DECRYPTAGE La Fed entend relancer la croissance de l'économie des Etats-Unis en créant des milliards de dollars. La fin justifie les moyens...
Ben Bernanke serait-il le faiseur d'argent le plus intelligent de la planète? Le président de la Réserve fédérale américaine est en effet le père du quantitative easing (QE, à prononcer kiou-ee). Une politique qui consiste à faire tourner la planche à billets de l'institut d'émission pour racheter la dette des Etats-Unis. Les sommes en jeu sont vertigineuses: en 2011, alors que le pays a émis pour environ 1.200 milliards de dollars de T-Bonds (les bons du Trésor américains), la Fed en a racheté pour environ 800 milliards! Autrement dit, l'équivalent des deux tiers des émissions américaines destinées à financer le déficit des Etats-Unis a été placé l'an dernier auprès de la banque centrale...
Impensable en Europe
Du coup, au 29 décembre dernier, la Fed avait dans ses coffres 1.575 milliards de dollars de bons du Trésor. A la même date, pour la zone euro - une économie parfaitement comparable, et tout aussi endettée, que celle des Etats-Unis -, la Banque centrale européenne n'inscrivait dans son bilan que 213 milliards d'euros de titres de dettes souveraines. Soit, avec la correction monétaire, six fois moins. Et ces actifs sont si controversés de ce côté-ci de l'Atlantique que la BCE n'en rachète qu'à un rythme de tortue: à peine 1 milliard d'euros par semaine.
Mario Draghi, le président de la BCE, n'a d'ailleurs pas donné le sentiment de pousser les Allemands à infléchir leur position sur ce sujet: l'hyperinfl ation, fatale à la République de Weimar en 1933, a créé un traumatisme tel que ce genre d'opérations est impossible à répliquer dans une zone à qui l'Allemagne donne le la.
Pendant que les Européens se tapent la tête contre les murs avec les limites imposées à leur banque centrale, la Réserve fédérale s'est lancée, depuis 2008, dans une orgie de rachats de titres, avec l'objectif de relancer l'économie. Les Américains appellent cela du quantitative easing, que Patrick Artus, directeur de la recherche à Natixis, définit ainsi: "Il s'agit simplement d'un transfert de propriété qui ne change pas la solvabilité de l'Etat mais facilite le financement de sa dette. Si celle-ci n'est donc pas annulée, ses intérêts sont payés." Ce qui a contribué d'ailleurs aux confortables profits (77 milliards de dollars) que la Fed vient de publier pour son exercice 2011... reversés immédiatement au Trésor. Ce transfert de la dette est l'arme la plus connue du QE. Mais il y en a d'autres, en particulier l'achat de titres liés aux emprunts immobiliers: 848 milliards de dollars de titres de dette immobilière ont ainsi rejoint les T-Bonds dans les caves de Washington.
Mais il ne faut pas confondre le quantitative easing avec le credit easing des premiers mois de la crise, quand la Fed a déployé toute son artillerie pour empêcher un blocage généralisé du crédit. Le credit easing est un camion de pompiers arrivé sur les lieux pour éviter que le feu de broussailles ne se transforme en incendie de forêt ; le quantitative easing, lui, ne se commande pas en appelant le 18. Les plus sceptiques appellent cela de l'"helicopter money", au désespoir des économistes Scott Fullwiler et Randall Wray: "Certains ont comparé le QE à un largage de dollars depuis un hélicoptère, mais ce n'est pas ce qui se produit, récusent-ils. Les critiques qui s'inquiètent d'un danger d'inflation se trompent.
Les actions de la Fed se bornent à remplacer des titres du Trésor par des réserves." L'objectif de la Fed, en rachetant les bons du Trésor auprès des banques et des particuliers, est d'accroître les réserves excédentaires des établissements (les incitant à prêter) et les disponibilités en cash des consommateurs (les incitant à dépenser). Tordu? Il est plus simple, pour la Fed, de faire baisser les taux d'intérêt à court terme. Mais lorsque ceux-ci deviennent quasiment nuls, le QE offre à la Fed un autre moyen de lutter contre une panne généralisée de l'économie.
C'est l'argument qu'avait défendu Ben Bernanke à propos du Japon, bien avant que George W. Bush ne le nomme président de la Réserve fédérale. Et c'est ce qu'il a fait avec le QE 1. Début 2009, la Fed s'est lancée dans une razzia sur les bons du Trésor et les titres adossés à l'immobilier. En mars 2010, la Fed avait déjà raflé le cinquième du stock de ces titres sur le marché.
Les différents QE ont-ils réussi? Au vu des bons chiffres récents de l'économie américaine, Patrick Artus est formel: "Cela a marché. Mais avec une particularité très américaine: aux Etats-Unis, les consommateurs achètent de la dette. Et la valeur de ces T-Bonds évolue avec les taux d'intérêt. Comme ceux-ci ont baissé, la valeur des obligations a augmenté mécaniquement de 15% (au bénéfice de leurs détenteurs) au moment où la Fed les a rachetés. C'est donc autant de cash en plus réinjecté dans l'économie." A l'inverse, un grand banquier français, élevé au lait du Trésor, est plus critique: "Il y avait une règle écrite dans les statuts de la Banque de France: la banque centrale n'est pas faite pour acheter de la dette du pays. Car, après, où est la limite?"
Retour de l'inflation
Le QE a en effet connu aux Etats-Unis sa contrepartie classique: l'inflation a été stimulée par un tel afflux de billets verts (autour de 4% pour les douze derniers mois, deux fois plus que l'objectif que se donne la Fed)! D'ailleurs outre-Atlantique, si Bernanke n'a pas d'états d'âme, les différents QE ont suscité de nombreuses critiques. D'abord, la Fed n'a pas atteint l'un de ses objectifs centraux: inciter les banques à prêter davantage. Ensuite, ses interventions répétées sur le marché des titres immobiliers représentent, pour beaucoup, un activisme qui dépasse largement le rôle d'une banque centrale. De façon générale, la Fed est devenue une sorte de Samu politique: elle vole au secours de Wall Street quand la faillite menace, elle sauve l'immobilier quand la Maison-Blanche est incapable de sortir le logement de la crise, elle tente de relancer l'économie quand le Congrès refuse toute relance budgétaire... Pour une institution opaque, aux responsables non élus, à la tête d'un bilan de 2.800 milliards de dollars, c'est un peu inquiétant.
Par Philippe Boulet-Gercourt
http://www.challenges.fr/finance-et-marche/20120119.CHA9252/comment-les-etats-unis-font-chauffer-leur-planche-a-billets.html