or dollar

 

La Federal Reserve et Fort Knox, respectivement créés en 1913 et en 1936, constituent les deux pôles emblématiques de la puissance monétaire des États-Unis. Dans le monde entier, l’association du billet vert et du métal jaune suscite fascination et répulsion. Pour en comprendre les fondements, il est nécessaire de revenir sur l’histoire mouvementée de la monnaie américaine où se mêlent puissance, économie et politique.

Arnaud Manas, docteur en histoire. Auteur de L’Or de la guerre froide, Le Cerf, 2022.

 

Les origines du dollar entre Thaler et Piastre

Né en 1792, quelques années après la guerre d’indépendance, le dollar est issu d’un croisement germano-hispanique[1]. Du côté allemand, il a hérité son nom « dollar » qui est une déformation de « thaler », la monnaie d’argent d’Europe centrale. Du côté espagnol, il a hérité des caractéristiques de la piastre espagnole (real de huit) frappée avec l’argent du Nouveau Monde qui eut cours légal lors de la création des États-Unis. Le symbole du dollar ($) dérive selon toute vraisemblance de celui de la piastre et de son abréviation comptable « PS ». Au fil des années, les deux lettres ont fusionné et la boucle du P a disparu devenant un S barré (cf. fig. 1).

 

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Évolution du symbole du dollar.

 

Pendant tout le XIXe siècle, les États-Unis connurent des soubresauts monétaires et l’opposition entre les partisans d’une monnaie métallique « solide » et ceux d’une monnaie de papier « souple ». Le président Andrew Jackson (1828-1836), par défiance envers l’establishment financier, abrogea toute réglementation et ouvrit l’ère des banques sauvages (wildcat banks). Durant cette période d’anarchie monétaire, plus de 1 200 types différents de billets en dollars coexistèrent. En 1834, la valeur du dollar fut aussi fixée à 20,67 $ l’once troy d’or fin (1 once troy = 31,1034768 g) par Jackson.

La découverte en 1848 des riches filons aurifères de Californie et leur exploitation industrielle par le colonel Sutter donna le signal de la ruée vers l’or[2]. Les États-Unis devinrent ainsi le premier producteur mondial d’or. À partir du milieu du XIXe siècle, l’influence du dollar devint internationale comme le notait un économiste contemporain : « L’or californien, avant de se répandre sur l’ancien monde, fait étape aux États-Unis. Nous le recevons sous la forme d’aigles et de doubles aigles [cf. fig. 2], frappé à l’effigie de cette république conquérante[3]. »

 

L’opposition entre les greenbacks et les gold bugs

Pour financer la guerre de Sécession, les nordistes et les sudistes recoururent à la planche à billets. Les Yankees, sous l’autorité du président Lincoln, utilisaient de l’encre verte pour imprimer le verso de leurs billets surnommés les greenbacks. Les confédérés sudistes utilisaient une encre grise au verso pour leurs greybacks. La victoire du nord réduisit à néant la valeur des greybacks et assura le succès du billet vert. La découverte du très riche gisement d’argent de Comstock Lode dans le Nevada suscita l’opposition des producteurs d’or.

Les partisans de l’argent abondant – les Silverites – étaient favorables à une politique souple d’émission des billets verts convertibles dans ce métal. À l’opposé, les producteurs d’or et les banquiers de la côte est militaient pour l’étalon-or. Les partisans de l’étalon-or – les gold bugs – firent voter en 1873 la fin de la frappe libre de l’argent et la convertibilité en or du billet vert (1879).

Pour les Silverites, le « crime de 1873 » resta impardonnable et un enjeu politique majeur. Leur représentant William J. Bryan qui refusait que « l’humanité soit crucifiée sur une croix d’or » se présenta aux élections présidentielles de 1896 et 1900 soutenu par les populistes et les démocrates. Bien que battu à deux reprises par le républicain McKinley qui confirma l’étalon-or, la polémique ne cessa pas.

Ainsi Le magicien d’Oz est souvent interprété comme une allégorie monétaire de ce combat[4]. Dans ce livre écrit en 1900 et porté au cinéma en 1939, Dorothée, une jeune orpheline du Kansas, est emportée avec son chien Toto par une tornade au pays d’Oz. En atterrissant au pays de l’Est, elle écrase accidentellement la méchante sorcière qui en asservissait les habitants. Munie des souliers d’argent de la sorcière, elle emprunte la route de briques jaunes pour rejoindre la cité émeraude du magicien d’Oz afin de demander son aide pour retourner au Kansas. En chemin, elle rencontre un épouvantail, un homme de fer-blanc et un lion peureux. Après de nombreuses aventures, elle découvre que le magicien d’Oz de la cité d’émeraude n’est qu’un imposteur et qu’elle détenait depuis le début le pouvoir de revenir chez elle grâce aux souliers d’argent. Dans l’interprétation monétaire classiquement reconnue, la sorcière de l’Est représente les capitalistes de la côte est alors que l’épouvantail, l’homme de fer-blanc et le lion peureux sont les fermiers, les ouvriers et William J. Bryan. La route de briques jaunes est le chemin pavé de lingots (l’étalon-or) qui ne mène qu’à la cité du billet vert (Washington) dirigée par un imposteur alors que les souliers d’argent (l’étalon-argent) conduisent au pays réel…

La Banque centrale des États-Unis, la Federal Reserve, fut créée en 1913 et mit en circulation ses propres billets en dollars. Ces derniers, qui s’inspiraient des anciens greenbacks, avaient une structure et une taille identique. Ils représentaient au recto un grand homme d’État américain (Washington, Jefferson, Lincoln, Hamilton, Jackson, Grant et Benjamin Franklin) dont le portrait était imprimé à l’encre noire et au verso un bâtiment connu (Maison-Blanche, Lincoln Memorial…) imprimé à l’encre verte.

La Première Guerre mondiale accentua la montée en puissance des États-Unis qui auparavant étaient importateurs de capitaux européens. Les Américains devinrent les créanciers de l’Angleterre et de la France. Ce renversement des flux financiers s’accompagna du déclin des monnaies européennes. Dès le milieu des années 1920, le dollar supplanta la livre sterling[5] comme première monnaie de réserve mondiale.

 

Roosevelt, la Grande Dépression et la création de Fort Knox

La crise de 1929, dont les effets furent amplifiés par la politique monétaire inadaptée de la Federal Reserve, déboucha sur la Grande Dépression des années 1930. En 1933, quelques mois après son entrée en fonction, le président Roosevelt, pour relancer l’économie, mit fin à l’étalon-or :

« La solidité du système économique d’une nation est un facteur plus important de son bien-être que le prix de sa monnaie en devises d’autres pays… C’est pourquoi les vieux fétiches des prétendus banquiers internationaux sont peu à peu remplacés par des monnaies nationales dans le but de donner à ces monnaies un pouvoir d’achat qui ne varie pas beaucoup en termes de produits et de besoins dans la civilisation moderne. Je dirai franchement que les États-Unis recherchent le dollar qui dans une génération aura le même pouvoir d’achat et de remboursement de dettes que celui que nous essayons d’atteindre dans l’immédiat. Cet objectif est plus important pour le bien-être des nations qu’un taux de change fixe pour un mois ou deux par rapport au sterling ou au franc. »

L’Emergency Banking Act du 9 mars 1933 supprima l’équivalence d’un once d’or troy pour 20,67 $ et laissa le dollar flotter par rapport à l’or. Moins d’un mois plus tard, par décret présidentiel[6] du 5 avril 1933, Roosevelt interdit aux Américains de détenir de l’or et les obligea à l’échanger avant le mois suivant contre les billets de la Fed sous peine de 10 000 $ d’amende et de dix ans de prison. Le 30 janvier 1934, le dollar fut officiellement dévalué de 40 % avec un prix d’achat de l’or fixé à 35 dollars l’once[7].

En 1935, Roosevelt fit redessiner le billet de un dollar pour y faire figurer le grand sceau des États-Unis. Ce sceau très symbolique, conçu en 1782, représente l’aigle américain tenant dans sa serre droite une branche d’olivier symbole de paix et dans sa serre gauche 13 flèches représentant la guerre et les États américains fondateurs. Il est surmonté de 13 étoiles et de la devise « E Pluribus Unum » (De plusieurs, Un). Une pyramide inachevée, symbole de la construction inaccomplie du pays, est aussi représentée. Elle comporte 13 rangées de pierre et MDCCLXXVI (1776), date de la déclaration d’indépendance américaine ainsi qu’une bannière sur laquelle est inscrit le vers de Virgile « Novus Ordo Seclorum » (le nouvel ordre des siècles). Au-dessus, l’œil omniscient de la Providence, représenté par un œil dans un triangle est accompagné de la devise virgilienne « Annuit Coeptis » (Il favorise notre entreprise). Les modifications voulues par Roosevelt sont une allusion directe à son New Deal et ont été postérieurement réinterprétées dans une optique complotiste.

Roosevelt transféra aussi la propriété de l’or de la Federal Reserve au Trésor américain qui décida de construire un dépôt de stockage centralisé, l’US Gold Depository. Pour des raisons de sûreté, son emplacement fut choisi loin des côtes atlantiques et pacifiques (à 1 000 km de la côte est et à plus de 3 000 de la côte ouest) qui étaient jugées vulnérables à une attaque ennemie. De plus, il était protégé par les obstacles naturels des Appalaches et des Rocheuses [8], était placé au centre du vaste camp militaire de Fort Knox, dans le Kentucky. Achevés en 1936, les premiers transferts d’or commencèrent dès janvier 1937. L’augmentation des réserves américaines furent aussi favorisée par trois autres facteurs. D’abord, la réévaluation du prix de l’or à 35 $ l’once permettait aux producteurs de rouvrir leurs mines moins rentables et de vendre leur or au Trésor américain. Ensuite, avec la dévaluation du dollar, les exportations américaines devenaient plus compétitives, améliorant la balance des paiements et les entrées d’or. Enfin, le réarmement de la France et de la Grande-Bretagne, induit par les menaces de l’Allemagne nazie, entraînait le transfert des stocks d’or pour acheter des matières premières et de l’armement. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le stock d’or américain de Fort Knox atteignait presque 20 000 tonnes, très loin devant tous les autres pays.

 

Bretton Woods ou le dollar as good as gold

La conférence de Bretton Woods, dans le New Hampshire, organisée par Roosevelt au cours de l’été 1944, a mis en place les bases du système monétaire international de l’après-guerre en consacrant l’hégémonie des États-Unis. Le Trésor américain et le dollar en constituent la clé de voûte : les monnaies sont définies par des taux de change fixes par rapport à l’or ou au dollar. Le Trésor américain assure la convertibilité illimitée du dollar en or à la parité intangible de 35 $ l’once. Le dollar devint as good as gold et l’or de Fort Knox garantit le bon fonctionnement du système.

En 1955, le Congrès américain vota une loi pour que la devise « In God We Trust » soit présente sur tous les billets. Le dollar est alors au sommet de sa puissance. À cette époque, les pays européens, et notamment la France, qui ont réussi à reconstruire leurs économies dévastées par la guerre se mirent à accumuler des dollars grâce à leurs excédents de leurs balances des paiements.

Aux États-Unis et en France, les économistes Robert Triffin (Gold and the dollar crisis, Yale, 1960) et Jacques Rueff (Le lancinant problème de la balance des paiements, Payot, 1965) s’alarmèrent de la situation, voyant de façon concomitante l’augmentation des avoirs européens en dollars et la stagnation voire la diminution des réserves en or de Fort Knox. Cette situation, qui constituait l’un des deux cauchemars du président Kennedy [9] – l’autre était la menace nucléaire –, fut âprement combattue par les Américains. Kennedy et le Trésor américain firent pression sur la France pour qu’elle ne convertisse pas ses dollars en or.

 

De Gaulle contre l’exorbitant privilège du dollar

Ces pressions américaines furent de moins en moins supportées par la France. L’hégémonie du dollar au sein du Système monétaire international (SMI) faisait depuis longtemps l’objet de controverses. Dans les années 1960, Valéry Giscard d’Estaing dénonçait un « privilège exorbitant » lié à l’émission de la monnaie globale dominante. Les Français menaient le combat pour un rééquilibrage du SMI autour d’un plus grand multilatéralisme.

Au début de l’année 1965, le général de Gaulle, exaspéré par l’attitude non coopérative des Américains, décida de faire convertir en or les dollars des réserves de change et critiqua le dollar :

« La convention qui attribue au dollar une valeur transcendante comme monnaie internationale ne repose plus sur sa base initiale, savoir la possession par l’Amérique de la plus grande partie de l’or du monde. Mais, en outre, le fait que de nombreux États acceptent, par principe, des dollars au même titre que de l’or pour compenser, le cas échéant, les déficits que présente à leur profit la balance américaine des paiements amène les États-Unis à s’endetter gratuitement vis-à-vis de l’étranger. En effet, ce qu’ils lui doivent, ils le lui paient, tout au moins en partie, avec des dollars qu’il ne tient qu’à eux d’émettre, au lieu de les leur payer totalement avec de l’or, dont la valeur est réelle, qu’on ne possède que pour l’avoir gagné et qu’on ne peut transférer à d’autres sans risque et sans sacrifice. Cette facilité unilatérale qui est attribuée à l’Amérique contribue à faire s’estomper l’idée que le dollar est un signe impartial et international des échanges, alors qu’il est un moyen de crédit approprié à un État[10]. »

Les réserves de Fort Knox continuèrent à baisser et la confiance dans le système de Bretton Woods s’éroda. En 1971, la situation américaine continua à se détériorer tant au Viêt-Nam que sur le plan monétaire. Les réserves passèrent au-dessous des 10 000 tonnes. Le nouveau président Nixon se résolut à donner le coup de grâce au dollar as good as gold le 15 août. Il annonça la fin de la convertibilité or du dollar. Avec la « fermeture du guichet » disparut la parité de 35 $ l’once.

L’or perdit son rôle monétaire et devint une matière première (presque) ordinaire. Cette décision prise sans aucune concertation avec les Européens plongea le monde entier dans l’incertitude des changes flottants. Lors du G10 de Rome, quelques mois plus tard, le secrétaire au Trésor américain John Connally commenta cyniquement la situation à ses homologues européens, par la formule lapidaire « le dollar : notre monnaie votre problème ». En 1974, l’interdiction édictée par Roosevelt pour les Américains de détenir de l’or fut abrogée par le président Gerald Ford. Le lien entre l’or et le dollar prit fin. Pendant les années 1970, l’inflation s’installa faisant s’envoler les cours de l’or. Les politiques de maîtrise de l’inflation des années 1980 débouchèrent sur la « grande modération » qui entraîna une désaffection marquée pour l’or dont le prix baissait.

Après cette période de discrédit qui a aussi coïncidé avec la fin de la guerre froide, les tensions internationales et la crise financière de 2008 ont rendu au métal jaune son rôle de valeur refuge. L’arrivée des nouveaux cryptoactifs (bitcoins…), dont la création échappe aux États, a remis d’actualité les anciennes controverses sur le lien entre l’or et le dollar. Ce dernier vaut aujourd’hui cinquante fois le prix historique de Bretton Woods. Rarement, la volatilité entre billet vert et métal jaune n’a été aussi élevée et leur évolution commune incertaine…

ARNAUD MANAS

Notes :

[1] Le dollar fut créé et défini par le Coinage Act du 2 avril 1792.

[2] Suivie ensuite par les ruées vers l’or des Black Hills (Dakota du Sud) et d’Alaska.

[3] Léon Faucher, « De la production et de la démonétisation de l’or », Revue des Deux Mondes, Nouvelle période, tome 15, 1852, p. 708-760.

[4] Hugh Rockoff, « The “Wizard of Oz” as a Monetary Allegory », Journal of Political Economy, vol. 98, no 4,‎ août 1990, p. 739-760. Francois R. Velde, « Following the Yellow Brick Road: How the United States Adopted the Gold Standard», Economic Perspectives, 26 (2), 2002. 2002.

[5] Barry Eichengreen, Marc Flandreau, « The rise and fall of the dollar (or when did the dollar replace sterling as the leading reserve currency ?) »,European Review of Economic History, 2009, 13 (3), p. 377-411.

[6] Executive Order 6102.

[7] Gold Reserve Act du 30 janvier 1934.

[8] New York Times, « Treasury to Build a Gold Vault at an Army Post in Kentucky », 29 juin 1935.

[9] Arnaud Manas, L’Or de la guerre froide, Cerf, 2022.

[10] Charles de Gaulle, Discours et Messages, Plon, 1970, p. 330-334.

Source : Site de la revue Conflits

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