L'intérieur du Dolmen de Menga à Antequera (Andalousie, Espagne). Getty Images / Sir Francis Canker Photography
Menga, plus ancien des grands dolmens de la péninsule Ibérique, a longtemps intrigué en raison de sa taille imposante et de la complexité de sa construction. Une étude multidisciplinaire jette un nouvel éclairage sur le monument, et remet en question l'idée selon laquelle les techniques employées au Néolithique étaient de nature « primitive ».
Vers environ 3 500 av. J.-C., les habitants de la province de Malaga (sud de l'Espagne) édifient près de l'actuelle ville d'Antequera un immense tombeau collectif, le dolmen de Menga. Étudié depuis plus de dix ans par l'équipe de José Antonio Lozano Rodríguez, docteur en sciences de la Terre de l'Institut espagnol d'océanographie (IEO), la fascinante structure révèle peu à peu ses secrets, dont les derniers sont décrits dans Sciences Advances le 23 août 2024.
L'étude semble aller dans le sens d'une hypothèse déjà proposée par les chercheurs : le monument est un « exemple unique de génie créatif et des sciences précoces parmi les sociétés néolithiques ».
Les mystères de construction du Dolmen de Menga
Le Dolmen de Menga est l'un des plus grands d'Europe en termes de volumes. Il est composé d'une grande chambre funéraire unique d'environ 25 mètres de long sur 6 mètres de large, entourée par un tumulus (motte de terre) et formée des murs au plafond par 32 pierres massives taillées, les mégalithes.
Ces derniers pesant plusieurs tonnes – le poids total est d'environ 1 140 000 kilogrammes –, les techniques de levage et de transport employées par les constructeurs de la tombe néolithique restent un intrigant sujet d'étude pour les spécialistes.
« Nous nous sommes toujours demandé comment un monument aussi grand pouvait avoir été construit il y a près de 6 000 ans », confirme auprès de Newsweek José Antonio Lozano Rodríguez, auteur principal des dernières recherches.
Si celles précédentes se sont principalement concentrées sur les matériaux utilisés et leur provenance, la nouvelle analyse géoarchéologique révèle des aspects inédits : les angles des plans de chaque pierre ; la polarité stratigraphique des éléments structurels (c'est-à-dire, l'orientation des couches de roche lors de la construction du monument par rapport à leur position naturelle) ; la profondeur des fondations…
Ces données sont autant d'informations qui permettent d'en savoir plus sur les connaissances des bâtisseurs entre 3 800 et 3 600 av. J.-C., soit environ un millénaire avant la construction de la plus ancienne pyramide connue d'Égypte (Gizeh, 2570 av. J.-C.)
Les recherches ont finalement révélé l'usage de méthodes de construction dites « sophistiquées », qui impliquaient la compréhension de principes scientifiques simples mais fondamentaux (friction, géométrie).
Révélation d'une ingénierie néolithique insoupçonnée
Les processus nouvellement mis en lumière diffèrent de manière significative des croyances ultérieures concernant la façon dont les pierres du dolmen ont été positionnées. Par exemple, explique José Antonio Lozano Rodríguez à nos confrères, il était admis, pour de nombreux types de tombes mégalithiques, que les pierres verticales des murs (les orthostates) avaient été placées depuis l'extérieur du monument, en les faisant glisser sur des rampes. L'étude suggère qu'en réalité, elles ont été installées depuis l'intérieur, sans recourir à de tels dispositifs.
Les chercheurs ont aussi constaté que les pierres de support des murs ont été mises en place avec une précision millimétrique. La forme trapézoïdale du dolmen – des murs plus larges à la base, se rétrécissant vers le haut – permettait de mieux répartir le poids des matériaux, rendant la structure plus stable et solide. Celle-ci était également renforcée par des pierres murales s'emboîtant les unes aux autres grâce à des côtés spécialement taillés et des piliers bien calés dans le socle rocheux, renforçant d'autant plus la durabilité du dolmen.
Le monument a été conçu pour sa continuité dans le temps… Certains orthostates reposent sur d'autres, avec l'intention de répartir les contraintes générées par le poids. – José Antonio Lozano Rodríguez.
Les pierres formant le toit de l'impressionnante installation, quant à elles, consistaient en des roches douces à modérément dures. Elles nécessitaient une manipulation soigneuse pour éviter tout endommagement.
Les auteurs de l'étude imaginent que pour leur transport, les constructeurs néolithiques les ont déplacées sur des traîneaux à travers un « chemin spécialisé" » conçu pour minimiser la friction et préserver l'intégrité de ces pièces fragiles. « Le monument a été conçu enterré dans le sol, évitant ainsi le besoin de construire de grandes rampes ascendantes pour placer les pierres gigantesques [du toit] », ajoute l'expert, toujours à Newsweek.
L'une de ces dernières placées au sommet, la n° 5, est la pierre la plus lourde du dolmen ; elle pèserait 150 tonnes. Or, d'après les scientifiques, elle aurait été sculptée de manière à avoir une surface arquée, pour générer un « arc de décharge ». Il pourrait ainsi s'agir du premier exemple connu, dans l'histoire de l'humanité, de cette technique architecturale destinée à répartir et alléger la pression exercée sur la structure – et l'empêcher de s'effondrer.
De la « science précoce » derrière les techniques
Ces trouvailles conduisent les chercheurs à conclure que les bâtisseurs du dolmen de Menga ont eu recours ce qu'ils appellent la « science précoce ». « Nous déduisons l'existence [...] d'un génie inventif extraordinaire parmi les communautés néolithiques du sud de la péninsule Ibérique il y a presque 6 000 ans », déclare José Antonio Lozano Rodríguez.
Les techniques employées soulignent l'originalité et la sophistication de sa conception par rapport à d'autres constructions mégalithiques de la même époque. Elles pourraient avoir été les précurseuses des avancées ultérieures observées dans d'autres sociétés européennes, ajoute-t-il.
Nos découvertes vont complètement à l'encontre de l'idée de « primitivité » ou de « rudesse » des sociétés néolithiques, qui a longtemps sous-tendu à la fois la compréhension populaire et scientifique. – José Antonio Lozano Rodríguez et al. Early science and colossal stone engineering in Menga, a Neolithic dolmen (Antequera, Spain). Sci. Adv. 10, eadp1295(2024). DOI:10.1126/sciadv.adp1295
Le Dolmen de Menga fait partie d'un ensemble plus vaste de sites mégalithiques de la région d'Antequera, inscrits au patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 2016, incluant (en autres) le Dolmen de Viera et les cairns du parc El Torcal.
Témoignages des compétences architecturales des sociétés néolithiques de la région, ces monuments donnent aussi des indices sur les croyances spirituelles des personnes qui les ont construits. Cela est illustré dans une récente étude sur une tombe en pierre vieille de 5 100 ans, située à proximité de Menga.
Mathilde Ragot - Journaliste rédactrice web Histoire GEO.fr - 27/08/2024