On y va. Tout doucement, à bas bruit, dans l’indifférence générale ou dans l’enthousiasme de quelques-uns, mais on y va. À la guerre. À la guerre mondiale qui sera nucléaire, forcément nucléaire.
On savait que nous allions mal et on se préparait, qui au chaos racial, qui à l’effondrement économique, probablement aux deux en même temps. Mais on ne la voyait pas venir, la guerre, la vraie, la nucléaire. On la croyait appartenir au passé révolu de la Guerre Froide après la disparition de l’URSS. Et la voilà de retour, planant au-dessus de nos têtes comme un vautour hésitant.
C’est décidé, notre Sarajevo sera peut-être syrien et de nouveaux somnambules nous entrainent vers le gouffre.
L’oligarchie occidentale a perdu la partie en Syrie mais elle ne l’accepte pas. Elle veut rejouer le match en augmentant les enchères. Trop d’intérêts sont en jeux. Le pétrole, toujours le pétrole, et le tracé des tubes gaziers. Israël, toujours Israël, et sa volonté d’hégémonie régionale messianique. Le wahhabisme saoudien, toujours lui, et son agenda d’hégémonie sur le monde musulman et peut-être le monde entier. Les pulsions impérialistes néo-ottomanes de la Turquie. L’Iran, trop grand pour être digéré et que l’alliance désormais officielle d’Israël et de l’Arabie saoudite veut briser. La Russie, que la City et Wall Street ont cru écraser deux fois au cours du XXème siècle et que les banquiers ne contrôlent toujours pas. La Russie, justement, qui a profité du théâtre syrien pour faire un retour remarqué dans la cour des Grands. Les États-Unis, cœur de l’Empire capitaliste, qui voient leur prédominance planétaire s’effriter lentement mais inexorablement face à la Chine et qui ne supportent plus le vilain caillou russe dans leurs chaussures. L’Occident, dans son ensemble, craint cette chute car l’Empire existe pour la superclasse occidentale et celle-ci sait son modèle à bout de souffle, pour des raisons financières, énergétiques, écologiques, culturelles.
Conjoncturellement, il se trouve aussi que les principaux dirigeants occidentaux sont sous pression en même temps : Netanyahou est au bord de la case prison suite à une enquête policière pour faits de corruption ; Trump voit une affaire de subornation de témoin de sa vie privée agitée, avec de l’argent possiblement douteux, remettre sur le plateau la question de son impeachment ; May est empêtrée dans sa mauvaise gestion du Brexit dans un pays au bord de l’explosion raciale et régionale ; Merkel paye le prix de l’ouverture inconsidérée des frontières de l’Allemagne, tout en sachant les bases de l’économie allemandes fragiles ; Macron, premier de la classe trop pressé, micro Jupiter intolérant aux moindres résistances, découvre une réalité sociale plus rétive qu’il ne le pensait. Pour tous, s’amoncellent les nuages noirs d’une méga crise financière, auprès de laquelle celle de 2008 aura rétrospectivement l’air d’une plaisanterie. Par comparaison, le président russe Vladimir Poutine apparaît comme un dirigeant solide assuré de sa popularité. Lorsqu’on compare son calme à l’hystérie de May et à la fièvre tweeteuse de Trump, on a aussi l’impression d’avoir affaire au seul adulte de l’histoire.
Pourtant, ces gens, les dirigeants occidentaux, ne sont pas stupides : ils savent bien dans quel engrenage ils sont en train de mettre les mains. Ils ont au moins des assistants informés des réalités géopolitiques et militaires. Ils ont entendu depuis des semaines la Russie prévenir qu’elle ne laisserait plus passer les manipulations des services occidentaux, qu’elle soutiendrait ses alliés injustement attaqués, qu’il était impossible de la désarmer unilatéralement ou de se mettre à l’abri de ses représailles nucléaires, que le monde n’avait pas d’intérêt s’il n’y avait plus de place pour une Russie souveraine.
Visiblement, ils n’y croient pas. Ils ne croient pas à la détermination russe. Ils ne croient pas en l’existence des nouvelles armes russes. Ils ne croient pas à l’impossibilité d’une première frappe nucléaire décapitant les capacités russes de réaction. Pire, ils semblent penser qu’en cas de guerre nucléaire, car une guerre mondiale de ce niveau, répétons-le avec insistance, sera nécessairement nucléaire, ils semblent penser qu’ils passeront sans dommage à travers les bombes et les retombées radioactives. Ils semblent croire que, comme dans un jeu vidéo, il suffira ensuite d’éteindre l’écran pour que la vie continue comme avant. Ces mandataires de la superclasse mondiale ne font pas penser aux dirigeants de l’époque de la Guerre Froide : les Kennedy, Khrouchtchev, Nixon, Brejnev prenaient beaucoup plus de gants avec l’éventualité du feu nucléaire. Ils évitaient de s’invectiver en foulant aux pieds toutes les règles diplomatiques, de tracer des « lignes rouges » à propos de dossiers mineurs qui les auraient liés à une réaction automatique. Les dirigeants occidentaux d’aujourd’hui font davantage penser à ceux de 1914 qui ont précipité leurs peuples dans la guerre avec une inconscience complète du type de guerre qui allait se mener. S’il reste des hommes, après la retombée des poussières radioactives, ce qui n’est pas garanti, y aura-t-il des historiens qui décriront la marche à la guerre de 2018 comme la réédition de celle des « somnambules »[1] de 1914 ?
Un dernier point : lorsqu’on écoute les commentateurs journalistiques de la presse mainstream et les « experts » qu’ils invitent, dans la presse écrite, à la radio ou à la télévision, on est frappé de leur incapacité à percevoir les conséquences de la séquence dans laquelle nous sommes engagés. Ils sont tous dans l’impatience infantile « d’écraser Bachar » et de « botter les fesses de Vladimir ». On veut bien croire que ces dignes représentants de la classe moyenne supérieure qui sert les oligarques n’en a rien à faire du sort des gens ordinaires qui vont subir les conséquences de ces inconséquences-là. Mais, ne peuvent-ils pas comprendre que ce ne sera pas comme en 1914 ou en 1939 quand on pouvait envoyer la seule piétaille vulgaire se faire massacrer ? Lorsque les missiles nucléaires se mettront à voler, ç’en sera fini aussi de leur monde à eux ! Finis les dîners entre happy few, finis les spectacles pour initiés, finis les boîtes de nuit, les orgies, le champagne. En ruines Neuilly, Auteuil, Passy ! Et la plupart d’entre vous, messieurs-dames, seront aussi morts que les autres… Alors, si vous avez encore un peu d’instinct de survie, mesdames et messieurs les journalistes, les éditorialistes, les universitaires de Cour, mettez vos obsessions idéologiques et votre russophobie maladive de côté et criez, avant qu’il ne soit trop tard : HALTE AU FEU !
M.À.J du 14.04.2018
Les cons, ça ose tout disait Audiard, et bien voilà, dans la nuit suivant la rédaction du précédent texte, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont frappé la Syrie.
Les missiles expédiés se sont bien gardés d’approcher les positions russes ou iraniennes : on s’est contenté de frapper des positions de l’État syrien. Frapper de loin, de l’espace international, sur des objectifs limités, c’est, pour les mandataires de l’oligarchie occidentale, une manière de faire un pied de nez aux Russes et de les mettre au défi d’augmenter les enchères. C’est une manière de leur dire : « Vous voyez, vous n’avez pas pu protéger vos alliés et, comme vous n’avez pas été touché, vous n’avez aucun prétexte pour riposter. Vous allez devoir, soit prendre la responsabilité d’un véritable acte de guerre contre nous, soit vous coucher, en grognant si ça vous plait, mais vous coucher tout de même. Et, en vous couchant, vous perdrez tous les bénéfices de votre récent retour au premier plan. Votre état sera touché dans sa crédibilité internationale, comme vous l’êtes déjà par la crise boursière que les tensions ont causée chez vous. Tic-tac, le compte à rebours du changement de régime reprend. »
Nous sommes maintenant « au jour d’après ». Que va-t-il se passer ? L’escalade militaire n’est pas à exclure. L’humiliation calculée de cette nuit qui vient après le montage Skrypal et la mort de plusieurs dizaines de contractors russes il y a quelques semaines sous des bombardements américains en Syrie, peut avoir exaspéré les militaires russes au point d’obliger le Président Poutine à autoriser une riposte cinglante. Maintenant, si on évalue la manière dont les Russes ont conduit leurs affaires ces dernières années, on s’aperçoit qu’ils détestent qu’on leur dicte leur agenda et que leurs ripostes se font rarement sur le terrain où ils sont attendus ni de la manière que leurs adversaires espèrent. À la place des serviteurs des régimes américains, britanniques et français, ce n’est pas forcément le théâtre syrien ou les prochains jours qui devraient nous inquiéter. La riposte sera marquante et douloureuse car les Russes ne peuvent pas laisser passer l’affront, mais elle ne sera sans doute pas immédiate ni nécessairement militaire. Trump, May et Macron vont devoir regarder sous leurs chaises (c’est une image, bien sûr…).
[1] Référence au livre de Christopher Clark et Marie-Anne de Béru, Les Somnambules : Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Champs-Histoire, 2015.