A la Saint-Nicolas, c’est la mort de Monsieur Cochon !



Est-il besoin de rappeler la place immense, irremplaçable du porc dans l'alimentation traditionnelle du paysan de l'Est de la France? Il est la viande familiale par excellence, celle qu'on mêle à tous les repas. Il est aussi l'animal qu'on élève et qu'on tue soi-même, et dont la mort est l'occasion de renforcer les liens sociaux et familiaux. Il est surtout, de son vivant, celui à qui tout profite : tout ce qui dans l'alimentation humaine est considéré comme déchets (eaux grasses, babeurre, épluchures...) contribue à produire graisse, sang et viande qui deviendront autant de bandes de lard, chapelets de boudin et de saucisses, terrines de pâté. Comme le veut le proverbe, « dans le cochon tout est bon ».

Paradoxalement, autant sa chair est appréciée après sa mort, autant sa renommée pendant sa vie est déplorable. Le plaisir qu'il semble prendre à se rouler dans la fange, sa boulimie perpétuelle pour des denrées considérées comme des détritus en ont fait le symbole de la gourmandise, de la luxure, de l’égoïsme et de la saleté.

Méprisé durant sa vie, chéri une fois mort, l'ambiguïté de son sort se révèle au moment de son exécution. De fait, son agonie n'a rien d'édifiante. Certains cultivateurs, l'épicier, l'aubergiste et, cela va sans dire, le boucher sont requis pour l'abattage du porc, bien que l'opération ne demande pas de connaissances spéciales, sinon un coup de main sûr pour égorger l'animal sans perdre une goutte de son sang et sans lui donner l'occasion de crier et de se débattre. De petits contes probablement véridiques courent sur l'animal mal saigné qui se sauve au milieu des flammes lorsqu'on le grille, ou sur tel autre dont on entend les clameurs pathétiques dans tout le village.

Malgré une mort peu glorieuse, on parle cependant en Lorraine, dans les Ardennes et la Wallonie du « sacrifice du cochon », de la « Saint-Cochon » ou de la « Saint-Boudin », sacralisation ironique certes, mais sur laquelle il est bon de s'interroger.

 

Un symbole de l'hiver

L'abattage des porcs est, dans nos régions, une occupation de l'hiver : mais pas de n'importe quel moment de l'hiver : de novembre à février dans des villages de la Meuse comme Dannevoux, Malancourt, Montfaucon, spécialisés avant la guerre de 1914 dans la charcuterie porcine ; en décembre à Verdun au XVIIe siècle (d'après l'État des Corps de Métiers de la ville de Verdun) ; dans l'Est, en général, la quinzaine qui précède Noël ; en Grande-Bretagne, dans la commune de Sandwick, chaque famille tuait une truie le 17 décembre, et, de ce fait, ce jour s'appelait « le jour de la Truie ».

Dans les régions plus méridionales, l'abattage commençait plus tôt, vers la mi-novembre et des dictons ne laissent aucun doute à ce sujet :

Cantal :

O lo Son Morti (Martin)
Tuas toun pouarc fi (cochon fin)
Imbito toun bixi (invite ton voisin)

Aveyron :

Per Sonto Coîorino (25 novembre)
Lou pouorc couïno (crie)
Per Sent Ondrieou (André, 30 novembre)
Lou pouorc ol rieou (à la rivière... pour y laver les tripes).

Ce délai d'une quinzaine de jours avant Noël dans nos régions place l'opération aux alentours de la Saint-Nicolas (6 décembre). Cette coïncidence n'est ni fortuite ni gratuite.

En effet, l'utilisation de la viande de porc répond à deux impératifs : le premier, qu'une partie de la viande ne peutêtre utilisée qu'une quinzaine de jours après le dépeçage de l'animal ; le second, que les autres parties du porc doiventêtre consommées immédiatement.

Comme l'écrit Joseph Cressot pour le nord de la Haute-Marne : « La mort du cochon s'accompagnait de deux cérémonies traditionnelles : la distribution des parts et le « repas du cochon ». Les parts se composaient invariablement d'un morceau d'échine, d'une grillade de filet, de deux ou trois côtelettes et d'une demi-aune de boudin. Cela s'en allait dans le panier couvert chez Monsieur le maître et Monsieur le curé, chez les parents et les amis. » Une sorte de redevance, tacite en somme, aux notabilités, mais aussi un moyen de renforcer la cohésion sociale du village, puisque parents et amis profitaient de l'aubaine, à charge de revanche.

Le « repas du cochon » de la Haute-Marne ou la « Saint-Cochon » de la Meuse étaient à caractère strictement familial, mais cette cérémonie pouvait à l'occasion revêtir une apparence plus solennelle et se confondre avec la veillée de la Saint-Nicolas, comme à Provenchères-sur-Fave, ou avec celle de Noël, comme en Wallonie, où un noël liégeois le rappelle :

Quand nous aurons été à deux, trois messes Nous reviendrons ici manger des côtes (du porc) Et nous boirons deux, trois bons coups.

C'est le boudin qui ouvre ce repas, suivi de grillades et de ragoût de foie, puis des côtelettes et du rôti, avec un seul plat de légumes (haricots ou petits pois) et un dessert de fruits en bouteille ou de tartes.

Les « parts » de la Haute-Marne, appelées charbonnée ou cochonnée en Meuse, et le repas à base de cochon ont, à y bien regarder, un point commun ou plutôt une fonction commune : outre celle déjà mentionnée de « ciment » social, ils permettent tous deux d'utiliser à des fins alimentaires immédiates ce qui doit être consommé rapidement.

 

Préparation et conservation

Dans un premier temps, lorsque tout le sang a été recueilli dans une bassine, on grille l'animal sur une jonchée de paille ; puis accroché tête en bas, le dos à une échelle, il est ouvert et vidé de ses entrailles. Les intestins sont emportés par les femmes qui vont les laver (autrefois à la rivière). Le lendemain, généralement, commencent les opérations de charcuterie. L'animal est d'abord découpé en quartiers : la tête et les jambons (haut de cuisses), l'échine, puis les plates côtes (qui serviront à confectionner le petit salé) et les côtelettes, ensuite le lard que l'on découpe en bandes après avoir séparé le gras du maigre. Pendant ce temps, cuisent dans une même bassine les poumons, la tête, le cœur et le foie (ils ont été isolés la veille par le boucher après le premier découpage de l'animal encore chaud) ; ils entreront dans la composition du pâté et du boudin; les chutes de viande et de lard serviront à préparer les saucisses.

Les jambons, le lard, les plates côtes et la saucisse vont alors faire un séjour plus ou moins long dans un saloir en hêtre ou en ciment (autrefois des cuves en bois semblables à celles utilisées par les vignerons). Selon l'épaisseur de la viande, la salaison dure quelques jours ou plusieurs semaines (huit semaines environ pour les jambons). Cette opération une fois terminée, on suspend les jambons, le lard, les saucisses au plafond de la grande chambre à une sorte de claie en bois. Certains villages remplacent ce séchage naturel par un fumage : des chambres sont alors aménagées où l'on fait brûler du bois que l'on couvre de sciure pour produire une fumée épaisse. Ces viandes, à l'opposé de celles qui sont distribuées ou consommées aussitôt, peuvent attendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sans se corrompre : un jambon salé pouvait aisément se conserver jusqu'à l'arrachage des pommes de terre (fin août) ; d'ailleurs, Joseph Cressot mentionne dans le petit déjeuner que font les hommes qui ont participé à la tuerie du cochon, la « collaboration du défunt du matin et de celui de l'an dernier : l'un a donné le petit salé, l'autre le gros os de sa poitrine et sa rate ».

Dans la région messine, d'après Westphalen, le petit salé pouvait se conserver jusqu'au mois de mai ; bien plus, on avait l'habitude autrefois de garder, du porc tué pour Noël, la partie charnue contenant l'épaule de la bête. Cette pièce, enfermée dans une vessie, était ensuite suspendue dans la cheminée pour y être légèrement fumée. Elle était conservée jusqu'aux Rois, au Mardi gras ou à Pâques, mais « c'était surtout au Mardi gras que ce morceau était mis au pot et mangé avec des légumes ». Il était appelé « la part du loup » et donnait lieu à une petite cérémonie : « A la fin du repas (du Mardi gras) le plus jeune garçon de la famille, tenant en main la « palette » (l'os de l'épaule), montait sur le toit de l'habitation et, de là, il la lançait au loin sur le sol en prononçant cette sorte d'invocation :

Tiens loup, voilà ta part
Tu n'en auras pas avant Pâques.
Que les blés, les orges, les avoines et les vignes de cette année
Produisent aussi bien en graines que ma panse est bien saoulée.

Faculté bien étonnante qu'a cette chair de pouvoir relier Noël au cycle du Carnaval ! Et le procédé de conservation qui permet cette gageure n'est pas nouveau : du temps de l'occupation romaine, la Gaule Belgique (c'est-à-dire la Belgique, les Ardennes et la Lorraine actuelles) était déjà réputée pour ses salaisons. Mais il y a plus, les mythologies celte et germanique ont donné une place particulière au cochon au côté de certains de leurs dieux.

 

Le porc et la mythologie

D'abord dans nos régions : un Mercure gaulois a été découvert à Langres (Haute-Marne) et laisse perplexe les amateurs d'archéologie; il est, en effet, qualifié de Deo Mercur(io) Mocco, or Mocco, Moccus, c'est le porc...

Dans une légende irlandaise, c'est Pryderi, fils de Penn Annwun (celui qui commande le monde inférieur), qui introduit le porc originaire des Enfers dans le pays de Galles ; et chez les anciens Germains, le caractère sacré du porc est encore plus précis. Derolez écrit à propos du dieu Freyr : « II paraît avoir été surtout honoré au milieu de l'hiver, notamment au temps du « Jul » qui devint plus tard l'équivalent de Noël (...). La Saga de Hervôr donne la description suivante de pareil sacrifice : le roi Heidrek offrit un sacrifice à Freyr ; il voulut offrir à Freyr le plus gros verrat que l'on pût trouver. Cet animal était tenu pour si sacré qu'en toutes circonstances importantes on devait jurer sur ses soies. »

On pourrait continuer cet inventaire de l'Antiquité qui nous conforte dans l'idée qu'animal alimentaire s'il en est, le porc a conservé probablement à travers les âges, un symbolisme, devenu obscur aujourd'hui, d'animal chtonien, venu des « enfers »... Mais cela nous prouve qu'il est aussi le sacrifié de l'hiver dans les mythes anciens comme dans la réalité traditionnelle de nos campagnes. Il est encore, et le fait est d'importance, à la fois l'objet d'échanges d'aliments au sein de la communauté villageoise, et le lien entre deux cycles saisonniers grâce à ses propriétés de conservation.

C. Méchin

Source : Saint-Nicolas, Fêtes et traditions populaires d’hier et d’aujourd’hui - 1978

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