Du Graal à Wagner, splendide est le chemin spirituel ! En la cathédrale wagnérienne, si les Fées, Rienzi, le Vaisseau Fantôme, et les Maîtres Chanteurs sont les chapelles latérales et le déambulatoire, on peut dire que Parsifal est le chœur, Lohengrin et Tristan, les deux bras du transept, Tannhäuser le narthex et l'Anneau des Nibelungen la nef. Au triple point de vue biographique, thématique et esthétique, la Tétralogie occupe, en effet, une position centrale dans l'univers wagnérien. Patiemment élaborée, au milieu de bien des traverses, pendant trente années, l’œuvre fut, au dire même de son auteur, «le poème de ma vie, l'expression de tout ce que je suis et de tout ce que je sens... », c'est elle qui lui suggéra l'idée du théâtre idéal de Bayreuth et qui, comme les doigts de la main autour de la paume, lui suggéra le thème et la forme de ses œuvres ultérieures.
En cet été 1847, Richard Wagner a trente-quatre ans, et se trouve à Dresde, chef d'orchestre du Grand-Théâtre et maître de chapelle, en une brève époque heureuse qui tranche sur cette longue période d'épreuves et de nomadisme qui s'étend de sa vingtième à sa cinquantième année; Wurtzbourg, Magdebourg, Königsberg, Riga l'ont vu promener sa malchance besogneuse d'où sont nés les Fées, la Défense d'aimer et Rienzi. A Paris, pendant deux terribles années et demi, au cours desquelles il a côtoyé plusieurs fois avec sa première femme, la mort par misère et inanition, il a composé le Vaisseau Fantôme, où sont apparus les thèmes mystiques et désormais envahissants de Chute, de Rédemption, et de Salut, de même qu'il s'est plongé dans les poèmes allemands légendaires d'où sont nés Tannhäuser et Lohengrin. Le Vaisseau Fantôme et Tannhäuser ont été représentés à Dresde en 1843 et 1845 ; il commence les Maîtres Chanteurs, humoristique réponse à Tannhäuser. Ces quelques années heureuses de Dresde vont être brisées lorsqu'en mai 1849, il participera à la révolution, et que, proscrit, il devra se réfugier en Suisse.
C'est alors qu'il se plonge dans la foisonnante matière légendaire de la mythologie celtique et Scandinave : d'abord les poèmes de l’Edda transcrits entre 800 et 1250 d'après des œuvres orales antérieures ; le Nibelungen, transcription médiévale germanique de la matière Scandinave ; la Saga des Valsungs transcrite vers 1260... Toutes ces légendes proviennent plus ou moins directement de cette Islande du haut moyen âge, véritable « conservatoire » de la Tradition hyperboréenne. Le caractère principal de toute cette mythologie est de se rattacher aux sources traditionnelles et pré-chrétiennes du mythe : une conception unitaire et magique du Monde où, entre la divinité et l'homme s'éploie la pyramide formidable de la nature et de ses forces, celles-ci étant personnifiées par des dieux voués à un incessant combat, à la ronde fatale des morts et des résurrections. Car le « Ragnarök » ou destinée finale des dieux est le symbole de cette continuelle et divine destruction — personnifiée dans l'Hindouisme par la déesse Kali — premier aspect de cet impitoyable équilibre du monde, dont l'homme ne peut connaître le second — la Création continuelle du monde, œuvre du Verbe Divin, symbolisé par le Graal — que s'il s'élève au-dessus de la matière, de la sensation et de l'intellect, que s'il brise la terrestre et terrible chaîne de la fatalité, et accède en lui-même à sa nature la plus haute où, dans la contemplation du Créateur, s'éploie enfin la liberté spirituelle.
De cette pyramide gigantesque dont l'Anneau des Nibelungen va être la base et dont, à la fin de sa vie, Parsifal sera le couronnement « traditionnel » et chrétien, Richard Wagner, en ce milieu du siècle, élabore lentement le plan: il fait pour l'Anneau ce que Joseph Bédier fait pour Tristan: il réunit les textes de sources diverses et les fond en une unité nouvelle. Peu à peu, les personnages prennent leur visage et leur fonction symbolique tandis que les épisodes s'architecturent, souvent porteurs dès leur naissance de leurs thèmes musicaux spécifiques.
A côté de ces sources légendaires, le XIXe siècle allemand lui-même fournit à Wagner le drame de la Motte-Fouqué (le Tueur de Dragons, Siegfried de Schlangentöter) de 1808, les deux drames de Hebbel (Der Gehörnte Siegfried et Siegfrieds Tod) tandis que la Suède lui apporte le poème de Lenström (Sigurd och Bryhilda) de 1836. Wagner a conscience de son audace : pour la première fois, un musicien occidental va remplacer les dieux grecs par des dieux Scandinaves ! En février 1848, toujours à Dresde, son plan est fait : cette nef gigantesque aura quatre travées : un prélude, l'Or du Rhin, qui sera joué sans interruption, puis une trilogie, la Valkyrie, Siegfried et le Crépuscule des dieux. Il y aura des variations dans les titres, mais jamais dans la fonction théurgique des différentes parties. Du printemps 1850 à Noël 1852, Wagner réfugié aux environs de Zurich « monte » peu à peu les pièces de son édifice, notant çà et là, à mesure qu'il écrit son poème, les thèmes musicaux directeurs. Parallèlement à ce travail, et issus de lui, naissent les admirables manifestes justement célèbres où il expose sa théorie du «drame musical». Quelques années plus tard, il écrira dans sa lettre sur la musique : « Mes conclusions les plus hardies relativement au drame musical dont je concevais la possibilité se sont imposées à moi, parce que dès cette époque (1849-1852) je portais dans ma tête le plan de mon grand drame des Nibelungen, et il avait revêtu dans ma pensée une forme telle que ma théorie n'était guère autre chose qu'une expression abstraite de ce qui s'était développé en moi comme production spontanée... »
L'Or du Rhin composé en 1853 constituera ainsi une complète rupture de formes à l’égard de l'ancien opéra, «simple conglomérat arbitraire de minuscules morceaux de chants isolés, juxtaposition toute de hasard d'airs, de duos, d'arias, etc. » (in Une communication à mes amis, 1851). Poussant beaucoup plus loin les tentatives de Gluck et de Berlioz, Wagner travaille à fond tous les éléments poétiques, instrumentaux, humains et visuels en une symphonie continue où la voix humaine est utilisée comme un instrument privilégié certes, mais faisant corps avec la féerie mélodique ininterrompue. La partie orchestrale ne se contente plus d'accompagner le chant, elle tient un rôle capital et autonome : celui même du chœur de la tragédie antique qui commente l'action et la hisse en son plan spécifique : celui du sacré. Les motifs thématiques attachés aux personnages font de ceux-ci des symboles sensoriellement préhensibles : comme dit Baudelaire, ils les « blasonnent». La musique devient encore davantage un langage et l'action progresse avec le minimum de dialogues; l'effusion lyrique continue n'est traversée d'aucun prosaïsme. Enfin, le théâtre devient un lien magique (et Wagner entendait ce dernier épithète dans son sens fort) où la fusion de tous les arts arrive à libérer dans le spectateur les énergies les plus profondes et à faire du spectacle une communion sacrée.
Extraordinaire ambition ! Extraordinaire réalisation qui n'a dans le passé que deux précédents, différents certes dans leur forme, mais analogues dans leur intention : la Tragédie grecque et le Mystère du Moyen Age.
Au début de février 1853, pendant qu'il travaille à l'Or du Rhin, Wagner bien que toujours en butte à d'incessants problèmes matériels, publie le quadruple poème, à ses frais, et pour ses seuls amis. Sans perdre de vue son grand dessein, plantant au contraire les jalons de son extraordinaire synthèse mythologique et mystique, en mars-avril 1856, il pense à mettre en scène et en musique, une légende hindoue d'amour et de pitié, sous le titre les Vainqueurs (il en trace une esquisse en mai), car en ces années 1856-1858 il est plongé dans le bouddhisme, et G. Leprince a pu avancer, avec quelque vérité que Parsifal était « un surgeon bouddhique transplanté dans un sol et sous un climat chrétiens, ou plus exactement encore un essai de correspondance et de fusion entre le bouddhisme et le christianisme, ce dernier sans la confession, mais avec la Présence réelle... (1)»
De 1854 à 1856, Wagner compose la Walkyrie. En 1956, il commence Siegfried. Le 3 mai 1864 (il a 51 ans) alors qu'il est de passage à Stuttgart, un événement providentiel met fin à ses lancinants problèmes pécuniaires : le jeune roi Louis II de Bavière, admirateur passionné de l'œuvre en gestation, lui dépêche un secrétaire, pour lui apprendre qu'il n'a d'autre désir que de « l'aider, l'aimer et le servir ». Grâce à lui, Tristan, terminé en 1859, est représenté à Munich, le 10 juin 1865, et grâce à lui, malgré la jalousie des Munichois, le projet du théâtre de Bayreuth va peu à peu prendre forme. Dans l'automne 1864, dans un rendez-vous de chasse des Alpes bavaroises que lui a prêté le roi, Wagner reprend le poème et la partition de Siegfried, qu'il terminera en février 1871. Mais sous la pression des Munichois, Wagner reprend en décembre 1965 sa vie errante : Genève, Lyon, Avignon, Toulon... bien qu'aidé pécuniairement par Louis II de Bavière. En 1867, les Maîtres Chanteurs sont représentés à Munich. En septembre 1869, Cosima, qui sera sa seconde femme, lui donne un fils baptisé Siegfried. Le père, tout à sa joie, compose la célèbre «Siegfried Idyll». En janvier suivant, il entreprend le Crépuscule des dieux, qu'il achève en novembre 1874.
Bien qu'il eût préféré ne révéler l'Anneau des Nibelungen que dans sa grandiose unité, Wagner ne peut refuser au roi mélomane et mécène une représentation de l'Or du Rhin à Munich le 22 septembre 1969, et de la Valkyrie le 26 juin 1870. La première pierre du «théâtre modèle» de Bayreuth est posée le 19 mai 1872, jour de la Pentecôte. Enfin c'est l'apothéose du premier festival de Bayreuth du 13 au 26 août 1976 : pour la première fois le monument de pierre et celui de musique s'offrent en leur éblouissante architecture : l'Anneau des Nibelungen, quatorze heures du spectacle le plus intense, est donné pour la première fois dans son intégralité. Six années plus tard, quelques mois avant la mort de Wagner, le 13 février 1883, Parsifal y sera à son tour créé, parachevant la cathédrale sonore.
Faire l'analyse suivie du quadruple poème de l'Anneau des Nibelungen, outre que cela nécessiterait une livraison entière d'Atlantis, aurait surtout le tort d'être sous ma plume la nouvelle version maladroite d'un travail qui a été fait maintes fois de façon fort satisfaisante. Je me bornerai ici à indiquer au passage quelques thèmes et quelques symboles fondamentaux.
L'Or du Rhin est le récit de la faute originelle : Wotan (même racine que le latin vates) l'inspiré, mais aussi le furieux, le possédé, fou d'orgueil et d'ambition, fait construire le Walhalla (wal, mort ; hall, salle), burg du plaisir et de la puissance, par les Géants auxquels il promet de livrer Freya la belle déesse, qui assure aux dieux la jeunesse et l'immortalité. Wotan cède à la tentation de Logue, le dieu du Feu (inutile, n'est-ce pas, d'expliquer aux lecteurs d'Atlantis l’étymologie de Log, la plus importante peut-être de toutes les racines celtiques) qui l'aide à s'emparer de l'or du Rhin. Pour posséder cet « or », Albérich, le roi des nains, a renoncé à l'amour : ainsi, surprenant les Filles du Rhin, il pourra posséder l'Anneau magique, formé avec le métal de lumière. Hélas, si l'or était pur dans l'abîme, il devient maléfique lorsqu'on le possède matériellement. Wotan, qui vole l'Anneau à Albérich, se charge à son tour de malédiction. Aussi cède-t-il aux instances d'Erda, la Terre maternelle et prophétique : il livre le trésor aux Géants avec le Casque magique et l'Anneau, plutôt que de le rendre aux Filles du Rhin. Aussitôt en possession de l'Or, les Géants se battent: Fafner tue Fasolt et se change en dragon pour mieux garder le Trésor.
La Valkyrie marque l'intervention de l'homme. Wotan n'a plus qu'un désir : arracher l'Or au dragon Fafner et le rendre aux Filles du Rhin. Ne pouvant intervenir lui-même, car il a juré sur les runes de sa propre lance, il suscite un héros, né des amours incestueuses de ses propres enfants : Sfegmund et Sieglinde. Mais Albérich poursuivant sa vengeance, de terribles combats s'engagent, à l'issue desquels Brunehilde — la Valkyrie, l'aînée des neuf filles que Wotan a eues avec Erda, la Terre — pour avoir sauvé Sieglinde qui porte le futur Siegfried en son sein, est déchue de sa divinité. Protégée par les cercles de feu dont Logue et Wotan l'entourent, elle attend son libérateur: seul un héros inaccessible à la peur pourra franchir l'enceinte ignée.
Siegfried, bien qu'élevé par Mime, le frère d'Albérich, est le symbole du courage et de la liberté. «L'homme libre s'engendre lui-même», dit Wagner. Il forge l'épée Notung par laquelle l'Or sera restitué aux Filles du Rhin. Siegfried comme Parsifal est un simple, un ignorant ne sachant rien de la mission qu'il doit accomplir, et conduit par une force qui est ou bien Fatalité ou divine Prescience, mais qui toujours procède de l'intuition. Souvent d'ailleurs, contrairement à Parsifal, il s'en montre indigne et obéit à ses seuls instincts. Mais ici comme là, le héros se débat dans les conséquences de la faute originelle. Il se révolte contre Wotan qui représente la Loi ancienne. Grâce à son épée, il tue Fafner le dragon, qui représente l'éternelle concupiscence, les désirs de la chair et de l'intellect, et la volonté de puissance. N'ayant gardé du Trésor que l'Anneau et le Casque magique, encore éclaboussé du sang du monstre, il comprend enfin, dépouillé de l'animalité et de l'humanité inférieure, le chant de l'Oiseau qui ne cesse de le suivre dans la forêt, délivre la Valkyrie et l'éveille. Siegfried et Brunehilde travaillent à instaurer désormais la Loi d'Amour, et Siegfried, pour mettre fin à l'antique malédiction, brise la lance aux runes qui emprisonne la liberté de Wotan.
Le Crépuscule des dieux est la traduction poétique et musicale de l'idée de cycle, de fin d'un monde et de naissance d'un monde nouveau. (A la même époque Nietzsche parlait d'Eternel Retour.) Les épisodes des deux premiers actes montrent Siegfried en proie à la machination de Hagen, fils d'Albérich, le Nain maudit. Brunehilde, se croyant trahie, décide la mort du héros, prend l'Anneau à son doigt, le passe au sien, et se jette dans le Bûcher. Les flammes embrasent le Walhalla, le Rhin déborde et noie le Bûcher ; les Filles du Rhin reprennent le Trésor et l'Anneau qui retrouve ainsi sa pureté. Alors que Siegfried était un fervent hommage à l'éternelle jeunesse, le Crépuscule nous fait témoins de toutes les puissances de décrépitude, et, sous des aspects symboliques, à la mort d'un monde qui est le nôtre, à la malédiction due à l'emploi de la force, de la lutte égoïste et bestiale pour la richesse et la puissance, et à ses bouleversements politiques.
Wagner, pèlerin de l'Europe, méprisé en France, banni de sa propre patrie pendant onze années, en butte à la misère jusqu'à l'âge de cinquante ans, humaniste aux mains de Lumière, conquérant d'un idéal à la fois terrestre et céleste, y incarne toute son angoisse, toute sa prescience de témoin de la fin de la race blanche. Dans une première version du poème, Brunehilde proclamait : « La race des dieux a passé comme un souffle, le monde que j'abandonne désormais est sans maître... Ni l'or, ni la richesse, ni la grandeur des dieux, ni maison, ni domaine, ni pourpre du rang suprême, ni les liens fallacieux des tristes conventions, ni la rigoureuse Loi d'une morale hypocrite !... Dans la douleur comme dans la joie... : l'Amour!»
Jean PHAURE
Note :
(1) G. LEPRINCE, Présence de Wagner (La Colombe, 1963), p. 369-370.
SOURCES : ATLANTIS – NOVEMBRE, DECEMBRE 1985