{xtypo_dropcap}S{/xtypo_dropcap}ous le titre « L’Ukraine joue son unité et son identité », Thierry de Montbrial a publié dans Le Monde (16 décembre 04) une intéressante analyse de la situation ukrainienne. Son constat est d’une grande clarté : « Ce qui est aujourd’hui en jeu, c’est l’existence même de l’Etat ukrainien ». Il replace, à juste titre, l’évolution actuelle de l’Ukraine dans le cadre des séismes qui ont affecté, depuis 1990, les territoires qui, autour de la Russie proprement dite, constituaient l’ex-empire soviétique. Beaucoup de ces territoires ont connu une double évolution : tandis qu’ils se détachaient de la Russie, ils sont passés sous influence « occidentale » (c’est à dire américaine) – par le biais de l’entrée dans l’Alliance atlantique, comme les pays baltes (en quinze ans, tous les Etats d’Europe centrale et orientale qui étaient membres de feu le pacte de Varsovie ont adhéré à l’Otan). La propagande occidentale a présenté les étapes de ce processus comme autant de progrès démocratiques, tandis que les populations concernées y voyaient surtout la promesse d’une meilleure situation économique, d’un niveau de vie plus élevé et, donc, d’une existence plus facile, plus confortable symbolisée par les MacDo et le coca-cola. C’est ce mirage économique qui fascine aujourd’hui une moitié des Ukrainiens, l’autre moitié restant fidèle à l’osmose traditionnelle, en particulier linguistique, avec la Russie. Pour parler clair, l’Ukraine est désormais coupée en deux et les résultats de l’élection présidentielle n’y changeront rien.

 

Le jeu américain est clair. Il s’agit de ce que Gérard Chaliand, spécialiste de géopolitique et auteur d’un Atlas du nouvel ordre mondial (Robert Laffont), appelle « une stratégie américaine de refoulement de la Russie » (Libération, 6 décembre 04). Il rappelle en effet que les Etats-Unis, après avoir appliqué contre l’URSS une doctrine d’« endiguement » (containment), appliquent aujourd’hui contre la Russie la stratégie du « refoulement » (roll-back). Il explique : « Les stratèges américains ont repensé le monde en partant du fait que les Etats-Unis n’avaient plus de rivaux et qu’il fallait tout faire pour qu’il n’en apparaisse pas de nouveau, Europe, Chine ou Russie. A cet égard, le livre de Zbigniew Brzezinski,Le grand échiquier , paru en 1997, est éclairant. Brzezinski n’est pas un néoconservateur, c’est même l’ancien conseiller du président démocrate Jimmy Carter. Il montre que, pour les Etats-Unis, la partie essentielle va se jouer en Eurasie et qu’il faut s’appuyer sur la Pologne et l’Ukraine pour éviter que la Russie ne redevienne une puissance mondiale susceptible de rivaliser avec l’Amérique ».

 

On comprend l’importance du pion ukrainien sur l’échiquier. En mettant en avant la tarte à la crème des « droits de l’homme », les Etats-Unis ont infiltré en Ukraine des spécialistes de la déstabilisation par l’agit-prop.  Comme l’indique l’article de Siro Asinelli dansRinascita (Rome, 2 décembre 04) repris par Synergies Européennes (Bruxelles), James Woolsey, ancien directeur de la CIA reconverti dans une ONG baptisée « Freedom House » et installée à Washington, New York, Budapest, Bucarest, Belgrade, Kiev et Varsovie impulse les opérations de conditionnement de l’opinion publique et du personnel politique (150 000 dollars ont été consacrés à acheter un certain nombre de membres du Parlement) destinées à promouvoir Iouchtchenko comme héros et héraut de la démocratie face au brutal ours russe. Les services spéciaux américains aiment bien utiliser, pour leurs opérations de propagande, les paravents que sont des ONG à but « humanitaire ».

 

C’est sûrement un hasard : l’actuelle épouse de Iouchtchenko, née aux Etats-Unis de parents ukrainiens émigrés, n’est arrivée en Ukraine qu’en 1991, après avoir travaillé pour le bureau de liaisons publiques de la Maison Blanche. Installée en Ukraine pour représenter la Fondation US-Ukraine, elle a ensuite dirigé le programme de formation bancaire du groupe K.p.m.g. Barents, financé par Usaid, une agence à vocation humanitaire pilotée par le département d’Etat américain (c’est à dire, en clair, une courroie de transmission pour diffuser le « message » américain). Et – c’est beau comme un roman-photo – elle est tombée dans les bras de celui que Washington considère comme son poulain pour prendre le contrôle de l’Ukraine... Quand on vous dit que le hasard fait bien les choses.

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