Une différence dans le rôle et les aptitudes des diverses races est reconnue dans le Shivaïsme pour les hommes comme pour les animaux. L'homme n'a pas une origine unique. Il existe quatre races d'hommes de souche distincte. Cette notion, longtemps niée par les Occidentaux pour des raisons surtout bibliques (le mythe d'Adam et d'Eve), tend à être envisagée aujourd'hui par certains anthropologues. La diversité des espèces et des races est un aspect essentiel de l'harmonie de la création. Les restrictions concernant les mariages interraciaux permettent d'éviter l'abâtardissement des espèces, de maintenir chacune dans sa noblesse et sa beauté. Le système des castes a pour but de permettre la coexistence de races différentes dans une même société en assurant à chaque groupe social une profession réservée et des privilèges distincts. Il a fait partie de l'organisation sociale du Shivaïsme ancien.
D'après Hésiode, l'évolution de l'homme passe par quatre étapes, qui correspondent aux quatre races des Hindous. Ces quatre étapes sont symbolisées par quatre couleurs : blanc, rouge, jaune et noir. Les quatre races d'hommes qui y correspondent jouent successivement un rôle prédominant dans les divers âges que traverse l'humanité. Le sage, de couleur blanche, était l'homme de l'Age d'Or, le Krita Yuga. Puis apparut l'homme guerrier de couleur rouge dans l'Âge des Rites ou Âge d'Argent, le Tréta Yuga. L'homme jaune, cultivateur et commerçant, est celui de l’Âge d'Incertitude, l'Âge de Bronze ou Dvâpara Yuga. Finalement c'est l'homme noir, artisan et ouvrier, qui domine dans l'Âge des Conflits, l'Age de Fer ou Kali Yuga. Dans les sociétés qui ne sont pas multiraciales, les castes ont tendance à se rétablir sur des bases d'aptitudes, car elles sont un aspect essentiel de toute société.
Nous connaissons mal le système social des Egyptiens et des Crétois. Selon Hérodote (chap. 2, 164-168), les Égyptiens reconnaissaient sept castes professionnelles : celles des prêtres, des guerriers, des vachers, des porchers, des commerçants, des interprètes et des bateliers. Aristote remarque que le système des castes crétois était similaire à celui de l'Egypte. Il en attribue l'origine à Sésastris en Egypte et à Minos en Crète.
Nous retrouvons dans toutes les traditions cette division de l'humanité selon des fonctions et des capacités. Chez les Celtes, les druides sont des prêtres et juristes : l'aristocratie militaire, le flaith, représente le pouvoir ; le bo-airig (possesseurs de vaches) forme la classe agricole. L'attribution d'un rôle social particulier à des races d'origines différentes ne semble pas particulière à l'Inde et reste en tout cas une tendance latente dans toutes les sociétés.
L'humanité ne trouve l'équilibre et le bonheur que lorsque les quatre groupes humains qui sont à la base des quatre castes sont en harmonie. Cela seul permet d'éviter les quatre tyrannies dont parle Manu, le grand législateur, et qui sont la tyrannie des prêtres, celle des guerriers, celle des marchands et celle de la classe ouvrière qui sont également néfastes et se succèdent indéfiniment jusqu'à ce qu'un équilibre social soit rétabli.
Il n'est pas nécessaire d'aller en Inde pour observer ce cycle inéluctable, l'Europe, dans le passé récent, a connu la prise du pouvoir par l'Église, puis par l'aristocratie suivie de la bourgeoisie capitaliste, et enfin la dictature du prolétariat. Aucune de ces formules n'est stable ni efficace. Elles aboutissent inévitablement à la tyrannie et à l'injustice. Seule une reconnaissance des quatre groupes essentiels à toute société et leur attribution de droits et de privilèges distincts peut permettre une organisation sociale stable et juste. C'est une organisation de ce genre, le système des castes, qui a permis à l'Inde, malgré les invasions et les guerres, de maintenir une civilisation ininterrompue depuis l'Antiquité. Le Moyen Âge européen avait tenté d'établir une organisation de ce genre. Ce fut l'Église, avec l'Inquisition qui rompit l'équilibre.
L'homme, né dans une catégorie donnée, correspondant à des aptitudes particulières, doit s'employer à se réaliser pleinement dans le cadre de la profession familiale. L'ambitieux qui veut occuper des fonctions pour lesquelles il n'est pas qualifié mène au désordre social. Le mélange des races produit des individus bâtards qui défigurent l'harmonie, la beauté de la création, qu'il s'agisse des animaux ou des hommes, car ils ne possèdent plus les vertus qui caractérisent chacune des races. Nous le savons pour les animaux, mais nous prétendons l'ignorer pour les hommes. Des animaux de pure race ont un caractère défini que n'ont pas les bâtards. Un chien de berger n'est pas un chien de chasse. On ne fait pas un chevalier avec un commerçant.
C'est sur le plan des réalisations spirituelles, du progrès de l'être humain, des rites et des pratiques religieuses et magiques que le Shivaïsme ne connaît pas de différences entre les hommes. Son enseignement est ouvert à tous, ce que lui reprochent véhémentement les textes du Védisme aryen. En fait, les plus hautes réalisations spirituelles sont considérées comme plus aisées pour les humbles que pour les puissants. Dans le Kali Yuga, les plus favorisés sont les artisans et les femmes, car leurs devoirs sociaux, leurs responsabilités sont plus limités que ceux des prêtres ou des princes. Le détachement, l'abandon des tâches quotidiennes n'implique pas un manquement à des devoirs importants. Il est plus facile au pauvre qu'au riche de suivre la voie du bacchant, de se rapprocher du divin, de s'identifier à Shiva, le dieu errant, d'entrer dans le royaume du dieu.
Ce sont les différences entre les hommes, leur inégalité qui sont la source de tout progrès, de toute civilisation. L'identité dans les aptitudes des diverses races et une fiction. Cela ne veut pas dire que chaque race collectivement ne possède pas des aptitudes que n'ont pas les autres. Il en est de même pour les individus à l'intérieur de chaque groupe. Le véritable problème social est celui de donner à chacun le maximum de chances de se développer selon ses tendances, ses capacités, ses besoins.
Certaines idées ne sont vraies que sur un plan et ne sont pas applicables sur un autre. C'est là que les slogans simplistes aboutissent à des absurdités. L'exemple classique des grammairiens indiens est comme suit : « Devant les dieux tous les êtres sont égaux, donc ma mère, ma femme et ma fille sont égales, je puis donc coucher avec l’une comme avec l'autre. » Les théories soi-disant égalitaires et démocratiques de notre temps aboutissent inévitablement à un nivellement qui est une frustration, une sorte d'esclavage pour tous. La liberté, c'est le droit d'être différent. Le fait que les pouvoirs ou les privilèges soient mal répartis est une chose à laquelle on peut remédier, un égalitarisme qui n'est qu'une abstraction en est une autre. Il n'aboutit qu'à l'élimination des plus faibles, mais aussi souvent des plus doués, de ceux qui créent les valeurs, la raison d'être d'une culture. La répression des ces intellectuels, mais aussi des hommes qui, par leur talent, ont su arriver au succès, à la fortune, est une caractéristique des pays dits « socialistes ».
Toute énergie électrique ou dynamique est fondée sur des différences de potentiel. C'est aussi le cas de toute activité, de toute vie. « Le nivellement est la mort », disent les Tantras. L'eau, principe féminin qui tend toujours à se niveler, à s'immobiliser, est l'image d'un principe négatif. Le feu, par contre, qui tend à monter et à détruire, est un symbole de vie, d'énergie.
Sources : Alain DANIELOU - Shiva et Dionysos - Editions Fayard 1979