain que le Professeur sentait monter en lui, chaque jour à la même heure, comme une prière. Hymne d’action de grâce : oui, éternel oui à la vie. En sa mémoire chantaient quelques mots de Goethe : "Toute théorie est grise, mais vert et florissant l’arbre de la vie".
- "Goethe avait-il lu saint Bernard ?" se demanda soudain le Professeur.
Saint Bernard qui assurait à ses étudiants : "Il y a plus de savoir dans un arbre que dans tous les livres…"
Un saint décidément bien étrange qui semblait avoir compris et recueilli la très ancienne sagesse de la tradition celtique.
- Le père Vincenot avait raison…, marmonna entre ses dents le Professeur.
Il avait été séduit, dès le premier abord, par la riche personnalité d’Henri Vincenot, ce bourguignon à l’œil malicieux et à la moustache gauloise qui avait fait découvrir, à bien des Français, par ses livres, la force des racines qui plongent dans cet humus que l’on appelle une culture.
- Mais à quoi bon ?
- Il n’y a rien de pire que la désespérance.
C’est ce que le vieil homme avait répondu un jour à un étudiant qui lui disait désespérer de tout, dans un monde où régnait l’omniprésence de l’argent, du profit, de l’esprit marchand. Et voilà qu’aujourd’hui, c’était à son tour de goûter au fruit âcre de la désespérance.
- Et pourtant, il faut croire, frère !
La voix, grave, fit se retourner le Professeur.
- Qui parle ?
Personne. A perte de vue, la pierraille du causse moutonne, rosie par les derniers feux du soleil qui, là-bas, à l’occident, regagne, pour quelques heures, le royaume des morts.
Le Professeur se passa lentement la main sur les yeux.
- Voilà que j’entends des voix, maintenant… Les autres ont raison, je dois être fou.
Parce que, bien sûr, c’est le bruit qui avait vite couru, lorsque "les autres" avaient appris en quel sauvage repaire s’était enfermé l’ex-éminent universitaire. La folie n’est-elle pas la plus commode façon d’expliquer l’inexplicable, à savoir que quelques-uns n’acceptent pas la loi des moutons ?
Il eut un petit ricanement sarcastique. Comme si les loups avaient encore leur place dans un monde où régnait Disneyland ! Le temps des loups était bien fini. Celui des hommes libres aussi.
Mais à quoi bon ressasser l’amertume et la nostalgie de ce qui aurait pu, de ce qui aurait dû être ? Le Professeur décida de chasser la morosité, et se concentra au plaisir, le plaisir fort, de fouler, de ce pas qu’il avait retrouvé depuis qu’il était sur le causse, une terre rude, souple, en harmonie avec son âme.
Il n’était plus qu’à un quart d’heure de marche de sa bergerie lorsqu’il s’arrêta devant un bosquet fait de trois arbustes dont les feuilles vernissées étaient adaptées au sévère climat du causse. Sur la droite partait une vague sente, presque noyée par une herbe rêche et dense. Le Professeur eut un temps d’hésitation, puis se décida.
- Allons saluer l’esprit du Temple.
La nuit tombait. Mais personne ne l’attendait. Et c’était bien ainsi. Il s’engagea sur la sente, étrangement ému, comme chaque fois qu’il refaisait cet itinéraire.
D’abord imperceptiblement, puis de façon plus nette, la pente se durcissait. Il ralentit le pas, adoptant machinalement la foulée, souple et calme, du montagnard. Le paysage devenait progressivement plus sévère encore, si cela était possible. Sous ses yeux, l’horizon s’élargissait, mais la nuit prenait peu à peu dans ses rêts les principales lignes du paysage.
Au sommet de la forte colline qu’il venait de gravir, le Professeur redécouvrit, une fois de plus, les ruines familières. Il aimait venir là, entre ces pans de mur qui marquaient l’emplacement d’une ancienne Commanderie de l’ordre du Temple. Lieu idéal pour rêver à ces temps où l’Europe, audacieuse et fière d’elle-même, partait à la conquête du monde. Sans complexe. Europe des cathédrales, des croisades et du Graal. Europe de foi et de combat.
Europe debout !
Lorsqu’il sera sur le champ de bataille
Que chaque preux
Ne pense qu’à fendre têtes et bras
Car un mort vaut mieux qu’un vivant vaincu.
Il jeta un coup d’œil circulaire sur ces ruines d’où semblait encore sourdre une force tranquille. Celle d’une fraternité guerrière qui avait fait trembler l’Islam. Et aussi, quelques autres puissances…
Le Professeur leva sa main droite pour saluer ces pierres qui étaient mémoire vivante. Puis il reprit la pente du raidillon pour rentrer chez lui.
Le feu l’attendait, tapi dans son nid de braises. Le Professeur plaça un fagot dans l’âtre et, en quelques instants, une haute et claire flamme monta, accompagnée de secs crépitements. Il attendit que le feu se soit un peu tassé sur lui-même pour accrocher à la crémaillère une marmite de fonte où se mit à mijoter une épaisse soupe au lard.
Sur la table de ferme qui occupait le centre de la pièce, le Professeur disposa une écuelle et une cuillère de bois qu’il avait pris grand plaisir à tailler lui-même, au cours de l’hiver précédent, dans une bûche, tandis que le vent hurlait sur le causse enneigé. Sur le manche était gravé un soleil stylisé.
Un gros pain de seigle et quelques fromages de chèvre composaient, avec la soupe, le menu. Le Professeur alla à la cave tirer au tonneau un pichet de vin clairet, mais fruité, dont il faisait provision une fois l’an, après la vendange, dans le bas pays.
La bonne odeur qui se répandait dans la pièce indiqua au Professeur que la soupe était à point. Il alla remplir son écuelle, sortit son Laguiole de sa poche, se coupa une large tranche de pain et mangea de bon appétit.
Il y avait chez cet homme un curieux contraste. Depuis qu’il était sur le causse, il se sentait physiquement libéré. Les longues heures de marche quotidienne, par tous les temps, lui apportait une sensation de plénitude corporelle. Quelque chose comme une nouvelle jeunesse. Par contre, moralement, les choses n’allaient pas bien. Le Professeur avait le sentiment d’être l’un des derniers – peut-être le dernier ? – représentant d’une espèce, d’un monde en voie de disparition.
Il avait cru, au temps de sa jeunesse, en un certain nombre de valeurs. Des mots palpitaient en sa mémoire : l’honneur, la fidélité… L’honneur s’appelle fidélité. Des symboles avaient mobilisé son énergie, des symboles flottant au vent des oriflammes. Puis l’âge mûr était venu. Et avec lui la résignation, la terrible résignation à faire, comme tout le monde, carrière. Carrière… Mot dérisoire, camouflage de calculs sordides, d’hypocrisies mondaines, de lâches renoncements.
Aujourd’hui, le Professeur avait soif de retrouver l’ardeur, l’enthousiasme, la foi de ses vingt ans. Mais tout, autour de lui, pendant des décennies, avait sans cesse tenté de le convaincre qu’on ne réveille pas les mondes morts. Que les mots et les symboles qui l’avaient fait vibrer, dans le temps, ne reviendraient jamais. Qu’il fallait être raisonnable.
L’affreux mot. C’est pour essayer de ne plus être, enfin, "raisonnable" que le Professeur avait choisi le causse. Mais n’était-ce pas aussi, en fin de compte, une impasse ? Il se posait souvent la question.
Parfois, il avait envie d’en finir, une bonne fois pour toutes, en plongeant dans un de ces gouffres qui s’ouvraient dans le causse. Chaque fois, il lui semblait qu’une invisible présence lui conseillait d’attendre encore. Mais attendre quoi ?
Le Professeur essuya son couteau sur une dernière bouchée de pain, le replia et le mit dans la poche de son pantalon de velours. Il vida son verre et s’octroya deux doigts d’eau-de-vie. Puis il alla s’asseoir sur le banc placé à côté de la cheminée, se cala le dos au mur et entra dans la contemplation du feu. Il pouvait rester ainsi des heures. Mais il s’endormit très vite.
- Et pourtant, il faut croire, frère !
Le Professeur s’éveilla en sursaut. Dans la cheminée, le feu n’était plus que braises palpitantes. Il avait fait un curieux rêve. Une voix l’appelait. La même voix que dans l’après-midi sur le causse. Pressante et chaudement amicale.
Etrange impression : le Professeur se sentait à la fois oppressé et exalté, porté par une curieuse allégresse. Dommage que ce message ne soit qu’un rêve…
Il alla à la porte de l’unique pièce que constituait sa bergerie, résistant à l’envie passagère de se jeter sur le lit monacal plaqué contre un mur. Il ouvrit largement la porte sur la nuit. Une nuit où triomphait, haut perchée, une pleine lune qui baignait le causse d’une clarté laiteuse.
- Et pourtant, il faut croire, frère !
Le Professeur sursauta. La voix, à nouveau. Ce n’était donc pas un rêve ? Il eut une dernière hésitation. Comme si son ultime vestige de conformisme universitaire le retenait encore sur la pente de l’imaginaire. Puis il se décida. Cette voix l’appelait. Il fallait la suivre, en basculant dans le monde de la plus longue mémoire.
Le Professeur enfila sa vieille veste de chasse, prit son bâton de coudrier et partit sur le causse. Persuadé, maintenant, que quelqu’un l’attendait, quelque part.
Mais où aller ?
Il n’eut pas à s’interroger longtemps.
La voix à nouveau :
- Et pourtant, il faut croire, frère !
Le Professeur se laissa guider par la voix. Elle retentissait devant lui chaque fois qu’il hésitait sur la direction à suivre au sein du désert calcaire, d’une blancheur presque neigeuse sous la lune.
Parvenu au carrefour des trois arbustes où il était passé quelques heures plus tôt, le Professeur fut entraîné par la voix sur la colline de la Commanderie.
Très vite, il eut l’impression qu’une lueur dansait dans les ruines. En se rapprochant, il se rendit compte que c’était bien un feu qui brûlait à l’intérieur de la Commanderie. La voix ne se manifestait plus. Mais elle était désormais inutile : le Professeur savait où le destin lui avait donné rendez-vous.
Il franchit ce qui avait été le seuil d’une maison du plus puissant ordre militaire du Moyen Age. Des chevaux étaient attachés aux arbres qui avaient poussé dans les ruines.
Autour d’un grand feu, allumé au centre de la cour, des hommes étaient groupés. Le Professeur en dénombra neuf. Ils portaient un équipement qu’un vieux réflexe d’historien amena le professeur à dater d’un coup d’œil averti : XIIe siècle ? Non, plutôt XIIIe, voire même, début XIVe… Les hauberts, ces tuniques faites de milliers de fines mailles d’acier, couvraient d’une puissante défense métallique la plus grande partie du corps des chevaliers. A leur côté pendait une large et longue épée dont le fourreau était accroché à un ceinturon.
Sur les épaules des chevaliers, un manteau de laine blanche, descendant jusqu’au sol et marqué d’une croix pattée rouge. Tous les chevaliers portaient la barbe et leurs cheveux étaient coupés ras.
Le Professeur s’était pétrifié, marqué jusqu’au fond de l’âme par la scène qui s’offrait à lui. Ni effrayé, ni même étonné. Habité par la conviction que toute son existence était en train de trouver – enfin – sa raison d’être.
Le plus âgé des Templiers fit signe de la main au professeur .
- Approche, frère, nous t’attendions ! Tu as répondu à notre appel. C’est bien.
Une étrange paix habitait le vieil universitaire. Ses anciens collègues n’auraient pas reconnu en lui l’homme tourmenté, aigri et hargneux qu’il était devenu ces dernières années.
- Sais-tu qui nous sommes, frère ?
La réponse parut évidente, naturelle :
- Vous êtes des frères du Temple, bien sûr…
- Tu nous connais donc ?
- J’ai étudié votre histoire et votre œuvre pendant… quarante ans !
- Et que penses-tu de nous ?
- Vous avez été la fleur et l’honneur de la chevalerie… du moins pendant longtemps.
Le Professeur n’avait pu réfréner cette réserve. Une réserve dictée par un vieux réflexe du métier d’historien, qui a souci de nuancer sa pensée, en prenant en compte toutes les données d’une question. Un mince sourire était né sur les lèvres du Templier :
- Précise ta pensée, frère ?
- Eh bien, vous avez su unir le religieux et le guerrier, puisque vous étiez des moines-chevaliers… Et même l’artisan, grâce à vos frères de métier. Cette synthèse réalisait l’équilibre harmonieux entre les trois fonctions, les trois forces fondamentales qui président à la vie d’une communauté humaine : le sacré, l’action guerrière et le travail.
Tout en parlant, le Professeur venait de remarquer un étendard planté devant ce qui avait été l’autel de la chapelle templière. Il allongea le bras :
- D’ailleurs, cet étendard, le baussant, symbolise ce que je viens de dire : il est noir et blanc, frappé d’une croix pattée rouge ; les couleurs des trois fonctions : blanc pour le sacré, rouge pour la guerre, noir pour la fécondité née du travail de la matière… De plus, je vous vois ici au nombre de neuf. Neuf, comme les fondateurs de votre ordre. Neuf, c’est-à-dire le chiffre sacré, la triade multipliée par la triade…
Le Templier approuva d’un hochement de tête :
- Tu nous connais bien… Mais tu émettais une réserve à notre endroit ?
- Aussi longtemps que l’ordre du Temple s’est voué au combat, il est resté pur. Mais du jour où il est tombé dans les pièges de l’argent, il a déchu.
Le Professeur eut un temps d’hésitation :
- Puis-je parler franchement ?
- Nous te le demandons.
- Bien. Alors voici mon opinion : vous avez incarné le modèle accompli de la chevalerie. Bernard de Clairvaux ne s’y était pas trompé, lui qui a célébré avec tant de force vos vertus, dans son De laude novae militiae. Vous étiez la continuation de ces compagnonnages guerriers, voués à une cause sacrée, que l’on trouvait chez les Germains, avant le christianisme. Sans que vous en ayez conscience, bien entendu…
Le Templier eut un sourire énigmatique :
- Crois-tu ? Mais continue…
Le Professeur parut ébranlé par la remarque de son interlocuteur. Mais celui-ci souhaitait visiblement connaître la fin de la démonstration. Repris par un vieux réflexe de pédagogue, le Professeur revint donc à son exposé :
- C’est en devenant riches que vous êtes tombés dans le piège. D’abord banquiers d’occasion, vous êtes vite devenus de véritables professionnels de la banque. De ce jour, le graal vous devenait inaccessible… C’est une image, bien sûr, car je suis persuadé que le graal a toujours été un symbole, un idéal, et non ce que certains esprits épais imaginent… Vous avez voulu avoir le pouvoir que donne l’argent. Et l’argent vous a tués. Car il détruit tout ce qu’il touche. Et seuls ceux qui se libèrent de l’argent peuvent trouver le salut. Chevaliers, vous deviez lutter contre le pouvoir corrupteur de l’argent. Et vous êtes devenus ses prisonniers… Et vous avez été punis. Durement.
Le Professeur se tût. Il regarda les neuf Templiers. Ceux-ci, la main posée sur le pommeau de leur épée, paraissaient abîmés dans la contemplation du feu d’où, de temps en temps, une gerbe d’étincelles jaillissait avec allégresse.
Enfin, au bout d’un moment, le plus âgé des Templiers releva la tête. Dans ses yeux clairs se reflétait la lueur dansante des hautes flammes.
- Nous te remercions, frère, de ta franchise. Et nous sommes venus t’apporter une bonne nouvelle.
Sa voix se fit grave, solennelle :
- L’erreur, l’erreur mortelle commise par notre ordre, que tu viens de dénoncer, nous fûmes quelques-uns à en prendre conscience. Et nous avons donc créé, parallèlement à l’ordre officiel, qui marchait vers l’abîme, un ordre clandestin, destiné à regrouper les purs, ceux qui entendaient rester fidèle à l’idéal du soleil invaincu.
Le Professeur eut un sursaut. Avait-il bien entendu ?
Le Templier semblait lire dans ses pensées :
- Oui, frère, le soleil invaincu. Car ce que nous représentons est très ancien. Beaucoup plus ancien que le message, généreux mais naïf, du Galiléen. Nous sommes les fils du soleil.
Le Professeur sentit monter, du plus profond de son être, une houle d’allégresse. Et une totale sérénité.
Le Templier s’approcha et lui mit la main droite sur l’épaule :
- Et tu es des nôtres. C’est pourquoi nous t’avons appelé. C’est pourquoi je m’adresse à toi en te disant "frère".
Puis il s’écarta pour aller saisir l’étendard que faisait frémir la brise nocturne.
- Nous allons partir. Pour aller annoncer à d’autres hommes, qui, comme toi, n’osaient plus espérer la bonne nouvelle : nous sommes de retour. Pour continuer notre combat millénaire et faire flotter notre étendard sur la terre d’Europe. En appelant au combat tous les hommes qui veulent être fidèles à leur sang. Tu es un de ceux là. A bientôt donc, frère !
Au petit matin, le Professeur s’éveilla et s’assit sur son lit. Le soleil entrait à grands flots dans la bergerie par la porte restée ouverte.
Le Professeur s’ébroua, alla puiser de l’eau fraîche dans un seau et s’en aspergea longuement le visage. Une barbe dure, de deux jours, crissait sous ses doigts.
- Quel rêve étonnant j’ai fait, songea-t-il. Dommage que ce ne soit qu’un rêve…
Il vaqua aux menus rangements quotidiens nécessaires pour que sa demeure gardât un minimum d’aspect civilisé. Mais, tandis qu’il s’activait, les images de son rêve revenaient, lancinantes.
- Pour le coup, si je racontais tout cela à quiconque, ma réputation de cinglé serait définitivement établie.
Sa voix, résonnant entre les quatre murs, lui parut sonner faux. Il résista à la tentation jusqu’en fin de matinée. Puis, n’y tenant plus, il saisit son bâton, claqua sa porte et prit le chemin de la Commanderie.
Hiératiques, les ruines se dressaient en plein soleil. Au milieu de la cour, les braises d’un grand feu palpitaient encore. Le regard du Professeur fut attiré par une marque blanche qui se détachait sur la pierre grise de l’autel, au milieu des ruines de la chapelle. En s’approchant, il distingua un signe, fraîchement et profondément gravé dans la pierre. C’était une croix pattée.
Le soleil brillait plus haut, plus fort.
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Eléments - n° 66, Septembre 1989
Malgré la crise des vocations et de la foi, l’Eglise de France développe une stratégie offensive qui s’appuie, à la base, sur le dynamisme des mouvements charismatiques et, au sommet, sur la volonté du pape d’en revenir à une plus grande rigueur doctrinale. Lorsqu’il s’agit de condamner l’usage du préservatif ou de défendre le catéchisme à l’école, les évêques n’hésitent plus à faire pression sur les pouvoirs publics et à réclamer une révision du statut de séparation de l’Eglise et de l’Etat.
L’un des aspects les plus évidents de la déperdition du dynamisme catholique est la crise des vocations sacerdotales et religieuses. Les chiffres sont sans pitié : fin 1983 il y avait 406.376 prêtres dans le monde, contre 433.089 en 1973 ; la baisse aura été de 6 % en 10 ans. Plus grave, peut-être : l’âge moyen du clergé augmente (il y a eu 7.325 décès en 1983, pour 7.259 en 1973). Si l’on prend le cas français, il y avait moitié moins de prêtres en 1985 qu’en 1904 (28.629 – dont un sur trois avait plus de 65 ans – contre 58.400). Même phénomène pour les religieux : estimés 24.000 en 1966, ils n’étaient plus que 14 294 en 1985. Le cas de la Compagnie de Jésus est exemplaire (car les jésuites ont longtemps constitué le fer de lance intellectuel de l’Eglise) : alors que meurent chaque année, en moyenne, trente-cinq jésuites français, il n’y avait en 1988 qu’un seul novice, en tout et pour tout, pour l’ensemble du territoire français !
La baisse des effectifs est liée à une crise de recrutement. Mais aussi – et dans d’importantes proportions – au départ, le plus souvent sur la pointe des pieds, de ceux qu’il est devenu malséant d’appeler les "défroqués" (dans l’Eglise, comme dans la société civile, on a aujourd’hui peur des mots : dans les annuaires des diocèses et des congrégations, la rubrique "en congé d’étude" concerne souvent des gens partis sans espoir de retour). L’Eglise de France a perdu, en vingt ans, un sur six de ses prêtres et religieux. C’est une estimation, car aucune source d’origine ecclésiastique ne donne de précision sur ce phénomène. "Quelle société multinationale, s’interroge Lucien Percy (1), accepterait sans mot dire de voir plus d’un sixième de ses cadres quitter l’entreprise plus ou moins secrètement ? C’est pourtant le cas de l’Eglise catholique romaine (…). Devant une hémorragie aussi grave, sans exemple dans aucun corps social, la hiérarchie catholique garde le silence".
Crise de foi ? Crise de confiance en l’institution ? Celle-ci paie peut-être, d’une certaine façon, le flou dogmatique qui entoure aujourd’hui la référence chrétienne. Un sondage réalisé en 1986 par la SOFRES est très éclairant : si 81 % des Français se disent catholiques, 20 % seulement de ces "catholiques" assistent régulièrement à la messe, 21 % croient en "une nouvelle vie" après la mort, 55 % considèrent que l’on peut être catholique et être en désaccord avec les déclarations officielles du pape… tandis que 2 % (oui, 2 % !) déclarent se baser, dans les grandes décisions de leur vie, sur les positions de l’Eglise. Au plan dogmatique, l’existence de Dieu paraît "certaine" à… 36 % de ces "catholiques", tandis que 11 % ne croient pas que le Christ soit fils de Dieu (17 % sont sans opinion). On a brûlé, au cours de l’histoire, des gens pour moins que cela… Il est vrai que c’était au temps de l’Inquisition.
Beaucoup de chrétiens, en somme, ne savent plus où ils habitent. Cette crise d’identité est liée à un effritement de la civilisation paroissiale. On entend par là, explique Raymond Lemieux, "une civilisation qui repose sur la correspondance entre une appartenance religieuse, avec ses croyances, rites, pratiques et morale, et l’appartenance sociale des citoyens. Autrement dit, la communauté naturelle, délimitée par des liens familiaux, une implantation géographique, une langue, bref une culture, et la communauté religieuse s’y confondent" (2). Le modèle de ce type de socialité étant évidemment la paroisse rurale, l’urbanisation des sociétés occidentales a provoqué un phénomène d’usure (même s’il reste, comme souvenir de cette civilisation paroissiale, une pratique du baptême, du mariage et des funérailles à l’église, qui ne manifestent qu’un christianisme sociologique – qu’il est "convenable" de respecter, pour la forme, sans y mettre de signification conscientisée).
Même les formes d’action que l’Eglise, avec son traditionnel génie de l’adaptation, a greffées sur les sociétés modernes (patronages, scoutisme, foyers, centres de vacances, associations familiales, JOC, JAC, JEC, "œuvres" diverses…) sont aujourd’hui essoufflées, après avoir connu un fort développement dans les années cinquante.
La tranquille incrédulité du plus grand nombre, le désarroi des maigres bataillons survivants de croyants ne peuvent qu’être accentués par les fantaisies de certains ecclésiastiques de haut rang. "Je ne crois pas à la résurrection du Christ !" : cette déclaration peut surprendre lorsqu’elle est proférée, le jour de Pâques, devant des millions de téléspectateurs, par l’évêque anglais de Durham, David Jenkins qui estime que la Résurrection fut "un tour de prestidigitation avec des os". Cette forme particulière d’humour britannique a touché au vif, car elle fait de l’acte fondateur du christianisme un simple symbole – et, du coup, les disciples du Christ ont ou bien réalisé une supercherie, ou bien été victimes d’une hallucination collective. Ce sont, au choix, des escrocs ou des benêts. L’évêque de Londres, Graham Leonard, se lamente : "Si le Christ n’est pas ressuscité des morts, notre foi est vaine." Vieux problème : l’édifice dogmatique du christianisme est ainsi conçu que retirer une pierre – et surtout une pierre d’angle – provoque l’écroulement général. C’est bien pourquoi la hiérarchie n’a jamais plaisanté avec les déviationnistes. Ce qui n’empêche pas l’évêque de Durham d’être un récidiviste. Le prélat n’en est pas, en effet, à sa première farce : déjà en 1984, alors qu’il était professeur de théologie à Leeds, il avait mis en doute, à la télévision, la virginité de Marie…
Les flippés de Dieu
Ces fantaisies, d’autant plus spectaculaires qu’elles ont pour toile de fond la montée de l’incroyance, signifient-elles l’épuisement du christianisme ? C’est d’autant moins probable que les milieux chrétiens, réduits quantitativement, sont agités en profondeur par des mouvements qui traduisent une incontestable revitalisation, un nouveau dynamisme. Celui-ci s’exprime, largement, par le biais des charismatiques. Finis, "la présence au monde", l’engagement dans le "social", la rédemption par le militantisme politico-syndical. Les charismatiques apportent avec eux une religiosité d’un nouveau type (3). Chaleur émotionnelle, communicative, à grand renfort de démonstration collective qui soude le groupe : embrassades, étreintes, les membres de la communauté se prenant par la main, par l’épaule, pour crier leur foi dans de frénétiques éclats de rire. Décérébralisation du rite religieux : on engage pleinement le corps dans la prière (ce qui correspond au refus, inconscient, du vieux dualisme chrétien qui livre le corps au diable, l’âme étant le seul véhicule digne d’aller au contact du divin). Chaque membre entre dans la communauté par un libre choix et le lien qui l’unit aux autres est essentiellement affectif. Méfiance affirmée à l’égard d’une formalisation doctrinale et théologique des convictions partagées dans le groupe : on veut une religion du cœur, non de l’intellect, libérée des exigences de conformité avec un discours officiel, qui imposerait des normes précises. C’est peut-être là le visage d’un "christianisme post-moderne", défini comme "un christianisme de minorité, christianisme de professants, christianisme de petits groupes "libres" ou "semi-libres" organisés en réseaux, reposant sur un personnel mobile d’animateurs permanents ou temporaires, ayant moins pour charge de contrôler la conformité des croyances et des pratiques que de relancer périodiquement la dynamique émotionnelle de l’adhésion" (4).
Le style charismatique, convivial, chaleureux, crée une ambiance collective (chants, prières, imposition des mains) qui exerce un fort pouvoir de séduction dans un monde où l’atomisation des rapports humains provoquée par le déracinement, fait peser sur nombres d’êtres la menace de l’isolement et d’une existence perçue comme un non-sens. Le mythe du retour à l’évangélisme de l’Eglise primitive a gardé, pour certains esprits, une force mobilisatrice. Chasser les démons, guérir les malades, proclamer, en transe, "Christ est ressuscité !"… Les charismatiques se rejouent, aujourd’hui, la scène de ces premiers chrétiens qui attendaient dans la plus grande excitation la prochaine venue de la Fin des Temps. Et ça marche.
Laurent Fabre, qui terminait en 1971 sa théologie à Lyon, avec dix ans de formation jésuite derrière lui, est conquis après avoir participé, à l’invite d’un ami américain, à un week-end de prières. Parti aux Etats-Unis pour mieux connaître le mouvement charismatique, il revient un an plus tard et fonde le "Chemin Neuf", devenu depuis l’un des mouvements charismatiques les plus dynamiques. Il regroupe trois cents adultes, dont certains vivent dans le cadre de communautés (baptisés Fraternité de Vie), dont les membres, vivant sous le même toit, partagent tous leurs revenus. On voit resurgir le vieux thème du communisme évangélique primitif, qui a mis en branle tant de mouvements au Moyen Age, des Vaudois aux Franciscains – dont certains, jugés par l’Eglise trop intransigeants dans leur volonté d’être les Spirituels, sans compromission avec la richesse corruptrice, finirent sur le bûcher.
Les mouvements charismatiques se sont multipliés en France : outre "le Chemin Neuf", "l’Emmanuel", le "Lion de Juda et l’Agneau immolé", "Le Pain de Vie", "Le Puits de Jacob", "La Sainte Croix", "La Communauté de la Théophanie", essaiment les groupes de prière (on en compte deux cents à Lyon). Ceux-ci constituent les cellules de base du Renouveau charismatique : deux fois par semaine, les adeptes se retrouvent pour recréer un climat d’exaltation propice à la venue de l’Esprit. Un ancien soixante-huitard raconte ainsi sa première participation à un groupe de prière : "Il y a eu un temps de prière. Alors là, ça a été fantastique ! Une vraie Pentecôte ! Sans avoir fait de démarches personnelles, nous nous sommes retrouvés une bonne douzaine comme saint Paul sur le chemin de Damas. Moi, j’étais à genoux par terre, en larmes, et, pendant au moins vingt minutes, j’ai vécu une fantastique expérience de Dieu, une visitation, une théophanie… C’était une libération, une rencontre avec Jésus qui me disait : Bon, maintenant c’est fini. Viens et suis-moi".
Devant le caractère spectaculaire et très démonstratif de telles conversions, la hiérarchie catholique a tout d’abord montré, selon son habitude, une grande prudence. Le spontanéisme, on n’a jamais beaucoup aimé cela, du côté de la Sainte Eglise Romaine. Même si c’est au nom de Jésus Christ. Et surtout si ça vient de chez les parpaillots… Ce qui n’empêche pas de célébrer rituellement les vertus de l’œcuménisme. Mais aujourd’hui les choses ont bien changé : à Paris, le cardinal Lustiger a confié la maison des étudiants au Chemin Neuf, tandis qu’il a chargé l’Emmanuel d’animer plusieurs paroisses. A Marseille, une maison des jésuites a été confiée au Chemin Neuf. Il y a là un choix stratégique – qui ne peut qu’avoir été élaboré en liaison directe avec Jean-Paul II, quand on connaît les liens qui unissent Lustiger et le pape. L’intégration des charismatiques dans le dispositif catholique et leur promotion à des responsabilités d’animations pastorale correspondent à un double souci : tirer profit du mouvement de "réveil" pour faire renaître un catholicisme populaire, utilisant à plein l’impact émotionnel de manifestations, comme les pèlerinages, liées au culte marial (5) ; et, ainsi, couper l’herbe sous les pieds des intégristes, les charismatiques répondant au besoin de merveilleux qui habitent nombre des nostalgiques d’une tradition catholique où l’emprise sur les fidèles était assurée, largement, par le biais de liturgies spectaculaires et émouvantes (6).
La montée en puissance de l’Opus Dei
Les charismatiques servent efficacement, à leur façon, la "ligne Jean-Paul II" imposée à l’Eglise par un pape de combat. Cette ligne, qui se manifeste par une volonté offensive, a quelques grands axes : compenser la perte quantitative d’audience du christianisme (baisse du nombre de prêtres et des fidèles pratiquants) par une croissance qualitative (des communautés, à l’échelle des paroisses, plus restreintes mais plus ferventes, composées de chrétiens militants, mieux formés, ayant plus de conscience idéologique, et constituant le noyau dur d’un ensemble plus vaste – le "catholicisme d’appartenance", celui des fidèles peu motivés) ; récupérer dans le Tiers-monde les positions perdues en Europe (promotion hiérarchique d’ecclésiastiques d’origine africaine, asiatique), en insistant sur le caractère "universel" en fait, universaliste – de l’Eglise ; réintégrer dans les structures "orthodoxes" les intégristes repentis (en leur tendant la perche par le biais de la liturgie : Jean-Paul II a dénoncé, le 14 mai, à l’occasion du 25e anniversaire de l’adoption, par Vatican II, de la constitution Sacrosanctum concilium révoquant la liturgie, ceux qui "ont promu des innovations fantaisistes, perturbant l’unité de l’Eglise et la piété des fidèles, heurtant même parfois les données de la foi" ; favoriser enfin, au sein des institutions ecclésiales, les groupes prêts à servir inconditionnellement la politique pontificale. Ce dernier point mérite attention. Il est illustré par la montée en puissance de l’Opus Dei, corrélative à une baisse d’influence de la Compagnie de Jésus, secouée par un évident malaise interne.
La mise à l’écart du Père Paul Valadier, directeur de la revue Etudes (7) est un symptôme très significatif de la crise que traversent les jésuites. Contre toute évidence, cette éviction n’est pas présentée comme une sanction par le Provincial, le Père Jacques Cellard. Pourtant ce sont bel et bien les critiques de Valadier à l’égard de la hiérarchie qui sont punies : la brouille avec Lustiger est de notoriété publique ; Valadier reproche à l’épiscopat français ses "maladresses" à propos de l’affaire Scorsese, du préservatif ou du RU 486 (pilule abortive) ; il attaque la frilosité du Vatican (et tout particulièrement du cardinal Ratzinger, tout puissant patron de la Congrégation pour la doctrine de la foi – ex-Saint-Office), la part trop belle faite, dans la réorganisation des structures ecclésiastiques, aux groupes conservateurs et charismatiques…
Bref, Paul Valadier est un contestataire – et ce qui aggrave le cas, c’est qu’il a du talent (8). Il ne mâche d’ailleurs pas ses mots : dans un livre au ton quelque peu insolent (9), il accuse la hiérarchie catholique d’être revenue aux obsessions antimodernistes, en opposant un refus de principe à toute recherche intellectuelle, à tout débat scientifique qui conduiraient à remettre en cause le moralisme rigide prôné par Jean-Paul II (10). Il évoque à ce sujet la chasse aux sorcières qu’il connut, jeune séminariste : "J’ai vécu les premières années de ma vie religieuse sous Pie XII, et j’ai déjà vu le visage barbare de l’Eglise (…). Le climat dans l’Eglise était épouvantable. Certains de mes professeurs ont été intellectuellement brisés. J’ai connu un discours autoritaire, et le soupçon jeté sur toute pensée non alignée". Dans un article donné le 12 décembre 1988 à Témoignage chrétien, Valadier dénonçait la "démarche arrogante" de l’Eglise. Un an plus tôt, il avait attaqué avec vigueur le livre de Jean-Marie Lustiger, Le choix de Dieu : "Le système idéologique du cardinal Lustiger regarde de manière négative la raison moderne. Il n’analyse rien, et s’il attire des gens psychologiquement faibles (11), il en fait fuir des milliers d’autres." Après son éviction de la direction des Etudes, Valadier a eu la dent dure : "Le climat de crainte qui règne aujourd’hui dans l’Eglise catholique, où tout le monde a peur de tout le monde, me paraît grave (…) Il faut absolument s’opposer à toute espèce de résurgence d’une Eglise intolérante, arrogante, inhumaine (…). Nous sommes dans une période de fondamentalisme, d’illuminisme, d’autoritarisme" (12).
Du rififi dans les sacristies
L’éviction de Valadier a suscité d’immédiates réactions : le père François Marty, doyen de la Faculté de philosophie du Centre Sèvres a envoyé – après consultation du corps enseignant – une lettre de protestation au Provincial de France des jésuites. Les intellectuels catholiques de Confrontations s’inquiètent : "La question est posée de savoir si la liberté de l’intelligence a effectivement sa place dans l’Eglise. Bien des signes aujourd’hui témoignent du contraire."
Mais l’affaire Valadier n’est qu’un aspect d’une crise beaucoup plus générale : d’un côté, en effet, ceux qui entendent défendre les acquis de Vatican II – qui aurait enfin, selon eux, réconcilié l’Eglise et le monde moderne ; de l’autre, une hiérarchie, accusée par les précédents de vouloir, en prétendant simplement annuler certains excès nés de Vatican II, revenir à un catholicisme rigoriste, sûr de lui et dominateur. « L’Eglise catholique sur la mauvaise pente » (13) ? Elle se crispe, constatent certains observateurs, et diabolise une société contemporaine jugée intrinsèquement perverse. L’ombre du diable… Ce côté rétro, qu’on croyait condamné à ne plus servir que d’appât publicitaire aux "exorcistes" hollywoodiens, refait très officiellement surface : "Si on ne respecte pas le sacré, on déchaîne le diable", déclare, sans sourciller, le cardinal Lustiger à l’occasion du film de Scorsese.
Mais, contre cette résurgence d’un christianisme aux allures médiévales, la révolte gronde : le 25 janvier 1989, cent soixante-trois professeurs de théologie allemands, néerlandais, suisses et autrichiens, s’insurgent, dans la "Déclaration de Cologne", contre les prétentions de Jean-Paul II et de ses hommes à présenter comme "révélation divine" des diktats moralisateurs hors de saison ; en février, cent trente théologiens francophones (dont Paul Valadier) joignent leurs voix ; rejoints, le 19 avril, par soixante-deux Espagnols et, le 31 mai, par soixante-trois Italiens – dont Luigi Sartori, président de l’Association des théologiens italiens, et Giuseppe Alberigo, directeur de l’Institut de Bologne. C’est, selon l’expression du Père Bernhard Haerig, qui fut l’un des maîtres à penser du concile Vatican II, "un schisme psychologique".
Jean-Paul II serre les boulons
Impavide, le pape règle ses tirs d’artillerie face aux rebelles. Le 23 février, le Père Kolvenbach, supérieur général de la Compagnie de Jésus, rappelle à l’ordre ses troupes : malgré un style ampoulé, bien caractéristique, son message est clair – un jésuite, c’est fait pour obéir (Perinde ac cadaver !). Le 1er mars, une réforme de la curie sent la loi martiale : les pouvoirs pour la Congrégation pour la doctrine de la foi, chasse gardée du très contesté cardinal Ratzinger, sont accrus ; les "cadres supérieurs" du Vatican seront désormais nommés pour cinq ans (le pape peut ainsi plus facilement faire ou défaire les carrières) ; l’Institut pour les œuvres de religion (cette "Banque du Vatican" qui est au centre de ténébreux scandales financiers) est intégré au gouvernement central du Saint-Siège. Parallèlement, une profession de foi, assortie d’un serment de fidélité, est désormais exigée de tous ceux, prêtres ou fidèles, qui exercent dans l’Eglise une fonction officielle (du simple diacre au recteur d’université catholique, en passant par les diverses institutions que contrôle l’Eglise – dont de nombreux hôpitaux).
Cette mise au pas correspond à la montée en puissance de l’Opus Dei (14). Cette discrète mais efficace organisation, fondée en Espagne, en 1928, par Josemaria Escriva, (déclaré par Rome apte à la canonisation, en 1986, à l’issue d’une procédure exceptionnellement courte), est souvent présentée comme une "franc-maçonnerie catholique". Forte de plus de mille prêtres, de plusieurs dizaines d’évêques et de 73.000 laïcs appartenant à quatre-vingt-sept nationalités, l’Opus a placé ses hommes aux postes-clés de la curie romaine. Ils pèsent beaucoup sur certaines nominations épiscopales, dans le cadre d’une reprise en main de secteurs jugés trop indépendants (des Pays-Bas au Brésil) à l’égard de la "ligne Jean-Paul II". Au service de cette ligne, l’Opus apporte sa discipline et sa discrétion (15), tandis que les charismatiques apportent leur dynamisme démonstratif et festif. Répartition des tâches…
La volonté offensive d’un "catholicisme à la Jean-Paul II" est illustré par de récentes déclarations du cardinal Lustiger préconisant de revoir le statut de séparation de l’Eglise et de l’Etat en France (en arrière-plan, la question de l’adaptation des horaires scolaires aux exigences du clergé, soucieux d’obtenir, dans l’emploi du temps des élèves, un créneau avantageux pour l’instruction religieuse chrétienne – ce qui revient à remettre en question le principe même de la laïcité). De même, par ses déclarations sur la pilule abortive et la publicité pour les préservatifs, le cardinal Decourtray, président de la conférence épiscopale française, accrédite "l’idée d’une Eglise-lobby, faisant pression sur les pouvoirs publics pour imposer son point de vue" (16).
Certains milieux juifs voient dans cet état d’esprit de "reconquête catholique" une menace directe à la fois pour les rapports judéo-chrétiens et pour l’identité juive. Ainsi, Jean-Paul II et le cardinal Lustiger sont la cible de vives attaques de Raphaël Draï, auteur d’une récente Lettre ouverte au cardinal Lustiger (éd. Alinéa). Draï, au nom des juifs, reproche au pape et à l’archevêque de Paris de faire un révisionnisme – plus grave encore, à ses yeux, que celui de Faurisson ! - en cherchant à réaliser, au bénéfice de l’Eglise catholique, une appropriation de l’Holocauste. Jean-Paul II est accusé de vouloir « liquider le problème juif en le banalisant, en le normalisant de telle manière qu’il cesse d’être considéré comme une hypothèque, comme un poids mort pour la politique du Vatican » (17).
Le torchon brûle entre les fils d’Abraham
De plus, par la tentative de réviser l’histoire du génocide, Jean-Paul II est encore accusé de dissimuler, derrière un "œcuménisme illusoire", une volonté de conquête spirituelle, une politique de conversion, un prosélytisme dont les juifs seraient la première cible. Ascension spectaculaire de Lustiger – qui ne manque aucune occasion de rappeler quel cordon ombilical unit judaïsme et christianisme -, béatification bien orchestrée d’Edith Stein (une religieuse catholique, d’origine juive, morte en déportation) : "ce n’est pas un hasard, dénonce Draï, si les principales pièces du dispositif du pape sont des juifs convertis". Le peuple juif serait donc sous la menace d’une "politique religieuse nationaliste". Raphaël Draï se fait insistant : "il ne faut pas oublier qu’à la tête de l’Eglise, il n’y a pas un pape polonais, mais un Polonais devenu pape" (18). Comme on le voit, le torchon brûle entre les fils d’Abraham…
4 - Danièle Hervieu-Léger, Vers un nouveau christianisme ? Introduction à la sociologie du christianisme occidental contemporain, Le Cerf, 1986.
5 - On sait avec quel succès le pèlerinage de Chartres a été organisé, chaque année, par les traditionalistes – même si, cette année, ceux-ci se sont divisés, à cause de "l’affaire Lefebvre" : les lefebvristes, regroupés derrière Renaissance Catholique, ont pélégriné à l’Ascension, tandis que ceux qui font passer en priorité l’obéissance au pape, derrière Bernard Antony, ont marché à la Pentecôte. Significativement, la communauté charismatique "Le Lion de Juda" a incité ses membres à participer au second pèlerinage, organisé par Chrétienté-Solidarité.
8 - Passé par la JEC, Valadier a fait sa théologie à Fourrière (Lyon). Maître de conférences à l’Institut d’études politiques, c’est un spécialiste de Nietzsche, et a publié un remarquable Nietzsche et la critique du christianisme, Cerf, 1974.
9 - L’Eglise en procès, Flammarion, 1986.
11 - Claire allusion aux charismatiques.
12 - Le Monde, 29 mars 1989
13 - Titre d’un article de Jean-Louis Schlegel dans Esprit, mars-avril 1989.
14 - L’ouvrage de Dominique Le Tourneau, L’Opus Dei, dont la publication a été saluée par La Pensée Catholique, est de type hagiographique, dénué donc d’esprit critique (bien que paru dans la collection Que sais-Je des PUF, il a reçu "l’imprimatur" et le "nihil obstat" - une gracieuseté d’un directeur littéraire à l’archevêché de Paris ?).
15 - L’Opus Dei joue la carte du pouvoir culturel : il contrôle, dans la seule Espagne, plusieurs centaines de journaux et magazines, des agences de presse, des émissions de radio et de télévision, des sociétés de production cinématographiques. Le groupe Ampère a pris récemment le contrôle de 45% de la BD française et belge.
16 - Jean-Louis Schlegel, op.cit.
17 - L’Evénement du Jeudi, 13 avril 1989.
18 - Cette remarque se veut très agressive : on sait qu’il y a, dans l’histoire de la Pologne, une très forte tradition antisémite, jalonnée de sanglants pogroms. Dicton polonais, issu du Moyen Age : "Ce que le paysan gagne, le seigneur le dépense, et le juif en profite."
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Beaucoup d’historiens, négligeant par a priori idéologique le facteur décisif que fut l’esprit d’entreprise de ces peuples, attribuent à des raisons purement techniques, dont l’utilisation du cheval, la supériorité historique des Indo-Européens sur les groupes humains qu’ils ont soumis dans leur marche vers le sud et à l’est, à travers l’Europe et l’Asie (1). Si l’on doit donner comme raison première de l’expansion indo-européenne la volonté de puissance des peuples qui l’ont réalisée, il est bien vrai que les populations du Proche-Orient ont été frappées de terreur devant les chevaux et les chars de combat utilisés par les conquérants indo-européens. Ce sont les aristocrates indo-européens régnant sur le peuple hourrite qui, en Mésopotamie du Nord, apportèrent au IIe millénaire ce décisif progrès technique, cependant que l’Egypte apprit à connaître le cheval avec l’arrivée des Hyksos.
Le prestige qui s’attache au cheval chez les Indo-Européens se manifeste par une coutume s’affirmant, avant même les vagues d’expansion indo-européenne vers l’Orient, au IVe millénaire avant notre ère. Il s’agit de l’ensevelissement de la monture au côté de son maître, dans des sépultures où se retrouvent aussi armes et bijoux qui marquent le rang du défunt. Marija Gimbutas signale (2) la présence de restes de chevaux dans les Kurgans, tumuli de terre ou de pierres utilisés par les peuples qui, venus de la vallée du Danube, ont mis fin à la civilisation vieille-européenne de la mer Noire, et du Caucase, et qu’elle considère comme les premiers Indo-Européens, suivie en cela par Stuart Piggott et C. Chard. Pour les peuples subjugués par les invasions indo-européennes, le cheval apparaît tout naturellement lié aux hommes venus du nord. La mythologie des Hellènes en porte d’ailleurs témoignage, puisque l’Iliade mentionne que les fiers coursiers aux longues crinières sont nés de Borée. Or Borée, fils d’un Titan et de l’Aurore, est la personnification du vent du nord.
Lorsque l’expansion indo-européenne submerge l’empire égyptien, au XVIIe siècle avant notre ère, le règne des Hyksos qui en résulte est à ce point caractérisé par l’utilisation du cheval que Jean-Rémy Palanque peut écrire : "Avec eux commence l’âge du fer, qu’on peut aussi appeler l’âge du cheval, car outre ce métal nouveau, précieux pour l’armement comme pour l’outillage, ils apportent cet animal nouveau, attelé au char de guerre comme à la charrue" (3). L’archéologie apporte de précieuses indications sur des pratiques liées très tôt, semble-t-il, au culte du cheval chez les Indo-Européens et reposant sur l’hippophagie sacrée. La consommation rituelle de viande de cheval apparaît en effet pratiquée chez les Hyksos, ainsi qu’en témoignent des restes de sacrifices de chevaux retrouvés à Gaza (Palestine) sur un site hyksos, l’examen des ossements ayant montré que ces chevaux sacrifiés avaient été découpés et mangés au cours d’un banquet rituel (4).
D’autres témoignages archéologiques illustrent la place tenue par le cheval dans les civilisations indo-européennes édifiées en Orient, tels le bas-relief hourrite de Tell-Halaf (XVe siècle avant notre ère), représentant un cavalier armé, ou le fragment de mors en bronze de Luristan (Iran) qui date, lui, du VIIIe siècle avant notre ère, le motif du cheval et du cavalier apparaissant dès le XIIIe siècle dans le nord de l’Iran, d’où il se répandit, à travers les montagnes, dans les steppes. Après les Hittites, auteurs des premiers traités connus portant sur le dressage des chevaux, les Perses eurent la réputation de cavaliers émérites et de grands éleveurs de chevaux. Sur une tablette d’or écrite, avec des caractères cunéiformes, en vieux-perse et trouvée à Hamadan, le roi perse Ariaramme (vers 640-590) affirme avec fierté : "Ce pays des Perses que je possède, pourvu de beaux chevaux et d’hommes braves, c’est le grand dieu Ahûramazda qui me l’a donné". Monter à cheval et tirer à l’arc, telles sont, dans la tradition perse, les qualités premières du guerrier. C’est dans l’empire perse qu’apparaît l’élevage sélectif des chevaux et la réputation de certaines contrées en ce domaine est telle que la Cappadoce (conquise par les Perses au VIe siècle avant notre ère, ancien cœur de l’empire hittite, protectorat romain dès le premier siècle avant notre ère) fournissait encore en coursiers le bas-empire romain friand de courses de chevaux, cependant que, sous Justinien, la remonte de l’armée romaine se faisait grâce aux haras de l’est de l’Asie mineure (5). La lourde cavalerie cuirassée des cataphractaires qui était utilisée dans les armées byzantines était d’ailleurs imitée des Perses (6). Le caractère aristocratique attaché à la cavalerie et, d’une façon plus générale, à tout ce qui concerne le cheval, semble bien avoir été la caractéristique des sociétés indo-européennes (7).
L’Iliade place dans la bouche des héros, tant grecs que troyens, des discours guerriers où le cheval – de même que le char de guerre qui en est inséparable – est fréquemment exalté. Ainsi, Agamemnon lance à ses compagnons : "Que chacun aiguise bien sa lance et mette son bouclier en état, qu’il donne à ses chevaux rapides une bonne ration, et se prépare à l’assaut, en examinant bien son char de toutes parts" (8). Il est promis aux vaillants qu’ils retourneront un jour "dans Argos nourricière de chevaux et en Achaïe où les femmes sont belles", cependant que les Troyens, adversaires valeureux, sont fréquemment appelés – marque d’estime – "les dompteurs de chevaux". Pour faire honneur à la dépouille de Patrocle, son "ami sans reproche", Achille sacrifie quatre cavales sur son bûcher funéraire. Les Troyens, quant à eux, trouvent tout naturel que les Grecs aient édifié un gigantesque cheval en bois pour honorer leurs dieux avant de rembarquer.
A Rome, le rite sacrificiel du cheval d’octobre tient une grande place dans la vie religieuse de la cité. Georges Dumézil, qui a consacré récemment une étude très fouillée à cette tradition (9), en résume ainsi la signification (10) : "On sacrifie sur le Champ de Mars, le jour même des Ides, c’est-à-dire au milieu, au "sommet" du mois, un cheval de guerre qui a prouvé sa valeur en remportant la victoire dans une course de chars. On le tue à coups de javelot, puis on coupe la tête et sa queue. La tête, deux équipes se la disputent comme un ballon. Une équipe représente le quartier de la Voie sacrée. Si c’est elle qui l’emporte, la tête sera accrochée dans la maison royale, nom que la Rome républicaine avait conservé aux bureaux du grand Pontife. Si l’autre équipe l’emporte, la tête ira sur un bâtiment dans les faubourgs de la cité. Cela représente un certain échec pour le rituel et quelque chose de menaçant pour la ville."
Quant à la queue, elle était confiée à un coureur qui se dirigeait aussi vite que possible vers la maison royale, située à environ un kilomètre du Champ de Mars. Il devait y arriver avant que le sang ne soit entièrement coagulé, pour pouvoir arroser l’autel des quelques gouttes contenues dans le moignon. Là aussi, l’aléatoire est présent et l’échec possible (…). Cette cérémonie s’explique au mieux par la comparaison avec une des cérémonies royales de l’Inde. La plus auguste, la plus ambitieuse d’entre elles comporte précisément le sacrifice d’un cheval. Elle ne constitue pas une consécration, mais plutôt, pour le roi déjà régnant, la marque de sa suprématie sur ses voisins. En effet, le cheval qui sera sacrifié est lâché en liberté pendant toute une année. Il doit pouvoir parcourir les pays avoisinant sans être tué ou enlevé. S’il meurt par accident ou par maladie, le sacrifice n’est plus possible. Ainsi, en Inde, les risques sont courus par le cheval vivant, à Rome, par les morceaux de son cadavre.
On peut donc dire, et d’autres détails le montreraient, que les Indiens et les Romains ont utilisé, de façon différente, une même théorie des vertus de ce sacrifice, dont le lien à la souveraineté est indéniable. Cette fête, chez les Romains, capitalise, en effet, les résultats de la saison guerrière. Des victoires ont été remportées sur des champs de bataille. Il faut encore qu’elle profitent à l’Etat romain. Et le rituel assure ce passage de Mars à Jupiter.
Il est d’ailleurs possible de montrer que les diverses cérémonies royales indo-européennes ont survécu, sous des formes diverses, chez les Romains de la République, alors que leurs cousins de l’Inde les conservaient d’une façon plus systématique. Le sacrifice du cheval, à Rome, n’est que le vestige le plus voyant.
L’offrande du cheval est une coutume que l’on retrouve chez tous les peuples indo-européens. Nous avons déjà dit que Marija Gimbutas en a trouvé des manifestations dans la civilisation des Kurgans, dès le IVe siècle avant notre ère. On la rencontre, maintes fois affirmée, dans les civilisations proto-historiques et historiques qui, à l’issue de l’expansion indo-européenne, s’étendirent de l’Atlantique à l’Indus. Hérodote (11), décrivant l’inhumation d’un prince scythe mort au Ve siècle avant notre ère, écrit que cinquante serviteurs et autant de chevaux furent alors étranglés ; on empala sur de longues perches les chevaux vidés et empaillés ; les cadavres humains furent mis en selle sur eux et empalés de même. Dans des puits funéraires d’époque gallo-romaine, on a retrouvé, dans la Vienne, des restes de chevaux (12) qui attestent que le cheval suit son maître dans la tombe en Gaule comme il le fait, au témoignage de Tacite (13), en Germanie. La pratique est fréquente chez les Francs (sépultures en Hesse, à Ulm, en Westphalie) et les Alamans, où l’on rencontre d’ordinaire les restes de l’animal aux pieds du squelette du guerrier, le cheval, accompagné du mors et des garnitures de la bride, étant souvent décapité, sans doute parce que l’on fixait au sommet du toit de la demeure son chef doué de vertus phylactériques (14). En France, l’archéologie a fourni des preuves de cette tradition aussi bien en Normandie et en Champagne qu’en Lorraine, le cas le plus célèbre étant sans doute fourni par la célèbre tombe du roi Childéric Ier, à Tournai, qui renfermait une tête de cheval (15). Il en va de même en Angleterre, en Scandinavie (fouilles récentes de Bornholm), en Russie (site de Prokovsk, VIe siècle de notre ère), en Transylvanie (site de Kolozvar, vers l’an mil) (16). E. Salin rapporte une survivance assez extraordinaire de la tradition : en 1781, à Trêves, le cheval d’un chevalier de l’ordre teutonique fut, selon les rites de l’ordre, immolé sur le cercueil du défunt (17). Chez les Grecs de l’époque homérique, des courses de chevaux faisaient partie des rites funéraires ; sur les pierres dressées du sépulcre de Kivik, en Scanie, datant de l’âge du bronze, sont sculptés des chevaux affrontés : par ce rapprochement, nous voyons au sud et au nord de l’Europe la même valeur symbolique attachée au cheval.
Valeur symbolique qu’exprime mieux que toute autre coutume la consommation de la viande de cheval. Présente chez les Hyksos, comme nous l’avons noté plus haut, l’hippophagie est chez les Germains, dans les premiers siècles de notre ère, une des manifestations les plus sûres de leur appartenance à la communauté païenne. Derrière un acte apparemment anodin, l’Eglise voit avec raison l’affirmation d’une vision du monde incompatible avec celle qu’elle propage. En effet, note R.L.M. Derolez, "lorsque les hommes se réunissaient pour un tel repas, on n’était jamais sûr qu’il ne s’agissait pas d’un sacrifice païen" (18). Aussi l’Eglise traque-t-elle, dès qu’elle en a les moyens, ce que le pape Grégoire III, écrivant à saint Boniface qui butte dans son apostolat sur des pratiques païennes encore solidement ancrées au VIIIe siècle en Germanie, appelle "une pratique immonde et exécrable" (19). Déjà, au IVe siècle, La Passion de Saint-Saba estime que le paganisme des Wisigoths des bords de la mer Noire est décelable au fait qu’ils mangent de la "viande sacrée" (20). Dans les régions qui furent les derniers bastions de résistance – tout au moins officielle et au grand jour – du paganisme, la disparition de l’hippophagie fut considérée comme un signe marquant des progrès de la christianisation. Ainsi, c’est seulement au temps de saint Olaf (début du XIe siècle) que la consommation de viande cheval fut extirpée de Scandinavie, en même temps que l’autorisation du culte païen en privé, alors que jusque-là l’Althing avait couvert de son autorité cette tradition (21). En ce qui concerne les Germains, Grimm note que la renonciation à l’immolation des chevaux, pour les manger ensuite, était le signe distinctif de ceux qui se convertissaient au christianisme (22). Les efforts de l’Eglise aboutirent, ici comme ailleurs, à une inversion des valeurs : la viande de cheval, auparavant nourriture sacrée, devint objet de répulsion au point qu’aujourd’hui encore, chez certains peuples européens, un mépris marqué s’attache à son utilisation, sans que l’homme de la rue, bien entendu, soit capable de dire pourquoi. Au Moyen Age, seuls des marginaux, le plus souvent délinquants affectés aux basses besognes, manipulaient la viande chevaline. A leur mort, le clergé n’acceptait pas que leur dépouille suivit le parcours habituel des funérailles normales, mais l’on devait passer, plus ou moins subrepticement, le cercueil au-dessus du mur du cimetière. Pour avoir approché de trop près la viande diabolique, ces hommes restaient des maudits dans la mort après l’avoir été dans la vie.
Dans la perspective païenne, les têtes des chevaux sacrifiés, consacrées aux dieux, étaient chargées de vertus magiques. En témoigne, par exemple, la légende du cheval de Falada, symbole même de la fidélité et dont la tête, clouée au-dessus d’une porte d’enceinte, parle à la maîtresse captive lorsque celle-ci franchit la porte. Protecteurs, les chefs des chevaux étaient fixés, chez les Scandinaves, à des perches appelées Neidstangen et on les tournait, la bouche maintenue largement ouverte par des tiges de bois, dans la direction d’où devait venir l’homme auquel on voulait du mal (23). De même que pour l’hippophagie, l’Eglise mena un long combat pour faire disparaître de telles pratiques. Le pape Grégoire le Grand, au VIe siècle, exhorte la reine Brunehaut à réprimer "les sacrifices sacrilèges faits au moyen de têtes d’animaux" (24) et le concile d’Orléans (541) excommunie tous ceux qui porteraient un culte coupable aux têtes de chevaux (25). Comble d’ironie, le futur saint Germain, avant de passer du bon côté, avait la curieuse habitude de suspendre aux branches d’un arbre, au centre de sa bonne ville d’Auxerre, des têtes d’animaux ; ce qui exaspérait l’évêque Amator, qui profita d’une absence de Germain pour faire abattre l’arbre dressé comme un défi à la normalisation chrétienne. Curieuse tentative de récupération chrétienne, sans doute, de la vénération attachée au chef du cheval, on distingue à l’église de Pérignac (Charente Maritime), près du portail de la façade ouest, vingt masques de chevaux à l’archivolte de l’encadrement d’une fenêtre (26). Aujourd’hui encore on rencontre en certaines régions d’Allemagne du nord deux têtes de chevaux entrecroisées placées au pignon des maisons (27) : belle illustration de la vigueur qu’ont conservée certaines traditions païennes, malgré interdits et tabous.
Les peuples ressentent le besoin de faire figurer les symboles de leurs croyances sur les objets qui meublent leur vie quotidienne. Présent, en ronde bosse et au naturel, sur de nombreuses fibules proto-historiques (28), le cheval figure fréquemment sur des bijoux de la Tène, sur des monnaies celtiques, puis se retrouve dans l’art provincial romain (29). Représenté – continuité révélatrice d’une filiation culturelle – sur des objets d’époque mérovingienne, il constitue le corps de plusieurs petites fibules de bronze doré trouvées en Bourgogne et en Suisse, datables du VIe siècle (30). Sur un vase de terre grise provenant d’Ile de France (vers 600), une frise obtenue à la roulette déroule une curieuse procession équestre (31). Couverts de cercles oculés ou inscrits dans des rouelles ajourées (trouvées en Flandres, en Italie du nord, en Westphalie), les chevaux représentés sur les objets du haut Moyen Age ont un caractère phylactérique évident. Certaines fibules et rouelles, de même que des plaques-boucles (Bourgogne et Picardie), sont ornées d’un cavalier aux bras levés ou étendus, "figuration très ancienne du héros cavalier, témoin de croyances appartenant à un fonds commun de l’humanité indo-européenne" (32), image d’une chevauchée funèbre correspondant à ce que Fernand Benoit a appelé l’héroïsation équestre (33). Un cavalier armé de la lance tient une place particulière dans l’iconographie germanique : représenté sur une garniture de bouclier de facture lombarde (34), des rouelles trouvées en pays alaman (35), des stèles (36), il s’agit du dieu Wotan, que l’on retrouve, monté sur son cheval Sleipnir et accompagné de ses deux corbeaux Hugin et Munin, sur les appliques de bronze de Wendel, en Suède (37). Chez les Celtes, c’est une déesse, Epona, qui est toujours montée sur un cheval, cependant que dans la mythologie grecque les coursiers les plus connus sont ceux qui tirent le char solaire, le char d’Apollon. Sur l’ensemble de l’aire d’expansion des Indo-Européens, le symbolisme équestre est présent (38).
La valeur symbolique du cheval est double. Etre chtonien, créature des ténèbres, il est le messager de la mort ; être solaire, porteur de lumière, il représente le triomphe de la vie. Il y a là toute la vision du monde indo-européenne, qui voit dans l’existence des contraires – que le Moyen-Orient interprète en termes dualistes – non un antagonisme essentiel et éternel mais une alternance et une complémentarité qui sont la marque même de la vie (39). Annonciateur de mort, le cheval est psychopompe : dans la tradition germanique il transporte le guerrier défunt dans la Valhöll, le domaine réservé à ceux qui sont tombés l’épée à la main. Tout naturellement, il est une figure centrale de la chasse sauvage, mythe exemplaire de la tradition indo-européenne (40). Mais cet animal nocturne, lié au monde des morts (41), est aussi le compagnon fidèle du soleil, ce soleil invaincu et invincible, source de toute vie, dont la représentation symbolique jalonne, depuis la préhistoire, la marche des peuples indo-européens. Chez les Grecs, Pégase est une parfaite illustration de cette ambivalence : "Pégase porte sa foudre à Zeus ; c’est donc un cheval céleste (Zeus réunissant, comme Odhinn, les fonctions guerrières et de souveraineté). Mais son origine est également chtonienne, puisqu’il est né soit des amours de Poséidon et de la Gorgone, soit de la Terre fécondée par le sang de celle-ci." (42). Le char solaire de Trundholm (43), datant de l’âge du bronze, est sans doute la représentation la plus connue du rôle solaire joué par le cheval, mais ce thème se transmet tout au long de l’histoire des peuples indo-européens et on le retrouve, en plein Moyen Age chrétien, pour illustrer l’Hortus deliciarum qu’Herrade de Landsberg, la pieuse abbesse du monastère de Truttenhausen, composa au XIIe siècle pour l’édification de ses novices.
La littérature médiévale fournit aussi une illustration du thème du cheval solaire à travers la figure du cheval Bayart (44). Deux chansons de geste, Maugis d’Aigremont (connue par des manuscrits du XIVe siècle) et Renaud de Montauban (connue par un manuscrit du XIIIe siècle), nous présentent un Bayart. Conquis par le magicien Maugis (45) et délivré ainsi d’un mauvais sort, Bayart est donné à Renaud qui vient d’être adoubé. Lorsque Renaud doit fuir à la suite d’une mauvaise querelle où il a dû défendre son honneur en tuant le neveu de Charlemagne, Bayart l’emporte, avec ses trois frères sur sa croupe qui s’est démesurément allongée pour la circonstance. Poursuivis par la vindicte de Charlemagne, les quatre fils Aymon sont sauvés au cours de multiples péripéties, par les pouvoirs extraordinaires du cheval Bayart, "qui entendoit parole comme si ce fût un homme". De façon très significative, Charlemagne, le grand christianisateur (46) est plus acharné encore contre Bayart que contre Renaud et ses frères : le cheval est l’incarnation même des forces du paganisme et c’est lui surtout qu’il faut éliminer. Renaud ayant fait en fin de compte sa soumission, Charlemagne va pouvoir assouvir sa haine. Il fait précipiter Bayart, une meule au cou, dans la Meuse "qui froide est et courant". Mais Bayart brise la meule, rompt ses liens, remonte à la surface et disparaît dans la forêt, ce refuge par excellence des païens pourchassés (47). Bayart "en Ardenne est entré" et là il attend ceux qui viendront briser un jour le joug chrétien. Ce Bayart, qui est en fait, selon Henri Donteville, baillar c’est-à-dire bélénique, créature de Belen (l’Apollon celtique) et donc directement lié à la figure de Gargantua, a donné son nom à de nombreux toponymes des campagnes françaises, fontaines Bayart, ponts Bayart, pas Bayart. Parrainage bien naturel pour un cheval qui fait des bonds énormes, franchit d’un saut les vallées et vient s’abreuver aux sources et aux fontaines sur lesquelles veillent les bonnes fées de la tradition celtique. Il est lié, nous dit La mort de Maugis, au solstice d’été (48) puisque, du fond de la forêt d’Ardenne, il se manifeste lors de la grande fête du soleil triomphant :
"Encore i est Baiars, se l’estoire ne ment,
Et encore l’i oit-on à feste sainct Jehan
Par toutes les anées hanir moult clerement".
Le symbolisme équestre nous permet de mieux comprendre l’importance attachée, dans les traditions indo-européennes, à l’hippomancie : le cheval est doué d’un pouvoir divinatoire ; en liaison avec les dieux, il peut apporter aux hommes des informations que ceux-ci ne sauraient avoir par leurs propres moyens. Tacite écrit des Germains : "Une singularité de ce peuple est de tirer parti des présages et avertissements que donnent les chevaux : ils sont nourris par l’Etat dans ces bocages et dans ces bois, blancs et gardés purs de toute tâche mortelle ; quand ils sont liés au char sacré, le prêtre et le roi ou le premier de la cité les accompagnent et observent leurs hennissements et leurs ébrouements" (49). Jacob Grimm (50) a souligné dès le siècle dernier l’erreur de Tacite parlant d’une "singularité de ce peuple" et montré qu’il s’agissait, en fait, d’une tradition commune à tous les peuples indo-européens. Ainsi, Hérodote rapporte (51) qu’à la mort du roi perse Cambyse (522 avant notre ère) l’armée voulut choisir un roi tout en restant fidèle aux Achéménides. Sept jeunes princes furent désignés pour qu’un d’entre eux fût choisi par hippomancie. Le cheval de Darius fut le premier à hennir au lever du soleil, ce qui donna la couronne à son maître. Selon Hérodote, le palefrenier de Darius aida quelque peu le sort : il aurait amené le cheval à l’endroit choisi, la veille, où se trouvait également une jument. Le lendemain, reconnaissant le lieu, le cheval se mit à hennir joyeusement. Dans le monde grec, l’inspiration poétique étant considérée comme voisine de la divination, Pégase fait jaillir sous son sabot la source de la poésie (52). L’Iliade (53) raconte que les chevaux de l’Eacide sont les premiers à pleurer la mort de Patrocle, cependant que Xanthos, le cheval d’Achille, doué de la parole annonce au héros sa mort prochaine (54). A Rome, Tite-Live (55), Cicéron (56) et Virgile (57) témoignent du rôle mantique attribué au cheval. Dans l’Edda, Gudrun, épouse de Siegfried, va voir Grani, le cheval de son époux, pour savoir ce qu’il est advenu de Siegfried. Grani baisse son museau humide dans l’herbe, ce qui est le signe manifeste de la mort de son maître.
Il est remarquable de voir l’hippomancie intégrée par le christianisme médiéval. Le cheval blanc, attribut des saints dans nombre de légendes chrétiennes (58) désigne fréquemment, lors de la fondation des communautés chrétiennes, l’emplacement où l’on doit construire l’église. Dans La vie de saint Colomban, la mort du saint est prédite par un cheval blanc et dans celle de saint Gall (59) le lieu de la sépulture convenant au vir Dei est désigné par deux chevaux. L’hippomancie jouant un grand rôle dans les récits mythologiques celtiques, des traces en survivront jusque dans diverses versions des légendes du Graal dont l’origine est aujourd’hui reconnue comme celtique (cf. les ouvrages de Jean Frappier). C’est un cheval qui est souvent à l’origine de la révélation à laquelle accède un héros arthurien ou un chevalier à la quête du Graal. Ainsi Gauvain, dans l’une des continuations anonymes du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, a-t-il hérité d’un cheval ayant appartenu auparavant à un chevalier inconnu qui a été tué, frappé par une main mystérieuse (60). Il reçoit même le conseil d’aller où le cheval veut sans essayer de le détourner de sa route. Par la suite Gauvain se trouve emporté par ce cheval à travers la gaste forêt (la forêt déserte). L’étrange monture l’amène contre son gré au château du Graal où Gauvain ne souhaitait pas aller. Le poète décrit longuement la lutte du chevalier récalcitrant contre le cheval qui sait où se trouve le mystère et possède la science du sacré.
Dans un autre passage de la tradition française relative au Graal Perceval rencontre un jour une mule blanche montée par une dame. Peu après il aperçoit une grande clarté dans la forêt anuitée. Il demande de quoi il s’agit mais la dame et sa monture ont déjà disparu. L’œuvre de Chrétien de Troyes elle-même étant demeuré inachevée après la mort du poète, nous ne savons pas si Perceval serait, dans le Conte du Graal, parvenu à délivrer le roi méhaigné de la malédiction qui l’accable et s’il aurait trouvé le chemin du Graal en obéissant à son cheval. Mais une chose est sûre : le Parzival de Wolfram d’Eschenbach qui nous offre une version allemande achevée du roman de Perceval comporte une scène révélatrice de persistance des traditions hippomantiques jusqu’au XIIIe siècle. Après de longues années d’errance Parzival est toujours à la quête du Graal dont il n’a pas su comprendre le mystère lors de sa première visite au château du Graal (Munsalvaesche) où il se trouvait par hasard et sans le savoir. Il désespère de Dieu et vit dans un état d’âme proche de la révolte. Un jour il s’adresse à son cheval et lui dit : "Va maintenant selon le bon vouloir de Dieu". Il lâche la bride et le cheval ira désormais où le porte sa fantaisie. Or il mènera en fait son maître à l’hermitage de Trévrizent, lequel révèlera à son visiteur tout ce qui éclaire son histoire : ses origines (Parzival apprendra à Trévrizent la parenté qui l’unit au roi du Graal, son oncle, frère de sa mère) et son lignage, le sens profond – en l’occurrence christianisé – du Graal. Cette rencontre ménagée par le cheval met le héros sur la voie du Graal. Le cheval est une sorte de médiateur de la grâce divine. Il est évident que son rôle est ici directement influencé par la tradition décrite plus haut, d’origine indo-européenne, puis celtique. C’est une récit celtique qui a servi de modèle au conte du Graal, tout comme pour les romans arthuriens (Erec et Enide, Yvain, Lancelot). Viktor Jung avait d’ailleurs dès 1911 montré que la parenté qui unit les romans du Graal – dans leur structure – au conte breton de Péronnik l’idiot dans lequel seul celui qui possède et monte un poulain noir de treize mois parviendra à travers le "bois trompeur" jusqu’au château enchanté de Kerglas, car le poulain est le seul à connaître le chemin (que le poulain soit noir dans le conte breton s’explique par le caractère populaire de ce conte, le noir étant la couleur de la troisième fonction).
Ces allusions au pouvoir divinatoire ou inspiré du cheval ne sont pas rares non plus dans l’épopée médiévale dont les sources ne sont pas celtiques. Ainsi, le même Wolfram d’Eschenbach, dans son Willehalm (Guillaume d’Orage) dont la tradition serait plutôt carolingienne et franque que celtique, fait dire à son héros qui demande littéralement conseil à son cheval : "Hélas, Puzzat, si tu pouvais me dire où je dois aller !".
Il est frappant de voir le rôle divinatoire du cheval attesté aussi bien à l’extrême ouest qu’à l’extrême est de l’Europe. Ainsi le Livre de la conquête de l’Islande (Islandais landnamabok) renferme l’histoire de Thorir, fils de Grimr, auquel est enjoint l’ordre d’habiter et de prendre terre là où Skalm, la jument de son père, se couchera, ce qui n’arrive qu’après un an et demi de tribulations et d’errance. A l’autre bout du continent, au cours d’une cérémonie décrite par un clerc allemand (61) et se passant chez les Slaves restés païens, un cheval noir (62) doit passer trois fois sous neuf lances formées en faisceau : il y a rencontre ici entre le symbolisme des nombres et le symbolisme de la lance, sur lesquels nous ne pouvons nous étendre dans le cadre de cet article.
Ainsi, à travers le temps et l’espace, le rôle sacré du cheval s’est perpétué. Dans l’occident médiéval, le mot même de chevalier a servi à désigner les guerriers par excellence, ces bellatores dont la raison d’être, la fonction était de combattre pour assurer la sécurité de la communauté et dont la dignité était marquée par la possession du cheval et de l’épée. Déjà César, pour désigner la classe guerrière chez les Celtes, n’avait pu trouver mieux que le mot equites. Le cavalier-chevalier, qui trouve en sa monture ce compagnon inséparable et fidèle qu’il baptise, dans les chansons de geste, d’un nom où se mêlent l’affection et l’estime, tire des traditions indo-européennes liées au cheval une certaine familiarité avec le sacré. Il leur doit aussi en partie, peut-être, cette éthique de l’honneur dont rêvent ceux qui souhaitent voir ressurgir un jour une nouvelle chevalerie.
Source : Etudes et Recherches – N°3 – Juillet 1976
Avec la contribution de Jacques Fulaine et Jean-Paul Allard
1 - L’Histoire Universelle des Explorations, t. I (Nouvelle Librairie de France, Paris, 1955), dit ainsi des Indo-Européens que "la possession du cheval semble avoir constitué, avec celle du char de bataille et de l’épée frappant à la fois d’estoc et de taille, le principal facteur de leur supériorité".
2 - En particuliers dans son étude Proto-Indo-Européan culture : the Kurgan culture during the 5th, 4th and 3rd millenia B.C., in Indo-European and Indo-Europeans, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 1970. Les travaux de Marija Gimbutas sont présentés dans le compte-rendu fait par Jean-Claude Rivière du premier volume de The journal of indo-european studies dans Nouvelle Ecole, n°27-28, hiver 1975.
3 - Jean-Rémy Palanque, Les impérialistes antiques, PUF.
4 - Résurrection des villes mortes, Plon.
5 - A.H.M. Jones, The later roman empire, University of Oklahoma press, 1964.
6 - Plus tard l’Islam se mit à son tour à l’école de la Perse. Contrairement à une idée répandue, les Arabes n’étaient pas à l’origine des cavaliers, mais "après la mort de Mahomet la conquête de la Perse livra à l’Islam les grands centres d’élevage de chevaux et lui fournit des cavaliers". Général Emile Wanty, professeur à l’Ecole de Guerre de Bruxelles, L’art de la guerre, Marabout, 1967.
7 - Jacques Gernet, La Chine ancienne, PUF, écrit à ce sujet : "L’art si délicat du dressage du cheval de selle qui, chez les Indo-Européens, remonte aux environs de l’an mil, ne semble s’être transmis que beaucoup plus tard en Asie orientale. De là une différence importante entre les civilisations de l’Occident et celle de la Chine : quand la cavalerie apparaît en Chine, des transformations capitales de la société s’y sont déjà produites. Par suite la cavalerie n’y sera jamais un corps noble mais au contraire de recrutement paysan et bien souvent d’origine barbare".
8 - L’Iliade, chant II, trad. M. Meunier, Albin-Michel, 1971.
9 - Dans Fêtes romaines d’été et d’automne, Gallimard, 1975.
10 - Interview donnée au Monde, 2 janvier 1976.
11 - IV, 72.
12 - Coquet, Découvertes archéologiques à l’abbaye de Ligugé, 1954.
13 - Germanie, XXVII, éd. J. Perret, Paris, 1949.
14 - E. Salin, La civilisation mérovingienne, t. 4, Paris, 1959.
15 - Ibid.
16 - Ibid.
17 - Revue des Sociétés savantes, 1856,t. 1.
18 - R.L.M. Derolez, Les dieux et la religion des Germains, Paris, 1962.
19 - M.G.H., Epistolae, t. III.
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Le Choc du Mois – N° 60 – janvier 1993
La sorcière est une figure emblématique de l’imaginaire populaire. On a l’habitude de la relier au Moyen Age, mais elle vient de beaucoup plus loin. C’est donc à une enquête généalogique qu’a voulu procéder Carlo Ginzburg dans son dernier ouvrage, Le Sabbat des sorcières. Ce livre de haute érudition apporte une contribution fondamentale à l’histoire des mentalités et à l’histoire comparée des religions.
Il se donne en effet pour ambitieux objectif d’identifier une couche profonde, un substrat culturel permettant de comprendre la floraison, à travers un vaste espace géographique et sur la très longue durée, de croyances, de rites, de traditions dont la signification a été occultée par la culture officielle et intellectuelle mise en place, dès le haut Moyen Age, par l’Eglise, afin de tenter de christianiser des cultures populaires porteuses d’une très longue mémoire.
Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, en Livonie, un vénérable vieillard de quatre-vingts ans avoue, devant une commission d’enquête, qu’il est loup-garou… En tant que tel, il participe trois fois par an aux combats que vont livrer sous terre, contre le diable et les sorciers, les loups-garous de Livonie. Ceci à trois dates particulièrement symboliques : la Sainte-Lucie, la Saint-Jean, Pentecôte. Trois célébrations de la lumière (ce que n’a pas vu Ginzburg) puisque la Sainte-Lucie, qui précède le solstice d’hiver (christianisé en Noël) est étymologiquement, la "sainte lumière", tandis que la Saint-Jean est la christianisation du solstice d’été, et la Pentecôte, la christianisation, par le biais du Saint-Esprit, le la "sainte flamme illuminatrice".
Ce loup-garou ne correspond pas à l’image stéréotypée, très dévalorisante, attachée habituellement à ses semblables par la littérature d’inspiration ecclésiastique. Il a en effet un rôle éminemment positif, puisque l’enjeu des batailles qu’il livre au diable et aux sorciers est la fertilité des champs : les sorciers voulant voler les germes du blé, leur larcin provoquerait la disette et la perte des hommes ; en les combattant victorieusement, les loups-garous assurent à la communauté paysanne une abondante récolte d’orge et de seigle. Ce sont donc des bienfaiteurs : c’est ce qu’affirme sereinement le vieux loup-garou devant des juges qui s’efforcent en vain, de lui faire admettre qu’il a conclu un pacte avec le diable…
L’armée des morts
Autres temps, autres lieux : en Frioul, au XVIe et XVIIe siècles, une cinquantaine de procès d’inquisition révèlent l’existence d’un culte agraire de caractère extatique : des hommes et des femmes, se définissant comme benandanti, affirment que, "étant nés coiffés" (c’est-à-dire enveloppés dans leur placenta), ils étaient contraints de se rendre, quatre fois par an, la nuit, pour lutter "en esprit", armés de fenouil, contre des sorciers et des sorcières, brandissant des tiges de sorgho ; l’enjeu de la bataille était la fertilité des champs.
En 1384, deux femmes comparaissent devant le dominicain Ruggero Casale, inquisiteur de Lombardie supérieure. Elles avouent qu’elles vont la nuit, à la suite de Diane, montées sur des animaux et, parcourant de grandes distances, elles servent la déesse en obéissant strictement à ses ordres.
En 1457, l’évêque Nicolas de Cues dénonce, dans un sermon, deux vieilles femmes qui ont reconnu servir une "bonne maîtresse" qu’elles appellent "la mère de la richesse et du bonheur". Celle-ci, après leur avoir fait promettre obéissance, les emmène pendant les quatre temps en un lieu plein de gens qui dansent et font la noce, tandis que les hommes couverts de poils dévorent des hommes et des enfants. Du haut de son statut d’intellectuel, Nicolas de Cues déclare doctement que tout ceci n’est que sottises, folie, imagination délirante de femmes inspirées par le démon. Et il essaye – en vain – de convaincre les deux vieilles qu’elles ont rêvé.
Le dominicain allemand Johannes Herolt prend, lui, les choses très au sérieux lorsqu’il dénonce dans ses Sermones, rédigés en 1418, ceux qui croient que "Diane, appelée en langue vulgaire Unholde, c’est-à-dire la femme bienheureuse, se déplace la nuit avec son armée en parcourant de grandes distances". Cette "Diane", appelée aussi Fraw Berthe et Fraw Helt, est donc à la tête d’une "armée furieuse", d’une "chasse sauvage" (ou "chasse Arthur", "Mesnie Hellequin", etc.) – celle-là même que nombre de textes vilipendent, à partir du XIe siècle, tant en France qu’en Italie, Allemagne, Espagne, Angleterre, Scandinavie… Toujours, à la tête de cette troupe des morts, un personnage mythique, issu de la tradition indo-européenne.
Le sabbat des sorcières repose donc sur un noyau folklorique (au sens fort de tradition culturelle populaire) : le "voyage" des sorcières, comme celui du loup-garou ou des benandanti, est un voyage vers l’au-delà, une rencontre avec les morts. L’image négative du Sabbat correspond à la lente diabolisation d’une couche de croyances souvent difficile à analyser car elle "ne nous est parvenue que d’une manière fragmentaire, grâce à des textes produits par des canonistes, des inquisiteurs et des juges".
Dès 906, Reginon de Prüm, dans un recueil d’instructions destinées aux évêques et à leurs représentants, établit une liste de croyances et de pratiques "superstitieuses" à extirper des paroisses, où figure en bonne place la cavalcade nocturne : "Il ne faut pas taire que certaines femmes scélérates, devenues disciples de Satan, séduites par les fantastiques illusions des démons, soutiennent que, la nuit, elles chevauchent certaines bêtes en compagnie de Diane, déesse des païens, et d’une grande multitude de femmes ; qu’elles parcourent de grandes distances dans le silence de la nuit profonde ; qu’elles obéissent aux ordres de la déesse comme si elle était leur maîtresse ; et qu’elles sont appelées certaines nuits pour la servir."
Ce texte, qui reprend un capitulaire franc plus ancien, est réutilisé cent ans plus tard par l’évêque Burchard de Worms, puis intégré dans divers textes canonistes successifs, au sein desquels apparaît parfois le vieux nom germanique de Holda pour désigner la maîtresse des sorcières latinisée sous le nom de Diane.
La source : Hyperborée
Ainsi, avant d’être férocement réprimé à partir du XVe siècle, le sabbat est bien présent dans les croyances et traditions populaires, et depuis longtemps. Ginzburg identifie la thématique que véhicule le sabbat avec un substrat culturel celtique, qu’illustre par exemple la déesse Artio. Celle-ci est représentée, par une statuette du IIe ou IIIe siècle retrouvée dans les Alpes suisses, sous son double aspect d’ourse et de matrone dispensatrice de prospérité, le giron plein de fruits. Quel que soit le nom qu’elle reçoive, la "bonne mère" procure à ses adeptes des expériences extatiques. Et la transmission de la tradition qu’elle incarne se fait par "une chaîne très longue faite de récits, de confidences, de bavardages, capables de franchir des distances chronologiques et spatiales interminables".
La chaîne est en effet bien longue, qui relie des faits apparemment très éloignés dans le temps et dans l’espace. Quand l’évêque Césaire d’Arles décrit ces paysans qui, durant la nuit des calendes, préparent des tables chargées de nourriture pour avoir une année de prospérité c’est, à l’évidence, qu’ils attendent des visiteurs un peu particuliers. Ou plutôt des visiteuses, puisque Burchard de Worms, cinq cents ans plus tard, éprouve le besoin de condamner le même usage, en précisant qu’il y a, sur la table dressée, trois couteaux destinés aux Parques. Lesquelles, bonnes fées, ne sont autres que les Matronae celtiques – les "bonnes maîtresses" comme disent les paysannes interrogées.
Et dans cette période fatidique des douze jours qui s’étend entre Noël et le 6 janvier, les cortèges d’enfants qui chantent et font la quête, les troupes bruyantes de jeunes gens déguisés en animaux ont la même signification que les tables dressées : il est bon, dans cette période cruciale où l’année se termine et où la nouvelle commence, d’entrer en contact avec les morts.
En partant en quête des origines du sabbat, Ginzburg rencontre beaucoup d’indices qui, regroupés en faisceau, fournissent une étonnante révélation. S’il y a des convergences entre épopées ossètes et romans arthuriens, s’il y a un évident chamanisme présent dans des traditions qu’on retrouve de l’Irlande aux plaines de Thrace, de la Baltique au Bas Danube, du Frioul à l’Iran, c’est qu’il y a une source qui a alimenté une vaste aire culturelle, des steppes de l’Asie centrale à l’Atlantique. Les thèmes iconographiques véhiculés par l’art des steppes, bien connus grâce à l’archéologie, nous permettent de reconstituer une chaîne de transmission culturelle, depuis les chasseurs sibériens, les pasteurs nomades des steppes de l’Asie centrale, les Scythes, les Thraces, les Celtes. Le sabbat des sorcières serait donc un héritage des forêts de la Sibérie septentrionale.
En somme, il y a là confirmation de l’intuition qu’avait eue, à la fin du siècle dernier, Tilak, proposant comme berceau des peuples indo-européens les zones circumpolaires (1). Ultima Thulé, Hyperborée, le Grand Nord… Voilà donc notre grande patrie. Celle qui gît au plus profond de notre longue mémoire.
Voir Jean Haudry, Les Indo-Européen, PUF.
Carlo Ginzburg, Le Sabbat des sorcières, Gallimard.
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Le Choc du Mois – N° 58 – novembre 1992
Grand chasseur devant les dieux, Dominique Venner a la passion, en tant qu’auteur, de faire partager ses émotions à des lecteurs dont beaucoup connaissent déjà et apprécient en lui l’historien ou l’éminent spécialiste des armes. Son dernier ouvrage, Les Beaux-Arts de la chasse, est un somptueux cadeau.
Puissante source d’inspiration pour les plus grands et les plus célèbres artistes comme pour les plus modestes et les plus anonymes des artisans, la chasse a marqué de son empreinte d’immortels chefs-d’œuvre mais aussi d’innombrables objets usuels, destinés aux plaisirs de la table, au décor de la maison, à la parure (bijoux et insignes), au culte des chevaux, des chiens et des armes. Leur force d’évocation est telle qu’il suffit, bien souvent, d’avoir un tel objet en main pour s’évader de la grisaille urbaine et retrouver, ne serait-ce qu’un instant, le monde enchanté des landes, des marais et des forêts.
Une telle évasion-libération est aussi rendue possible, bien sûr, par le livre. Grâce à lui, le futur chasseur peut découvrir, très tôt, cet univers qui deviendra une de ses raisons de vivre. Temps des grandes découvertes, la jeunesse est aussi éveil des fortes passions. Dominique Venner se souvient des émois que, "petit Parisien sevré de friches, de landes et de bois", lui apportèrent Le Grizzli de James Oliver Curwood et La Grande Meute de Paul Vialar. Certains livres ont le beau mérite de jouer les éveilleurs : combien de Français auront compris, grâce à La Billebaude d’Henri Vincenot, qu’il est vital, pour un être normalement constitué, d’avoir – ou de retrouver – des racines ?
Un beau livre peut-être un appel à la vie : "La chasse ne s’apprend pas dans les livres, constate Dominique Venner, mais les livres peuvent révéler le goût de la nature libre chez un enfant de la ville."
Depuis bien longtemps, des chasseurs ont voulu mettre par écrit leur expérience, leur savoir, leur plaisir, disons plutôt, leur passion. Une passion qui s’inscrit dans les temps forts d’une existence. Le jeune lecteur peut, du coup, découvrir, au détour d’une page exaltant la chasse et ses mystères, les lois de la vie. Il est ainsi révélateur que de très anciens ouvrages cynégétiques associent ces émotions puissantes que fournissent la pratique des armes, la traque du gibier, la quête amoureuse. Comme l’illustre, par exemple, au début du XIIIe siècle, Tristan et Yseult.
En plongeant au cœur du Moyen Age, on découvre que les plus grands noms n’ont pas hésité à consacrer de longues heures de leur fulgurante existence à une méditation approfondie sur cet art que peut devenir, pour des esprits avertis, la chasse. Ainsi, l’un des plus fascinants souverains de l’Europe médiévale, l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen, a-t-il pris sa plume pour rédiger son De arte venandi cum avibus – un traité de fauconnerie qui devait faire autorité des siècles durant. Il eut d’ailleurs nombre d’imitateurs, comme ce Gace de la Bigne, seigneur français prisonnier des Anglais, avec son roi Philippe le Hardi, après la défaite de Poitiers, et qui entretient sa nostalgie de la terre natale et de ses plaisirs en décrivant par le menu le beau "déduit" (plaisir) de la chasse au vol. Bien d’autres, après lui, se firent les chantres de la chasse au faucon, tant en Espagne qu’au Portugal, en Angleterre, en Allemagne… voire en Russie. Le sommet étant sans doute atteint par Gaston Phébus, comte de Foix, auteur du plus grand cynégétique du Moyen Age, Le Livre de la chasse, orné de somptueuse miniatures.
La tradition des grands traités de chasse fut entretenue au fil des siècles. Les gravures sur bois qu’on y trouve sont, aujourd’hui encore, un régal pour les yeux. Avec une érudition sans défaut, Dominique Venner dresse un panorama impressionnant d’un genre littéraire qui a fait bien des heureux, tant bibliophiles que chasseurs. Etant bien entendu que ces deux qualités n’ont rien de conciliable…
En découvrant un tel héritage, on comprend mieux quelle empreinte a laissée dans les mœurs la tradition de la chasse. Dominique Venner en donne une illustration particulièrement spectaculaire en ce qui concerne le langage, en relevant les locutions entrées dans le discours quotidien mais issues, à l’origine, du vocabulaire des chasseurs et des veneurs. Qu’on en juge : "Pour raconter un fait divers, on dira par exemple qu’un journaliste à l’affût de révélations croustillantes et bien décidé à faire gorge chaude d’un politicien connu, fut mis sur la voie d’un joli scandale par l’un de ses confrères ,un fin limier qui allait souvent sur ses brisées. Ce confrère avait involontairement levé un lièvre en s’efforçant lui-même de prendre en défaut l’homme public. Mais celui-ci éventa le piège, se récria, bien décidé à tenir tête à ses détracteurs. Prenant les devants il fit en sorte d’ameuter ses partisans, protestant à cor et à cri pour donner le change. Cherchant des faux-fuyants, il prit le contre-pied de ses accusateurs qui parvinrent pourtant à relancer l’affaire et à le mettre aux abois…"
La chasse et le sacré
Activité ludique, la chasse est, chez l’être humain, ancrée au plus profond de l’instinct. Elle est enracinée dans l’inconscient individuel et collectif. Dominique Venner le souligne en usant de cet humour froid qu’il sait manier avec maestria : "Les adversaires acharnés de la chasse eux-mêmes se comportent en chasseurs. Ils débusquent, traquent et poursuivent les chasseurs en meute, façon indirecte de satisfaire leur instinct de prédation."
Au-delà de son caractère plaisant, une telle remarque va loin. Elle nous rappelle en effet que l’homme fut, d’abord et longtemps, bien longtemps, un chasseur. Pour survivre en nourrissant le clan, pendant ces dizaines de milliers d’années qui ont précédé l’agriculture et la domestication des animaux. En témoignent les objets mis au jour par l’archéologie préhistorique et qui illustrent cette culture contemporaine d’un homme de Cro-Magnon. Un homme dont Dominique Venner nous rappelle opportunément qu’il "ne présente aucune différence morphologique notable avec l’Européen actuel". Un homme qui vit encore en nous – ce dont seuls des esprits chagrins ou complexés pourront s’offusquer.
Les témoignages de ce passé apparemment si lointain et pourtant, en fait, si proche, nous parlent de ce qui fait de l’homme un animal unique au sein de la nature : le sens du sacré. De grands préhistoriens, au premier rang desquels le Français Leroi-Gourhan, ont en effet démontré, par leurs travaux, que les peintures préhistoriques (Lascaux en est l’exemple le plus connu, mais il y en a beaucoup d’autres) avaient une signification religieuse. Chevaux et bisons, cerfs et bouquetins ont valeur symbolique : ils incarnent des qualités admirées du chasseur de tous les temps : force, impétuosité, acuité des sens, beauté. "Dans la chasse conduite noblement, note Dominique Venner, le chasseur s’identifie symboliquement au gibier qu’il admire et qu’il aime (on peut aimer et tuer)". Ce que Mircea Eliade a si admirablement résumer : "Les centaines de milliers d’années vécues dans une sorte de symbiose mystique avec le monde animal ont laissé des traces indélébiles."
D’où ce bestiaire sacré que l’on retrouve, omniprésent, dans les cultures de l’Europe ancienne, tant dans le monde celtique et germanique que chez les Grecs et les Latins. Dans une nature habitée des dieux, le cerf, le loup, le sanglier, incarnent les forces vitales qui jamais ne meurent. Le sanglier, animal-symbole de la connaissance véhiculée par les druides, se nourrit des fruits du chêne, l’arbre-sacré ; sa chair est consommée rituellement pour la fête des morts (Samain, le 1er novembre). Le loup a valeur emblématique pour les confréries guerrières vêtues de peau de loup (d’où dérive le mythe du loup-garou). Le cerf, avec ses bois renouvelés périodiquement, est l’image de l’éternel retour et son symbolisme est identique à celui de l’arbre de vie. Chez les Celtes, le grand dieu Cernunnos est représenté en homme-cerf, et la ramure qui orne son chef est signe de souveraineté.
L’Europe du Moyen Age a accueilli et intégré, dans son imaginaire, cet héritage, comme l’atteste, entre autres, le culte de saint Hubert. Et, au XVIe siècle, Diane de Poitiers, qui portait avec fierté le nom de la déesse chasseresse, sut utiliser le legs de la mythologie grecque et le symbole du cerf pour célébrer sa gloire et celle de son royal amant, Henri II, héritier d’une souveraineté sacrée.
Il y a ainsi, au fil des siècles, lien maintenu entre la chasse et l’enchantement du monde. Aujourd’hui, en un temps où l’homme, pour avoir voulu désenchanter le monde, a perdu le sens même de la vie et du contact avec le cosmos, ce n’est pas le moindre mérite du livre de Dominique Venner que de nous permettre de renouer le fil rompu. Car au-delà du plaisir esthétique et intellectuel qu’il nous offre, il nous propose en prime un message de vie. Vous chercher le sens des choses ? Allez donc en forêt, sur les traces du Grand Cerf.
Vous comprendrez tout.
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Tel qu’en sa sagesse l’éternité le maintient
Le Choc du Mois – N°46 – Novembre 1991
La philosophie n’était pas, pour lui, matière à dissertations plus ou moins spécieuses, mais un outil de travail : mieux comprendre la nature humaine pour mieux gouverner la cité.
Marc Aurèle fait partie de ces grandes figures de l'histoire qui ont été nimbées, au fil des siècles, d'une aura de légende. Très tôt fut accolée à son nom la flatteuse épithète "d'empereur philosophe". Deux siècles après sa mort, l'Histoire Auguste affirme : "Aujourd'hui même, on trouve dans beaucoup de maisons des statues de Marc Aurèle à côté des dieux pénates. Et quelques personnes ont assuré qu'il leur avait prédit en songe des choses qui leur sont arrivées." L'empereur Julien - qui, par le surnom d'Apostat, devait être marqué d'infamie par l'Eglise - imagine Marc Aurèle comparaissant devant le tribunal des dieux, qui se soucient d'apprécier les mérites comparés des grandes figures de l'histoire antique. Et il lui fait dire : "Imiter les Dieux, c'est avoir le moins possible de besoins et faire le bien au plus grand nombre possible." Les dieux, après avoir voté à bulletin secret, classent Marc Aurèle en tête, devant Alexandre, César, Auguste, Trajan, Constantin. L'honneur n'est pas mince...
Bien longtemps après, les modernes communient dans la même admiration. Avec un rien de mièvrerie, parfois. Ainsi Montesquieu : "On se sent en soi-même un plaisir secret lorsqu'on parle, de cet Empereur. On ne peut lire sa vie sans une espèce d'attendrissement : tel est l'effet qu'elle produit qu'on a meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a meilleure opinion des hommes." Quant à Renan qui n'hésite pas à qualifier Marc Aurèle de "saint laïc" - c'est une pierre dans le jardin d'une Eglise restée très réticente à l'égard d'un persécuteur de chrétiens - il s'emballe : "Jamais culte ne fut plus légitime et c'est le nôtre encore aujourd'hui. Oui, tous tant que nous sommes, nous portons au cœur le deuil de Marc Aurèle, comme s'il était mort hier. Avec lui la philosophie a régné. Un moment, grâce à lui, le monde a été gouverné par l'homme le meilleur et le plus grand de son siècle. Il est important que cette expérience ait été faite. Le sera-t-elle une seconde fois ?"
Sur quoi repose cette légende dorée ? D'abord et avant tout sur ce message de sagesse et de sérénité qu'est le livre des Pensées de Marc Aurèle (1). Persuadé qu'il est possible, pour chacun, de "se retirer en soi-même", Marc Aurèle dialogue avec lui-même, s'interroge, médite et se donne des conseils, en tant qu'homme et en tant que souverain. Nous découvrons ainsi ce que Pierre Grimal appelle le "le paysage intérieur" de Marc Aurèle, "celui qu'il portait en lui". Réflexions et méditations qui nous montrent le maître de l'empire romain - c'est-à-dire, pour les contemporains, le maître du monde civilisé - s'interroger sur la condition humaine, la vie, la mort, l'ordre du monde, la nature, les divinités, les problèmes moraux relevant tant de la conduite personnelle que des comportements sociaux, la fortune (concept important dans la mentalité romaine, incluant la notion de destin) et, enfin, ces appâts qui font marcher, courir les hommes et qui s'appellent gloire ou richesse..
En s'élevant au-dessus du contingent, "il s'agissait pour lui, note Grimal, d'aller au-delà du voile des apparences et de découvrir l'essence, l'être réel des choses". Ce qui n'empêche pas, bien au contraire, d'ancrer la méditation dans les réalités du vécu quotidien: lorsque Marc Aurèle cite, longuement, Epicure racontant que la maladie dont il était affligé ne l'empêchait pas de conserver son entière liberté d'esprit, il subit lui-même l'assaut de maux susceptibles de gêner l'accomplissement de son devoir.
Philosophe ou penseur ?
En quête d'un équilibre intérieur, Marc Aurèle ne se soucie pas d'étaler de savantes références philosophiques. Il ne s'agit pas, pour lui, de rédiger un traité de philosophie mais de faire dialoguer sa raison et son âme, de la façon la plus personnelle qui soit : lui qui est si marqué par le stoïcisme se réfère fort peu aux grands classiques de la pensée stoïcienne. Nul étalage d'érudition : les Pensées n'étaient pas, estime Pierre Grimal, destinées à la publication et ces notes sans ordre apparent traduisent, avec fidélité, les préoccupations d'un homme honnête dont le destin a fait un empereur et qui veut exercer avec équité cette lourde fonction.
Une telle disposition d'esprit a été bien accueillie par ses contemporains. bien qu'il y eût, dans la mentalité populaire romaine, une certaine défiance vis-à-vis de la philosophie, souvent perçue comme une fumeuse, voire fumiste cuistrerie, destinée à épater les naïfs. Héritage, sans doute, d'un antique bon sens paysan refusant de se laisser duper par des jongleries intellectualistes. Cicéron lui-même, qui reconnaissait pourtant le caractère formateur, pour l'esprit, de la philosophie, n'affirmait-il pas, dans la République, que « les philosophes n'avaient été pour rien dans la naissance, la croissance et la grandeur de Rome » ? Sous Vespasien, qui éprouvait lui-même peu de sympathie pour les philosophes - au point de décréter, en 71, leur bannissement -, Quintilien, investi par l'empereur d'un véritable magistère sur l'enseignement officiel, dénonce vertement la philosophie, étant donné "que nul autre genre de vie n'est plus éloigné des devoirs civiques". Sous la plume de Mucien, ami et conseiller de Vespasien, la critique des philosophes se fait acerbe : "Pour peu que l'un d'eux ait laissé pousser sa barbe, haussé le sourcil, qu'il porte un manteau court rejeté en arrière sur ses épaules et aille nu-pieds, il déclare aussitôt qu'il est sage, et juste, et se donne de grands airs".
Il faut bien que Marc Aurèle soit apparu comme un philosophe d'une tout autre nature pour rallier les suffrages de ses contemporains. Ceux-ci avaient en effet compris que la philosophie n'était pas, pour lui, matière à dissertations plus ou moins spécieuses mais un outil de travail pour faire son métier le plus honorablement possible : essayer de mieux connaître, de mieux comprendre la nature humaine pour assumer au mieux le gouvernement de la Cité. D'où une certaine indulgence populaire, même lorsque l'empereur se laisse aller à lire ostensiblement un livre au cirque, alors que la foule se passionne et trépigne devant le spectacle de l'arène... On comprend mieux quel mérite eut Marc-Aurèle à se garder des fureurs et des passions, à maintenir une exigence de sérénité dans la conduite du pouvoir, lorsqu'on sait que sous son règne (161-180) se produisirent les premiers indices de la longue crise qui devait, après quelques phases de rémission, emporter l'empire romain.
Le règne d'Antonin (138-161), père adoptif de Marc-Aurèle, avait marqué l'apogée de la pax romana - cette paix romaine qui devait susciter, dans la suite des siècles, tant de nostalgie... Les premiers craquements se produisirent dès le début du règne de Marc Aurèle : en 162 le Parthe Vologèse III attaque l'Arménie, anéantit une armée romaine puis envahit la Syrie, tenue par des troupes romaines mal entraînées, victimes d'un relâchement tant physique que moral. Sans expérience militaire sérieuse, Marc Aurèle eut la sagesse de confier, pour rétablir la situation, le commandement de ses troupes à Avicius Cassius. Celui-ci sut reprendre en main et galvaniser les troupes dont il disposait. L'offensive des légions permit de refouler les Parthes et d'assurer la présence romaine sur les voies d'accès à la Babylonie, par l'installation de colonies en des points stratégiques.
Le philosophe devient soldat
Mais, dès 166, c'est la frontière du Danube qui craque à son tour sous la poussée germanique. Le risque d'un double front représente un danger nouveau, et peut-être mortel, pour l'Empire. Marc Aurèle se porta donc en personne sur le front danubien et combattit avec un courage qui provoqua admiration et émulation chez ses hommes. Comme tout grand chef, il savait que l'exemple personnel est le meilleur stimulant pour inciter des troupes aux plus grands sacrifices. En 175, l'offensive des Marcomans, des Quades et des Iazyges était enrayée. L'empereur était conscient de la nécessité de créer de nouvelles provinces-glacis sur le moyen Danube, pour renforcer le limes (ligne de défense fortifiée le long des frontières). Mais c'est lors de la guerre entreprise pour atteindre cet objectif qu'il mourut, à la tâche (17 mars 180). Cette mort au front était exemplaire : "Il avait, jusqu'à son dernier soupir travaillé à la défense et à l'agrandissement de l'Empire" (2).
Ce philosophe qui avait su se faire soldat devait rester présent dans la mémoire des hommes. Même si les auteurs ecclésiastiques lui reprochèrent, jusqu'à nos jours, la persécution dont furent victimes des chrétiens, à Lyon, en 177. Cette affaire est à vrai dire révélatrice d'une crise religieuse, intellectuelle et morale qui était alors en train de gagner le monde romain sous l'effet d'influences venues d'Orient. On constate, en effet, que les chrétiens de Lyon sont - leur nom l'indique - d'origine orientale. La diffusion du christianisme se heurte à des cultes rivaux, issus d'Orient eux aussi : en l60, le culte de Cybèle a été officiellement reconnu à Lyon. Dès lors, la tension monte, des troubles se produisent et Jean-Jacques Hatt interprète les événements de 177 comme "une sorte de règlement de comptes entre deux communautés religieuses rivales, toutes deux asiatiques, toutes deux fanatiques" (3).
Une attitude évidemment incompréhensible pour Marc Aurèle, lui qui était convaincu, rappelle Grimal, que "le bonheur et le salut appartiennent à ce monde". Et que le divin est à chercher d'abord en nous-mêmes.
François Fontaine, Marc-Aurèle, Editions de Fallois.
Pierre Grimal, Marc Aurèle, Fayard.
(1) Le titre, devenu traditionnel, ne remonte pas à Marc Aurèle lui-même, puisque celui-ci avait intitulé son ouvrage Pour moi-même.
(2) Pierre Grimal.
(3) J. J. Hatt, Histoire de la Gaule romaine, 1959.
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Un bâtisseur de la maison de France
Le Choc du Mois – N°65 – Juin 1993
Au temps où les instituteurs se sentaient tenus d'entretenir une mémoire nationale, le roi Philippe Auguste figurait parmi les grandes figures héroïsées par les manuels scolaires. Dans la glorieuse galerie allant de Vercingétorix à Napoléon, le Capétien était représenté sur le champ de bataille de Bouvines, à la tête de ses barons lourdement harnachés et des fantassins des milices communales. Imagerie destinée à nourrir l'imaginaire populaire national.
Mais cet imaginaire est-il si éloigné de la réalité historique ? C'est la question que se pose Gérard Sivéry, professeur à l'université Charles de Gaulle (Lille III), en consacrant une étude solidement documentée à ce souverain qui, constate-t-il, "est l'un de nos rois dont la mémoire collective a le mieux gardé le souvenir".
Philippe est tôt impliqué dans le monde de la grande politique : au printemps 1179, sentant la mort approcher, son père, le roi Louis VII, décide de faire couronner cet adolescent de 14 ans qui est son seul héritier. Ce faisant, Louis s'inscrit dans la tradition capétienne. Ses prédécesseurs ont tous, en effet, utilisé ce moyen simple - le couronnement du fils du vivant même du roi régnant - pour se protéger des aléas de l'élection. Car le roi de France est élu par les grands du royaume, censés représenter le peuple, et cette tradition, remontant aux Francs, peut, en principe, interdire à une famille de s'incruster sur le trône. Pour imposer, donc, une hérédité de fait, les Capétiens ont trouvé la solution élégante du couronnement anticipé. Soucieux de verrouiller la situation, le roi Louis VII entraîne sa cour vers Reims pour procéder à la cérémonie le 15 août, jour de l'Assomption (le culte marial est au cœur de la religiosité de l'époque). Or, un curieux incident se produit au cours du voyage, relaté par les Gesta Philippi Augusti Francorum Regis, dont les deux auteurs successifs furent un ancien médecin devenu moine de l'abbaye de Saint-Denis, Rigord, et Guillaume Le Breton, chapelain royal. Le cortège royal faisant étape à Compiègne, le jeune Philippe obtient de son père l'autorisation de chasser dans la forêt voisine. Ayant pénétré avec ses compagnons de chasse au cœur de la forêt, le prince tombe soudain sur "un sanglier merveilleux". Ayant signifié à son escorte que l'animal était pour lui, le futur roi se lance si fougueusement à sa poursuite que personne n'arrive à le suivre. Mais, au plus profond de la forêt, le sanglier s'évanouit. Dépité, Philippe veut revenir sur ses pas. Mais il se perd, tourne en rond pendant deux jours et une nuit, jusqu'à ce qu'un homme des bois au visage noirci de fumée et attisant un grand feu - charbonnier ou forgeron ? - lui indique le bon chemin pour sortir de la forêt.
Marqué profondément par cette aventure, le prince tombe malade mais, à l'issue de cette épreuve, il est devenu "meilleur" et "plus curieux des affaires du royaume", assure Guillaume Le Breton. Celui-ci, bien entendu, a comparé le sanglier fautif au diable, qui aurait voulu ravir le futur roi à son peuple et à son royaume.
Gérard Sivéry voit bien qu'il y a dans cet épisode le thème de l'épreuve formatrice, pour un adolescent qui va devoir se conduire comme un homme - et comme un souverain ! Mais il n'aperçoit pas la dimension culturelle et mythique du récit. A l'évidence, il y a renvoi à de profondes et antiques racines celtiques. Le futur roi est entraîné vers une initiation-révélation (la nécessité, pour un souverain, de se dépasser), au cœur de la forêt sanctuaire, lieu de conservation et de perpétuation de la sagesse ancestrale, par ce sanglier qui était chez les Celtes l'animal consacré au dieu Lug, dieu du soleil levant, dieu "aux doigts de lumière", dieu éveilleur.
La référence à un imaginaire celtique, dans la biographie d'un roi de France, n'a rien d'étonnant, compte tenu de ce que sont les soubassements de la culture de l'Europe médiévale. Nous en avons confirmation dans la gestation même du futur Philippe Auguste. Son père, ayant longtemps espéré en vain la naissance d'un fils, put voir dans la grossesse de sa troisième épouse, Adèle de Champagne, un signe du ciel : "Amateur des romans de la Table Ronde et notamment de la légende du Saint-Graal, mêlée aux légendes arthuriennes, il vit en songe un fils qui tenait en main un calice et qui le présentait aux Grands du royaume". Belle image de syncrétisme pagano-chrétien...
Son sacrement et son couronnement ayant été retardés par l'incident relaté plus haut, Philippe reçoit finalement l'onction sacrale et la couronne le 1er novembre 1179 - c'est-à-dire le jour de la fête celtique de Samain christianisée en Toussaint. Hasard ? Rappelons que les hommes du Moyen Age ont un sens et un souci du symbolisme que nous avons, malheureusement, perdus. Très vite, le roi Philippe est confronté à des luttes de clans qui opposent de grands féodaux prétendant exercer leur influence sur la couronne. Et, parmi ces coteries, la moins dangereuse n'est pas celle du jeune roi... Le domaine royal est menacé d'encerclement par une dangereuse coalition qui se dessine, groupant le lignage champenois (qui contrôle les comtés de Champagne, Sancerre, Blois et Chartres), la maison de Flandre et celle de Hainaut (soit le Valois, le comté d'Amiens, l'Artois, la Flandre et le Hainaut).
En épousant Isabelle de Hainaut, Philippe fait coup double: il désagrège la coalition naissante et il unit son sang au sang carolingien, car la nouvelle reine de France a pour ancêtre Charles de Lorraine, compétiteur malheureux, en 987, d'Hugues Capet et oncle du dernier roi carolingien ainsi que de Judith, arrière-petite-fille de Charlemagne. Sous les règnes du fils et petit-fils de Philippe, Louis VIII et saint Louis, on ne manquera pas de rappeler le caractère hautement symbolique, en matière de légitimité, de l'union entre hérédité carolingienne et hérédité capétienne.
Si le mariage est une arme politique, il faut aussi manier l'épée pour rappeler à l'obéissance les vassaux insoumis, tel le comte de Sancerre, à qui l'on prend de vive force le château-fort de Châtillon. Enfin, il faut imposer l'autorité royale à des groupes de pression intervenant dans le domaine économique : après avoir, dès la première année de son règne, pris des mesures contre les juifs, Philippe les expulse en 1183, confisque leurs biens (le moine Rigord assure qu'ils possédaient la moitié de Paris) et met fin au monopole juif sur le marché aux grains situé jusqu'alors près de la cathédrale Notre-Dame, ce qui provoque le déplacement du centre commercial de Paris de l'île de la Cité vers le quartier des Halles, sur la rive droite de la Seine.
Ces diverses actions manifestent le souci qu'a le jeune roi d'accomplir au mieux son devoir de souverain car, nous dit le chroniqueur anglais Giraud Le Gambrien, il étaient soucieux "de restaurer le royaume de France tel qu'il était au temps de Charlemagne, dans son espace et sa rigueur". D'où le qualificatif que donne Rigord dans ses Gesta à son roi : il est Augustus, c'est-à-dire, "étymologiquement, celui qui augmente, qui accroît". La référence romaine qu'implique ce surnom "d'Auguste" est révélatrice : alors que l'Empire et la papauté se disputent l'héritage de la tradition romaine (l'Empire se dit "romain" tout comme l’Eglise se dit "romaine"), la France affirme que son roi, après tout, peut bien revendiquer lui aussi, à bon droit, une telle prestigieuse référence. D'autant qu'il reprend à son compte le vieux principe romain : l'Etat est là pour imposer la primauté de l’intérêt collectif contre les intérêts particuliers, quels qu'ils soient. Autrement dit, contre les féodalités de tout poil, le roi doit être solidaire de son peuple, de cette base populaire sur laquelle doit s'appuyer tout chef national pour pouvoir vaincre ceux qui ne pensent qu'à leur propre profit.
Alors que les bonnes âmes, soucieuses de tenir en tutelle le pouvoir royal, s'activent pour rompre l'union de Philippe et de son épouse, en 1187 la reine donne au roi un fils, Louis. Voilà la continuité de la lignée assurée. Et voilà le roi - ce roi qui a de peu dépassé ses 20 ans - convaincu qu'il lui appartient d'être ce décideur dont le pays a besoin.
Significativement, Philippe décide de ne pas donner de successeur au chancelier, disparu en 1185, et au sénéchal, mort en 1191. Ces grands officiers de la Couronne pouvaient être des écrans entre le roi et son peuple. Philippe a compris qu'il est vital, politiquement, de limiter strictement le pouvoir des membres de son entourage le plus proche. "Il veut, explique Gérard Sivéry, se libérer du carcan des usages féodaux". Il a trouvé la solution : s'appuyer sur les villes, les évêques et les abbés qui lui sont fidèles - ne serait-ce que parce que c'est leur intérêt bien compris... Alors même que le roi n'hésite pas à affronter la papauté, en particulier lorsque celle-ci veut intervenir dans ses démêlés conjugaux avec sa deuxième épouse, Ingeburge, il peut compter sur l'appui des prélats fidèles.
Cependant, le roi sait bien que le fondement de son pouvoir réel relève de la géopolitique. Philippe en effet est convaincu, à juste titre, que la puissance du souverain repose sur l'étendue et la richesse du domaine royal, qui lui fournit ses ressources en argent et en soldats. Il faut donc étendre, au maximum, la base territoriale du domaine royal. Ce devait être la ligne directrice de sa politique, tout au long de son règne.
Réaliste, Philippe sait attendre son heure. Le domaine capétien est menacé d'étouffement par les possessions, considérables, du roi d'Angleterre, ce Plantagenêt qui contrôle, de la Normandie à l'Aquitaine, tout l'Ouest du royaume. Philippe dresse d'abord contre le vieux roi Henri II ses fils révoltés. Puis, Richard Cœur de Lion étant devenu roi, il part avec lui à la croisade... tout en guettant en permanence l'occasion qui lui permettra de damer le pion à celui qui restera toujours plus un rival qu'un allié.
C'est pourtant face au frère et successeur de Richard, Jean sans Terre, que Philippe va obtenir de spectaculaires succès. A l'issue de longues confrontations, le roi de France, s'appuyant fort astucieusement sur les mécanismes du droit féodal que Jean n'a pas respectés, entre en conflit ouvert avec lui, au nom du respect des principes (Jean a humilié un de ses vassaux, qui a fait appel au roi de France puisque Jean doit l'hommage au Capétien pour ses possessions sises en France). Malgré l'alliance nouée entre le Plantagenêt et l'empereur germanique Otton de Brunswick, les armées françaises, qui ont à se battre sur deux fronts, sont successivement victorieuses à La Roche-aux-Moines (2 juillet 1214) et à Bouvines (27 juillet 1214). A côté des chevaliers, les communiers ont répondu à l'appel du roi. On leur fait confiance, en les plaçant aux avant-postes, où ils font merveille. A l'annonce de la victoire, le peuple de Paris fait la fête, pendant une semaine, jour et nuit. Même enthousiasme dans les communes rurales, où paysans et vignerons seront largement récompensés de leur contribution à la victoire nationale.
En éliminant le danger Plantagenêt, Philippe Auguste quadruple l'étendue du domaine royal : la riche Normandie et les riants pays de la Loire donnent au pouvoir capétien un accroissement spectaculaire de puissance. De plus, en laissant des chevaliers français se lancer à l'assaut du Languedoc, sous le pieux prétexte de la croisade contre les cathares, Philippe prépare la voie à ses successeurs : l'implantation capétienne dans les terres du sud permettra, au cours du XIIIe siècle, le débouché sur la Méditerranée.
Le règne de Philippe Auguste aura donc été celui d'un solide bâtisseur, tant sur le plan de l'organisation administrative du royaume que sur celui de la consolidation du pouvoir royal. En témoigne le fait que, le premier de la lignée capétienne, Philippe juge inutile de faire couronner de son vivant son fils Louis. L'héritage est désormais solide.
Gérard Sivery, Philippe Auguste, Plon.
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