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À l’heure où les États-Unis affrontent la Russie en se servant de l’Ukraine comme champ de bataille et de l’Europe comme monture docile, il serait aujourd’hui utile de rappeler que cette stratégie de la Maison Blanche n’est en rien nouvelle.

Après l’humiliante défaite du Vietnam, le leader du bloc occidental s’est souvent servi de pays interposés pour saigner à blanc ses ennemis, et cela dès la fin des années 1970 jusqu’à nos jours. L’exemple le plus connu est sans aucun doute l’Afghanistan, où la CIA a armé dès juillet 1979 des milices islamistes pour fomenter une guerre civile dont l’instabilité religieuse toucherait le sud de l’URSS. Cette stratégie américaine débouchera six mois plus tard sur l’intervention de l’Armée Rouge et l’enlisement sanglant qui ne prendra fin que dix ans plus tard, avec la chute du mur de Berlin.

Ce que peu de gens savent, c’est que l’Afrique a connu un scénario similaire durant la même période. La stratégie de la guerre hybride ayant porté ses fruits contre l’URSS, la Maison Blanche porta son regard sur la Libye de Kadhafi. Et ce sera le Tchad qui sera le champ de bataille de cette guerre par procuration.

 

La fin de treize ans de guerre civile

En août 1979, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) a pris en main l’encadrement des pourparlers de paix de la crise tchadienne, qui dure depuis plus d’une décennie. Au cours des mois précédents, d’autres tentatives de réconciliation ont échoué, car trop peu de factions politiques y étaient réunies. Sous l’impulsion de la Libye de Kadhafi, qui ne veut pas d’une présence française à sa frontière sud, l’OUA a réussi à réunir à Lagos, capitale nigériane, onze factions politiques. Le 18 août 1979, la conférence est un franc succès. Un gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) a été formé.

1° Le président sera Goukouni Oueddeï, chef de la plus importante faction de l’ancien FROLINAT (Front de Libération Nationale du Tchad) : les Forces armées populaires. Il est le fils d’un important chef religieux des tribus du nord du Tchad et jouit d’un certain prestige auprès d’elles. Depuis la fin des années 1960, il a pris le maquis contre le régime impopulaire, dictatorial et fantoche de François Tombalbaye, inféodé à la France. Alors que la majeure partie de la population tchadienne soutenait les révolutionnaires et que le régime ne contrôlait plus qu’un quart du pays, la France démarra en 1968 l’opération Limousin et déploya 2 000 hommes en trois mois pour réprimer l’insurrection. Quatre frères de Oueddeï ont été tués durant cette période. Les rebelles furent refoulés dans les montagnes du nord du pays, le Tibesti. Divisé, le FROLINAT se scinda en plusieurs factions, et Goukouni prit la tête de l’aile la plus révolutionnaire et anti-impérialiste, le Conseil de commandement des forces armées du nord. Il prôna le socialisme islamique, la démocratie directe et un état unifié et indépendant de l’influence française. En 1976-1977, le mouvement gagna à nouveau en popularité parmi les populations nomades et paysannes. Si bien que la France intervint massivement une seconde fois en 1978 dans l’opération Tacaud pour déjouer la prise de pouvoir des révolutionnaires. Depuis lors, Goukouni devint le leader incontesté de la résistance anti-impérialiste ;

2° le vice-président sera Wadel Abdelkadr Kamougué, un officier de l’armée régulière tchadienne, représentant de l’ancien régime. Jusqu’alors, le régime tchadien postcolonial n’était composé que par des membres de tribus paysannes du sud du pays considéré par la France comme le « Tchad utile ». François Tombalbaye, le dictateur corrompu, conseillé en sous-main par les français, discrimina les deux tiers du pays à cause de ce sentiment tribaliste. Au début des années 1970, l’Élysée finit par comprendre l’ampleur de son impopularité et songea à son renversement. Suite à cela, le dictateur décida vers 1973 de se rapprocher de la Libye de Kadhafi, dont la diplomatie consistait à être en bon termes avec ses voisins directs du Sahel et à les détourner de la France.

Tripoli conclut de juteux contrats avec le Tchad et le Niger dans l’exploitation de l’uranium, que les multinationales françaises se refusèrent à payer à bon prix. Conséquence : les services secrets français orchestrèrent en 1974 et en 1975 le renversement des régimes nigérien et tchadien par des coups d’État militaires. Tombalbaye fut assassiné avec la complicité du chef de sa police politique, un Français… Dans le cas du Tchad, le nouveau régime militaire profrançais dominé par Félix Malloum commença par dénoncer les accords de coopération économique et de bon voisinage signés avec la Libye. Furieux, Kadhafi riposta en annexant définitivement la bande d’Aozou, espace du nord du Tchad « offert » par Tombalbaye en 1972-1973. Le régime de Félix Malloum étant tout aussi impopulaire que le précédent, la rébellion du FROLINAT de Goukouni Oueddeï gagna en popularité.

Furieux de ses défaites militaires face aux révolutionnaires, le général Malloum accusa la Libye d’être derrière le mouvement… En 1978, il appela la France à l’aide. Mais l’intervention de l’OUA et les accords de Lagos l’écartent du jeu. C’est un des anciens dignitaires de son régime, Abdelkadr Kamougué, qui prit sa place ;
3° le titre de ministre de la défense sera attribué à Hissène Habré, chef de la milice des Forces Armées du Nord (FAN). Licencié en droit, diplômé de l’Institut des hautes études d’Outre-Mer, ainsi que de sciences politiques à Paris, ce jeune homme ambitieux rejoint le FROLINAT en 1971 et prit parti pour Goukouni Oueddeï lors de la scission du mouvement en 1972. Les deux se rendirent connus en prenant en otage l’ethnologue Françoise Claustre en 1974 et en faisant juger et fusiller en 1975 le commandant Galopin, un des responsables de la police politique du régime tchadien. En octobre 1976, il rompit avec Goukouni Oueddeï pour fonder son propre mouvement sur lequel il avait un pouvoir total, les Forces Armées du Nord. Il avait d’autres ambitions que la révolution et visa plutôt de hauts postes en politique. Il jugea sans doute que ses projets seraient mieux servis en s’alliant en 1977 avec le régime de Félix Malloum et les services français dans le cadre des accords secrets de Khartoum. Tandis que Goukouni continua de prôner la révolution sociale et se fit aider matériellement par la Libye (comme beaucoup d’autres mouvements de libération sur le continent), Hissène Habré – maintenant Premier ministre de Félix Malloum adopta une ligne de plus en plus réactionnaire, chauviniste et anti-libyenne, basée sur un tribalisme anti-arabe aligné sur les ambitions géopolitiques de l’occident.

 

Hissène Habré déclenche la nouvelle guerre

Le 11 novembre 1979, le gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) se met en place. 11 factions y sont représentées. Goukouni Oueddeï devient le président, Abdelkader Kamougué vice-président, Hissène Habré ministre de la défense et Acyl Ahmat (révolutionnaire du Conseil Démocratique Révolutionnaire, CDR) ministre des affaires étrangères.
Le GUNT est mandaté pour assurer une période de transition de 18 mois, temps nécessaire pour organiser des élections en juin 1981. Le sud restera dirigé par un Comité permanent de l’ancienne armée régulière tchadienne. Les accords de Lagos devaient mettre fin à 14 ans de guerre civile.

À peine l’ancre des accords est sèche que Hissène Habré, le ministre de la défense férocement anti-arabe, ne peut se satisfaire d’un partage du pouvoir. Ses milices des Forces Armées du Nord (FAN) provoquent et attaquent le CDR d’Acyl Ahmat dans différentes parties du Tchad. Ce sont les premières violations des accords de Lagos. Le 20 mars 1980, la guerre entre les FAN et le gouvernement d’union nationale éclate dans la capitale tchadienne, N’Djaména.

La France quant à elle hésite sur l’attitude à adopter face au revers diplomatique des accords de Lagos. À Paris, chacun tire à hue et dia sur la stratégie à adopter : si le ministère de la coopération préfère respecter les accords de Lagos, les services secrets et les diplomates du Quai d’Orsay tendent assurément pour Habré, le voyant comme le retour de l’influence française dans la région. Les médias français, dans leurs reportages, prennent parti pour Hissène Habré. Le Soudan de Nimeiry et l’Égypte de Sadate se mettent à soutenir politiquement, et même matériellement la prise de pouvoir de Habré. La France décide donc de suivre le mouvement.

La force de maintien de la paix de l’OUA fait preuve quant à elle d’une passivité déconcertante face à l’insurrection des FAN. Le 3 avril 1980, elle se retire même du Tchad ! Armé par l’extérieur, Hissène Habré prend le contrôle de la capitale et le GUNT est contraint de se replier vers le nord du pays. L’ingérence occidentale, la dénaturation des accords de Lagos et l’inaction de l’OUA ont provoqué une catastrophe humanitaire: plus de 100.000 réfugiés quittent les zones occupées par Hissène Habré, qui étend son contrôle vers le nord. Le président du gouvernement d’union nationale, Goukouni Oueddeï, qui a tout entrepris pour convaincre l’OUA de s’interposer, n’a alors d’autre choix que de faire appel aux compétences de l’armée libyenne, qui est la seule en mesure de déjouer les manœuvres étrangères.

Le 15 juin 1980, le GUNT signe un accord de défense mutuelle avec la Libye et demande une intervention immédiate. Durant trois mois entiers, l’armée libyenne va entreprendre une prouesse logistique en transférant par voie ferrée et par avion des tonnes de matériel militaire vers sa frontière sud, à plus de 1.100 kilomètres de ses cantonnements habituels.
Le 17 septembre, l’opération libyenne commence. Un corps expéditionnaire de 5.000 soldats bien équipés traverse la frontière par convois blindés. Contrairement à ce que diront les chancelleries occidentales, il n’y a jamais eu « d’invasion » du territoire tchadien par la Libye en cet automne de 1980. La Jamahiriya n’a enfreint aucune loi et a agi sur demande explicite d’un gouvernement légitime. L’opération poursuit plusieurs objectifs : restaurer l’autorité du gouvernement tchadien des accords de Lagos, sécuriser les frontières et former la future armée régulière tchadienne. Au passage, la Libye pourra compter sur un État-ami dans son voisinage direct et démontrer aux puissances occidentales qu’elle est en mesure de faire respecter les décisions de l’OUA.
La reconquête du territoire tchadien est achevée en 77 jours. C’est surtout l’action de l’aviation libyenne qui a permis au GUNT et aux troupes libyennes d’avancer rapidement. La ville nordique de Faya-Largeau est reprise le 9 octobre à l’aide des frappes intensives de l’aviation libyenne : la voie vers la capitale est ouverte. Mais la bataille la plus dure se déroule dans la capitale N’Djaména, reprise après 6 jours de durs combats de rue. 5.000 tchadiens et 2.000 libyens, appuyés par tanks et hélicoptères ont participé à l’affrontement, qui aboutit le 15 décembre 1980 par la reprise totale de la ville. Hissène Habré et ses milices ont fui au Cameroun voisin. Selon des reporters de l’Associated Press, les insurgés ont laissé derrière eux une multitude de charniers à la périphérie de la capitale. Le gouvernement transitoire légitime reprend ses fonctions après que Hissène Habré en ait été exclu.

 

L’OUA revient pour l’occasion

La première phase de l’intervention est une victoire pour Kadhafi, qui a empêché le renversement du GUNT sans que l’armée libyenne n’ait subi trop de pertes. Les ambitions françaises ont été déjouées. Mais la mission libyenne est encore loin d’être finie. La menace pèse toujours sur le Tchad. Les FAN sont réfugiés au Soudan voisin, territoire allié de Washington qui partage 1.300 kilomètres de frontière commune avec le Tchad. Ils ont également des bases-avant dans les montagnes du Guéra, parmi les tribus Hadjaraï qui leur sont favorables et leur fournissent des combattants. Kadhafi se prépare à un engagement de plusieurs mois et les effectifs du corps expéditionnaire libyen montent à 10.000 hommes.
De plus, au début de l’an 1981, un nouveau protagoniste entre en jeu : les États-Unis. Pendant la campagne électorale, Ronald Reagan avait clairement déclaré qu’une de ses priorités en matière de politique africaine serait de contenir Kadhafi et son « mauvais exemple » donné à l’Afrique avec sa lutte contre le néocolonialisme.

La CIA, le Soudan et l’Égypte approvisionnent secrètement Habré en armes et lui font parvenir des sommes considérables d’argent, alors qu’il est à l’origine de la violation des accords de Lagos et des neuf mois de combats fratricides. Les médias sont également au rendez-vous : le documentaire français « Tchad : face à la Libye » contribue à une opération séduction sur la scène internationale pour faire connaître Hissène Habré. Une campagne de propagande visant à le mettre au centre d’une lutte héroïque contre l’envahisseur libyen, tout en omettant les accords de Lagos et la légitimité du GUNT.

Dans la nouvelle phase de la mission libyenne, Tripoli aidera à sécuriser les frontières du Tchad – notamment celles avec le Soudan et le Nigéria, qui manifestent des ambitions régionales – pour achever la maitrise totale du pays par le gouvernement transitoire légitime. Pour l’instant, l’armée tchadienne n’existe pas et le GUNT n’est composé que d’une myriade de milices. La future armée tchadienne devra être organisée, équipée et entraînée par les forces libyennes, de sorte à ce que le Tchad puisse assurer indépendamment la défense de son territoire et que Tripoli puisse envisager un retrait. Mais Kadhafi veut également sceller la coopération tchado-libyenne et favoriser l’unité des pays musulmans d’Afrique. Le 6 janvier 1981, un accord de principe prévoyant la « pleine unité » du Tchad et de la Libye est publié. La machine médiatique occidentale s’enflamme.(1)
L’Hexagone, qui compte effacer son échec au Tchad et empêcher la contagion de la fièvre anticolonialiste au Sahel, ne tarde pas à organiser une réaction. Les services secrets français renforcent, conjointement avec les américains, leur armement des FAN dans leurs bases arrière au Soudan. Dès le 11 janvier, la France renforce ses garnisons militaires dans les pays africains qui lui sont soumis. Elle menace la Libye d’une réaction immédiate si elle venait à « attaquer » un autre de ses pays frontaliers.

 

La rhétorique de « l’invasion libyenne » vient de naître.

Le président Oueddeï réplique avec force et déclare que les forces libyennes sont présentes au Tchad sur demande du gouvernement légitime reconnu par l’OUA, afin de faire respecter les termes des accords de Lagos. En réaction, on le présente comme un « pantin de la Libye ». Douze pays africains signent le 14 janvier la résolution de Lomé qui condamne le projet d’union Libye-Tchad. Le 15 janvier, l’Occident et les pays satellites de la France exigent le retrait total des troupes libyennes du Tchad. La flotte française en Méditerranée est mise en alerte. La flotte de guerre et les avions de reconnaissance américains se rapprochent également des eaux territoriales libyennes du golfe de Syrte. Remarquons tout de même que les pays de l’OUA et l’Occident ont mis davantage de temps à faire respecter les accords de Lagos violés à répétition par Hissène Habré qu’à dénoncer l’intervention libyenne qui avait pour but de les faire respecter ! La Libye a été le seul pays à porter aide au GUNT et à faire respecter les décisions de l’OUA, et la presse occidentale parle d’invasion, d’annexion et même d’occupation.
Si le GUNT et la Libye acceptent finalement de renoncer à une union politique, le retrait prématuré des troupes libyennes pourrait s’avérer dangereux pour la sécurité de la région. Alors qu’une insurrection vient d’être déjouée, le président Oueddeï ne peut pas se passer de l’aide libyenne alors que l’armée régulière tchadienne n’a même pas encore été formée. Le vide créé par un retrait libyen exposera le gouvernement tchadien à une nouvelle offensive des FAN de Hissène Habré, armés et financés en abondance par les États-Unis, la France, le Soudan et l’Égypte.
Le 10 et 11 février 1981, l’OUA adopte une résolution : en échange du retrait total des troupes libyennes, une force interafricaine de maintien de la paix sera envoyée pour colmater les vides et s’interposer au cas où les rebelles venaient à passer à l’attaque. Pensant les propositions malgré tout plus solides qu’elles ne l’étaient avant, le président Oueddeï et son gouvernement l’acceptent. L’armée libyenne se prépare à quitter le pays étape par étape. Le 28 juin 1981, l’OUA réaffirme son soutien au GUNT.(2)
En mai 1981, l’arrivée au pouvoir des socialistes en France est susceptible de changer la donne pour la Libye. Mais la nouvelle administration du président François Mitterrand est divisée : si les services spéciaux continuent de collaborer avec la CIA dans le réarmement de Hissène Habré, le Quai d’Orsay veut stopper l’escalade démarrée contre Kadhafi. Mitterrand débloque d’importants contrats en armes et en pétrole gelés par son prédécesseur de l’Élysée.(3)

 

Une stratégie machiavélique du Pentagone

Au printemps 1981, le compromis semble trouvé et tout le monde y a trouvé son compte, de l’OUA à la Libye en passant par le Tchad et la France.
Mais hélas, la stratégie américaine va faire voler en éclat toute tentative de cohabitation. La prise de fonction de Ronald Reagan marque le retour de la ligne dure américaine. La Libye est devenue un sujet dominant des délibérations secrètes de la CIA. Selon un article de Seymour Hersh, le secrétaire d’État américain Alexander Haig parlait de Kadhafi comme d’un « cancer à éliminer ».(4) Le Washington Post révèle dès juillet 1981 que la CIA a mis en place une opération de désinformation bien calculée pour décrédibiliser Kadhafi et le lier à des attentats terroristes en Europe.(5)
Mais c’est surtout le Tchad qui attire l’attention de la CIA. Pour Washington, le pays est le « Talon d’Achille » de Kadhafi. En effet, la frontière désertique de 1.000 kilomètres que la Libye partage avec ce pays est considérée comme le ventre mou de la Jamahiriya. Les premières garnisons de l’armée libyenne se trouvent à un millier de kilomètres de là. La stratégie consiste concrètement à profiter du retrait libyen et du plan de paix de l’OUA pour renverser le GUNT et remettre en selle Hissène Habré. La suite des évènements sera soumise à deux scénarios qui ne pourront profiter qu’à Washington.

 

Casser la gueule de Kadhafi

Premièrement, la Libye abandonne à son sort le GUNT. Elle prend alors le risque d’avoir des bases secrètes de la CIA à sa frontière sud et à se faire attaquer sur son territoire national sans que son armée ne puisse se déployer à temps. L’accusant à tout va de terrorisme, Washington trouverait sans difficultés un prétexte pour déployer des troupes au Tchad.

En second lieu, la Libye choisit une nouvelle intervention pour soutenir le GUNT. Mais elle fera face à une résistance bien plus organisée et plus farouche. Comme en Afghanistan, la CIA soutiendra le nouveau régime de Hissène Habré par l’envoi continuel d’équipement de pointe, d’instructeurs, de mercenaires et même de troupes au sol. Tripoli s’engagera alors dans un bourbier qui lui sera coûteux en hommes, en matériel et en argent.
Tirer le conflit en longueur poussera Kadhafi à commettre des erreurs, à se méfier de ses alliés et à céder du terrain. Il n’aura d’autre choix que de retirer inconditionnellement ses troupes et perdre sa crédibilité en tant que puissance africaine, à moins de subir à terme une cuisante défaite sur le champ de bataille.
Cette stratégie est d’autant plus scandaleuse que la Libye avait bel et bien accepté de retirer ses troupes du Tchad ! La « menace libyenne » allait disparaitre d’elle-même et la sanglante guerre civile tchadienne allait être réglée pacifiquement par l’OUA. L’objectif réel vise à la destruction du potentiel militaire libyen et peut-être même à long terme le renversement du régime de Kadhafi. Cette thèse est confirmée par le secrétaire d’État Alexander Haig, qui a déclaré que le Tchad représente une « opportunité inespérée de casser la gueule de Kadhafi » (to bloody Qaddafi’s nose). (6)

Une opportunité de saigner à blanc une génération de soldats libyens en se servant du Tchad comme otage…
Mieux équipé que jamais, Hissène Habré se prépare à une grande offensive. Tant que les patrouilles tchado-libyennes sécurisaient les frontières, il demeurait pour lui impossible de mener des incursions pour occuper du territoire à une grande échelle. Mais aujourd’hui, la victoire lui semble à portée de main, et elle lui sera donnée par les États-Unis, la France et l’OUA !

 

Le compte à rebours est enclenché

Le 29 octobre 1981, le président Oueddeï annonce la dernière étape du retrait libyen, qui doit être achevée avant le 31 décembre. La force de maintien de la paix de l’OUA peut désormais remplacer au fur et à mesure les dernières unités libyennes. La seconde phase de la mission libyenne au Tchad a été un succès tout relatif. La zone d’influence rebelle demeure toujours un lieu de haute tension et l’armée régulière tchadienne n’a pas pu être entièrement formée : exactement ce dont la CIA et la DGSE ont besoin.

Le 3 novembre 1981, l’opération militaire libyenne au Tchad est officiellement terminée. Le 16, les derniers soldats libyens ont quitté le pays, avec six semaines d’avance sur la date limite. Kadhafi veut montrer son respect des décisions de l’OUA. La force interafricaine qui débarque à N’Djaména sera bientôt composée de 4 000 soldats zaïrois, sénégalais et nigérians. Son mandat l’oblige à remplir les fonctions de l’armée libyenne en cas de nouvelles incursions de Hissène Habré.
Tout en acceptant officiellement le pacte de l’OUA, l’administration américaine et la DGSE française continuent de fournir aide et moyens financiers à Hissène Habré pour le préparer à sa grande offensive. L’achèvement du retrait libyen donne le feu vert au début de l’opération franco-américaine de renversement du GUNT.

La DGSE – le renseignement militaire français – mène alors une campagne massive de désinformation : Kadhafi n’aurait pas renoncé à son annexion du Tchad et prévoirait d’organiser un coup d’État contre Oueddeï pour le remplacer par Acyl Ahmat, le ministre des affaires étrangères tchadien d’ethnie arabe favorable à une union tchado-libyenne. Fabriquée de toute pièce par les services secrets français et américains, cette nouvelle poursuit un double objectif.
Tout d’abord, embarrasser l’Élysée et son gouvernement socialiste à quelques jours de la tenue d’un sommet franco-américain à Paris.
Ensuite, persuader le nouveau pouvoir français que la Libye joue double-jeu et qu’il faut donc soutenir son meilleur adversaire qu’est Hissène Habré. (7)Le 17-18 décembre 1981, alors que la force de maintien de la paix n’est pas encore entièrement déployée, Hissène Habré déclenche une offensive surprise. Une colonne d’environ 5 000 hommes, appuyés par des centaines de mercenaires français proches de Bob Denard. Le 19, ils s’emparent d’Abéché sans que la force de l’OUA n’oppose la moindre résistance comme l’y invitait pourtant son mandat ! En janvier 1982, ils ne sont plus qu’à 160 kilomètres d’Ati, la dernière grande ville avant la capitale. Celle-ci est occupée par un cordon de soldats de maintien de la paix. Ils barrent momentanément la route aux rebelles, qui ne peuvent pas s’en prendre à eux, à moins de perdre leur couverture officieuse de l’OUA. La situation stagnera pendant quatre mois. Et au lieu de porter assistance au gouvernement tchadien légitime comme l’obligeait son mandat, l’OUA le somme de négocier avec Hissène Habré. Pour le gouvernement de N’Djaména, c’est une demande de capitulation. Cela revient à dénaturer définitivement les accords de Lagos en portant atteinte à la période de transition. Le président Oueddeï se trouve dans la même situation que Lumumba en 1960, lorsqu’il fit appel à l’ONU et aux Casques Bleus pour contrer l’agression militaire belge et la sécession du Katanga. Au lieu de cela, l’ONU a facilité son renversement et son assassinat.

En mars 1982, le gouvernement américain interdit les importations de pétrole libyen aux États-Unis. Et en mai, Hissène Habré repart à l’offensive et fonce droit vers la capitale sans que les soldats de l’OUA n’interviennent. Le gouvernement tchadien a été une fois de plus trahi par l’organisation interafricaine. Le 23 mai, Oueddeï se rend à Tripoli pour demander une nouvelle intervention libyenne en vertu de l’accord de défense. Mais Kadhafi se méfie de cette nouvelle offensive rebelle soutenue par une cohorte de mercenaires étrangers. Le Guide libyen entrevoit une manœuvre de Washington qui vise à l’attirer dans un piège. Le renseignement libyen estime qu’une nouvelle intervention serait beaucoup plus longue et plus couteuse en hommes que la première, les FAN ayant reçu du matériel antichar de pointe venant d’occident. Il ne veut pas impliquer son pays dans une nouvelle guerre et proclame sa neutralité dans le conflit.
Le refus d’intervenir en mai 1982 est l’un des éléments de la crise tchadienne que les médias occidentaux auront occultés. Kadhafi n’a jamais été enthousiaste pour s’engager dans cette guerre. Il a entrevu dès le retrait de ses troupes la volonté américaine de l’attirer dans le piège tchadien pour donner à la Jamahiriya son Vietnam. Ce sera sa pire erreur. Le GUNT au bord de l’effondrement est abandonné à son sort.

Le 5 juin, la défense du gouvernement tchadien s’effondre. Le président Oueddeï fuit vers le Cameroun pour rejoindre les restes du GUNT dans les montagnes du nord. Deux jours plus tard, les putschistes et les mercenaires français entrent dans N’Djaména sans tirer un seul coup de feu. Avec l’aide de la CIA et de la DGSE, Hissène Habré s’apprête à instaurer un régime totalitaire. Entre juin et septembre, la presse est censurée, la constitution réécrite, un conseil d’État provisoire est créé. Entre août et septembre 1982, les milices de Habré s’efforcent de briser avec une grande violence la résistance du sud du pays, auquel l’OUA avait donné une relative autonomie.

 

L’intervention lunaire de Mobutu

Les changements pluralistes préconisés par les accords de Lagos sont démantelés pièce par pièce, sans que l’OUA ne proteste !
Le 8 octobre 1982, le régime zaïrois de Joseph-Désiré Mobutu invite Hissène Habré au sommet franco-africain qui a lieu à Kinshasa. Il est de fait le premier à reconnaître le régime issu de ce coup d’État soutenu par la CIA. Pourtant, à la période où nous sommes, le seul président légitime est bien Goukouni Oueddeï. Pas de quoi impressionner Mobutu, qui défend son protégé par cette déclaration lunaire : « En Afrique centrale, celui qui gouverne, c’est le chef. Et le chef, c’est celui qui a gagné ». Au cours de ce sommet de Kinshasa, le dictateur congolais va s’efforcer de conférer au régime putschiste une apparence de légitimité. Hissène Habré s’entretient avec François Mitterrand, mais surtout avec l’invité surprise : Ariel Sharon, premier ministre israélien. L’État hébreu brûle d’envie de défier Kadhafi à sa frontière sud. Il promet de fournir une aide militaire sous peu, notamment une douzaine d’instructeurs qui formeront sa garde présidentielle ainsi qu’une défense anti-aérienne. Tel-Aviv veut donc, avec Washington, pousser Kadhafi à entrer dans le piège.

Le 21 octobre, Habré s’autoproclame président de la république tchadienne. Dès les jours qui suivent, la chasse aux opposants commence, comme l’ancien chef d’état-major du GUNT, assassiné. Son corps sera exposé pendant plusieurs jours en guise d’exemple. Quelques mois auparavant, Habré se voulait rassurant devant les reporters du journal Le Monde : « Notre devoir est de nous montrer cléments envers tout le monde ». Les exécutions sommaires commencent.
La dictature se met en place, soutenue par l’occident au mépris de la souveraineté du Tchad et des décisions de l’OUA. Dans le plus grand secret, Habré signe illégalement une convention de coopération avec la France. La répression se dirige contre les Arabes, composant 30% de la population tchadienne. La propagande anti-libyenne devient constante : des Arabes sont massacrés à Am Timan, à Ati et dans la périphérie de N’Djaména. Cette ethnie sera la première de la longue liste de victimes du régime putschiste, qui prend rapidement un caractère totalitaire.
Fin octobre, l’armée du GUNT s’organise sans l’aide libyenne et le président Oueddeï crée depuis le nord du pays le « Gouvernement du Salut National » qui rassemble la plus grande partie des factions rassemblées par les accords de Lagos. Sa branche armée sera l’Armée Nationale de Libération (ANL), composée de 5.000 combattants de la dizaine de factions chassées du pouvoir par Hissène Habré. En toute logique, le seul gouvernement légitime est le GUNT, qui a été reconnu à la suite des accords de Lagos, et auquel l’OUA a réaffirmé son soutien le 28 juin 1981. Mais même devant l’évidence du caractère illégal du nouveau régime de N’Djaména, l’OUA décide tout de même d’annuler son sommet qui devait se tenir à Tripoli à partir du 25 novembre 1982. Prétexte invoqué : un désaccord sur la représentation tchadienne revendiquée à la fois par Habré et Oueddeï. Le 26 décembre 1982, puis encore début janvier 1983, le GUNT écrasera deux grandes offensives lancées par Hissène Habré pour conquérir le nord du pays. Mais, mal armé et en manque de munitions, il ne pourra tenir longtemps face aux putschistes qui sont de mieux en mieux équipés par la CIA, la DGSE et le Mossad.
À Tripoli, même si on est soucieux de ne pas s’impliquer au Tchad, on ressent qu’on ne pourra y échapper. Le renseignement libyen assure que de nombreux agents de la CIA et de la DGSE sont présents au Tchad, chargés de former les services de sécurité et la future armée régulière tchadienne. Le coup d’état a ouvert la porte à une présence occidentale et israélienne massive. Habré ne cache pas ses intentions de reprendre par la force la fameuse bande d’Aozou, qu’il estime annexée. Les États-Unis seraient tentés d’appuyer une invasion de la Libye. Si le GUNT tombe définitivement, Kadhafi s’expose à des attaques à sa frontière sud. Le maître de Tripoli envisage donc à contrecœur l’envoi d’un corps expéditionnaire pour remettre le gouvernement tchadien légitime au pouvoir, mais surtout pour éloigner le plus possible la menace occidentale de la frontière libyenne. Vers la mi-janvier 1983, les premières troupes libyennes se massent.
Le 17 mars 1983, sur impulsion des États-Unis, Hissène Habré est accueilli à l’ONU en chef d’État, alors que son régime qui s’est installé par le sang et la violence n’a aucune légitimité juridique. Dans un discours foudroyant, l’apprenti-dictateur fustige ce qu’il considère non pas comme une guerre civile qu’il a lui-même déclenchée, mais comme une « invasion » et une « occupation » du territoire tchadien par la Libye. Il exige une réunion du Conseil de sécurité pour examiner ses « préoccupations ».

L’histoire de la guerre civile tchadienne, dont personne ne se souciait auparavant, est déjà réécrite. En effet, il est plus facile pour un régime putschiste illégal de dénoncer « l’agression » d’un ennemi extérieur – et de rappeler au passage sa propre légitimité – plutôt que de rappeler sa propre ambition et sa soif de pouvoir l’ayant poussé à violer les accords de l’OUA. Il préfère éluder au public qu’il s’agit avant tout d’une lutte de pouvoir interne au Tchad, et que Washington soutient en réalité une guerre contre un gouvernement tchadien légitime.

Pendant que les putschistes de N’Djaména renforcent leur emprise sur l’appareil d’État et créent la DDS, leur future police politique, les États-Unis augmentent de manière substantielle leur aide militaire. Tout indique qu’une troisième offensive contre le GUNT se prépare. Début-juin 1983, l’aide de la CIA devient évidente : ils fournissent au régime putschiste deux avions de surveillance AWACS ainsi que des missiles sol-air Red Eye, et préparent une offensive contre le GUNT pour percer jusqu’au sud de la Libye. La France quant à elle adresse une mise en garde « aux grandes puissances et aux pays voisins du Tchad contre toute intervention dans ce pays » tout en envoyant elle-même des membres de son fameux « Service Action » pour former la police politique du régime. Kadhafi réplique qu’en vertu des accords de défense tchado-libyens du 15 juin 1980, il considèrera toute intervention militaire occidentale en soutien direct aux putschistes comme une agression contre la Libye.

Devant la menace américaine, la Libye déclenche sa seconde intervention en discrétion. Kadhafi tient à ce qu’elle soit limitée dans le temps et en importance, en raison de la présence de puissances étrangères. Même si l’intervention n’enfreint aucune loi internationale, Kadhafi veut rester prudent. Pour appuyer le GUNT dans sa contre-offensive et à la restauration de son autorité légale sur le pays, Tripoli se contente de l’envoi d’armes et de plusieurs unités d’artillerie lourde et de logistique. Les troupes au sol et l’aviation stationnée à Aozou n’interviendront qu’en cas de nécessité absolue.

Puis le 9 juin 1983, le 19e sommet de l’OUA organisé à Addis-Abeba reconnaît le officiellement le régime de Habré. D’un côté, le GUNT de Goukouni Oueddeï s’est, en 1980 puis en 1981, toujours plié aux décisions de l’OUA et aux accords de Lagos, même après les trahisons. De l’autre, Hissène Habré a été le premier à profaner ces accords en menant deux insurrections sanglantes soutenues par des forces mercenaires. Après sa prise de pouvoir, il a remodelé la constitution, interdit la presse, annulé les élections et s’est autoproclamé président. Pourtant, c’est Hissène Habré que l’OUA décide de reconnaître président de la république ! Une décision stupéfiante mais non étonnante, vu l’impuissance de l’OUA face aux famines du Biafra, à la répression mobutiste et à l’agression sud-africaine de l’Angola. Tout ceci dénote de l’impuissance totale de l’organisation interafricaine face aux pressions extérieures.

Néanmoins, la France, Israël, les États-Unis et les autres pays africains pro-américains, ont désormais un volet de légalité pour renforcer leur aide au régime totalitaire tchadien et soigneusement pousser la Libye à augmenter ses moyens engagés dans l’opération.
Le renforcement du régime putschiste signifiera pour la population civile une terreur permanente. Nombreux sont les individus qui sont abattus, disparaissent ou trouvent la mort en prison. Les massacres, pillages et destructions de villages, meurtres, exécutions extra-judiciaires, disparitions forcées, emprisonnements illégaux et détentions arbitraires, viols, tortures et mauvais traitements en détention sont légion parmi les crimes du régime. Les victimes sont des activistes politiques, des combattants armés, mais aussi de simples civils – hommes, femmes, et même enfants.
Les victimes de la répression sont généralement arrêtées, emprisonnées, torturées ou exécutés. Ils sont soupçonnés, avec raison parfois, mais souvent à tort, d’avoir aidé ou assisté, d’une manière ou d’une autre, les groupes d’opposition politique ou des groupes armés en raison de leur appartenance à un groupe ethnique dont Habré percevait les leaders comme une menace. Toutes les couches sociales sont touchées. On compte des victimes aussi bien parmi les militaires de tous grades et les responsables politiques, que parmi les civils : professeurs, fonctionnaires, cadres, commerçants, chômeurs, agriculteurs, éleveurs, bergers, étudiants, élèves.

 

Le piège se referme

Lorsque la contre-offensive du GUNT aidée par l’artillerie libyenne commence fin juin, le cours de la guerre semble changer : en un éclair, quatre villes du centre du pays ainsi la ville clé de Faya-Largeau sont libérées après la débandade des putschistes. Les Occidentaux comprennent que pour éviter un retour au pouvoir du gouvernement tchadien, ils doivent accélérer leur aide.
Deux jours plus tard, l’Élysée annonce officiellement des livraisons de 35 tonnes de matériel militaire et de carburant. Christian Nucci, ministre français de la coopération, rend même une visite à N’Djaména. Mais pas uniquement. L’Élysée fait appel au Carrefour du développement : officiellement il s’agit d’une société régie par la loi de 1901 participant au développement des pays africains, toute nouvellement créée. En réalité, il s’agit d’une officine d’argent sale destinée au financement d’opérations illégales. Elle se charge d’organiser l’engagement de la « force Oméga », société militaire privée d’élite encadrée par la DGSE.
Le 3 juillet, les États-Unis et le Zaïre commencent aussi à faire tourner la vapeur. C’est l’occasion ou jamais de mettre le GUNT en déroute et de pousser la Libye à intervenir de manière plus ouverte. Le régime de Kinshasa envoie un contingent de 250 parachutistes d’élite entièrement équipés par l’armée américaine.
Au fur et à mesure, le nombre de soldats zaïrois présents au Tchad va augmenter jusqu’à atteindre plus de 2 000 hommes ! Pire encore, Mobutu envoie trois de ses avions de chasse Mirage, dans l’objectif de provoquer une escalade avec la Libye.
Le 9 juillet, le GUNT progresse encore et libère Abéché sans combats, accueillis par une liesse populaire. Avec Faya-Largeau au nord, et Abéché à l’est, le gouvernement tchadien en exil contrôle deux points stratégiques qui mènent à la capitale. Mais trois jours plus tard, le régime putschiste contre-attaque avec toutes ses forces vives et jusqu’au 25 juillet reprend trois des quatre villes libérées par le GUNT. Il menace alors les deux villes nordiques de Fada et de Faya-Largeau.
Bien qu’ayant tout entrepris pour ne pas engager de troupes régulières dans le conflit, Kadhafi n’a plus d’autre choix face à l’internationalisation de la guerre démarrée par l’Occident : les troupes terrestres libyennes traversent la frontière et l’aviation est parée pour frapper des cibles au Tchad. Bientôt, 3 000 soldats libyens sont opérationnels.
Alors que les troupes de Hissène Habré aidées par les mercenaires français progressent jusqu’à Faya-Largeau, la CIA et les Bérets Verts ont déclenché une opération ultrasecrète avec l’accord du régime : former une armée libyenne anti-Kadhafi. Elle est composée de djihadistes étrangers et plus tard de prisonniers libyens. L’Arabie Saoudite a décidé de donner sa contribution par un généreux don de plus de 7 millions de dollars. Des camps d’entraînement se trouvent déjà en Europe de l’ouest, au Soudan, en Égypte, en Irak et au Maroc. Une fois pleinement entraînée, elle devrait être parachutée en territoire libyen depuis l’Égypte, la Tunisie et le Tchad afin de provoquer un conflit armé et miner la légitimité de Kadhafi en tant que « Guide de la révolution ».
Fin juillet 1983, l’aviation libyenne commence ses frappes contre Hissène Habré à Faya-Largeau pour empêcher les putschistes d’avancer vers le nord et pour appuyer une nouvelle contre-offensive du GUNT. Cette fois, c’est la bonne : l’intervention libyenne est maintenant ouverte. Les Occidentaux ont réussi à pousser Kadhafi à bout et l’ont attiré dans le piège. Le soutien envers leur dauphin Hissène Habré pourra être ouvert. Les évènements vont maintenant se dérouler très vite.

Le 5 août, Mitterrand donne le feu vert à l’envoi d’un corps expéditionnaire de ses forces spéciales. Le 7 août, Reagan augmente l’aide militaire à un niveau encore jamais vu en faisant voter au Congrès un budget de 15 millions de dollars. Il prépare depuis Khartoum plusieurs avions anti-missiles, des conseillers militaires ainsi que huit avions de chasse F-15, considérés comme les meilleurs modèles dont dispose le Pentagone. Un nombre non divulgué de troupes aériennes et terrestres va également atterrir au Tchad. Peut-être comprend-il la fameuse Delta Force, cette unité d’élite aux ordres de la CIA dont l’existence était encore niée à l’époque ?
Le 9 août, dans la nuit, la France déclenche l’opération Manta, le plus grand déploie-ment de troupes depuis la guerre d’Algérie. Ce sont 2.600 soldats français qui atterriront progressivement au Tchad. Paris explique l’envoi de ses troupes en raison du « début d’internationalisation du conflit par la Libye », ce qui est plutôt culotté de sa part. Ce que cache le pouvoir français, c’est que la CIA et la DGSE étaient déjà présents au Tchad en décembre 1981, c’est-à-dire plus d’un an avant le déclenchement de la seconde intervention libyenne !
Le 10 août, le public apprend pour la première fois l’existence même de la guerre au Tchad, alors que les forces putschistes de Hissène Habré ont été écrasées par l’aviation libyenne et ont dû fuir Faya-Largeau en débandade. Le mythe de « l’agression libyenne » reprend sa place dans la rhétorique journalistique… En août 1983, il ne s’agit donc pas d’une guerre de la Libye contre le Tchad, comme le prétendent les livres d’histoire. D’un côté, il y a la Libye et le gouvernement tchadien légitime de Goukouni Oueddeï. De l’autre les États-Unis, la France, Israël, le Zaïre et le régime putschiste de Hissène Habré.

Kadhafi sait que la France vient de mettre sous sa protection le régime tchadien et que tout espoir de retour au pouvoir du GUNT par les armes tombe à l’eau : Habré est beaucoup trop soutenu par les forces étrangères. Dès le 16 août 1983, la diplomatie libyenne se met en marche à Brazzaville, où une réunion d’urgence de l’OUA est organisée entre 11 pays africains : l’ambassadeur libyen à l’ONU propose comme base pour un futur accord de paix ni plus ni moins que les accords de Lagos. Une solution plutôt logique pour mettre un terme à la guerre civile tchadienne serait un nouveau GUNT, où il y aurait un équilibre des forces sous les auspices de l’OUA.
Mais le Zaïre – qui représente les intérêts franco-américains – fait barrage, sous prétexte que la Libye n’a pas été directement portée responsable du conflit. Le régime de Kinshasa désigne Tripoli comme seul agresseur, alors qu’il s’agit pourtant avant tout d’une guerre civile, internationalisée par l’ingérence occidentale. Sans ce coup d’État sanglant, Tripoli ne serait jamais intervenue. Si la Libye a décidé d’agir, ce n’était pas pour des objectifs d’expansionnisme primitifs, mais suite au piège que lui ont tendu Washington et Paris.
Cette malheureuse rhétorique anti-libyenne va servir de tremplin à la propagande de guerre du régime tchadien pendant quatre ans. Entre 1983 et 1987 auront lieu plus de treize tentatives de règlement pacifique du conflit. La plupart d’entre elles venaient de la Libye et du GUNT. Mais beaucoup de ces conférences de paix avorteront même avant d’avoir commencé, à cause du refus de Hissène Habré de négocier d’égal-à-égal avec ses adversaires, en tant que chef de clan, où à cause des sabotages impulsés par la CIA.

 

L’enlisement libyen et la terreur tchadienne

À partir de 1983, Washington tient les troupes libyennes, piégées dans le désert tchadien, tout comme l’URSS se retrouve piégée dans les montagnes afghanes. Plus la situation stagnera, plus la présence libyenne aux côtés du GUNT deviendra délicate.
Côté tchadien, la répression atteindra des niveaux démentiels. Plus de 40 000 personnes ont été assassinées dans les massacres collectifs entre 1982 et 1990. Plus de 200 000 quant à elles ont passé des séjours dans les geôles secrètes du régime, où la torture est monnaie courante. En février 1985, des cadres de la DDS – la fameuse police politique – ont suivi un stage de formation à la torture et à la contre-insurrection dans une base près de Washington appartenant à la CIA. Elle sera même membre du réseau « Mosaic », coopération transfrontalière entre les services secrets de 7 régimes policiers (Côte d’Ivoire, Zaïre, Togo, Centrafrique, Cameroun, Israël et Tchad) dont l’objectif n’est d’autre que la traque, l’espionnage et enfin l’assassinat d’opposants politiques menaçant l’ordre néocolonial établi au Sahel.
Côte libyen, l’espoir d’une intervention rapide s’évanouit au fur et à mesure des mois qui passent. Ne pouvant ni vaincre militairement ni se replier au risque d’être attaquée sur son territoire, Tripoli sera définitivement piégée au Tchad. En février-mars 1986, l’échec d’une dernière offensive tchado-libyenne pour renverser Habré, la tentative ratée d’assassinat de Kadhafi par les États-Unis en avril 1986 se soldera par un changement de doctrine militaire libyenne.
À partir de mars 1986, l’avenir du GUNT en tant que gouvernement sera indifférent au leader libyen. La priorité sera de maintenir à distance la menace occidentale de la frontière libyenne, et le faire plus longtemps possible en infligeant un maximum de dégâts à l’ennemi lorsqu’il frappera
Les troupes du GUNT, très hétéroclites, vont quant à elles commencer à se disloquer vers la fin 1986, en raison de l’inaction de la Libye ou de divisions ethniques. Désœuvrées et faute de pouvoir renverser le régime tchadien, elles se monteront les unes contre les autres sur la ligne de conduite à adopter, déserteront en masse et se retourneront même contre l’armée libyenne pour se rallier à Habré. Fin 1986, le régime tchadien profitera de cette discorde pour mener son offensive. En infériorité numérique et attaquée sur un front d’un millier de kilomètres, l’armée libyenne parviendra à tenir tant bien que mal jusqu’au 23 mars 1987, date à laquelle Kadhafi décrètera un repli général jusqu’à la bande d’Aozou après avoir décrété une mobilisation de tous les réservistes.
La guerre se termine le 11 septembre 1987, par un cessez-le-feu conclu sous les auspices de l’OUA.

 

Conclusion

Terminer une guerre en 1987 en consolidant un régime totalitaire tchadien alors qu’elle aurait pu l’être dès 1981 en maintenant le GUNT issu des accords de Lagos n’est pas la meilleure prestation pour la diplomatie occidentale. On ne peut d’ailleurs pas parler d’une véritable paix d’après le cessez-le-feu de 1987. À l’intérieur du Tchad, le régime de Hissène Habré soutenu par la CIA sera de plus en plus contesté suite aux purges massives dans son administration et aux épurations ethniques à l’encontre des Arabes, des Hadjaraïs, des Zhagawas et des tribus du sud du Tchad. Une multitude de guérillas et de groupes armés avaient émergé tout le long de la guerre avec la Libye. Le conflit armé ne se terminera que fin 1990, au moment où Hissène Habré sera renversé par une rébellion armée par la France qui l’estimait trop proche des américains.

Le dictateur déchu sera jugé par un tribunal à Dakar pour crimes contre l’humanité. Une guerre pour rien. De nos jours, les circonstances et les réalités géopolitiques de cette guerre froide entre la Libye et les États-Unis sont volontairement sélectionnées par les médias de masse occidentaux pour faire passer le message du gouvernement américain. L’Histoire est décidément (ré)écrite pas les vainqueurs… Le GUNT de Goukouni Oueddeï est présenté non pas comme le gouvernement d’union nationale reconnu par les accords de Lagos, mais comme la rébellion armée par Kadhafi au nom de sa supposée politique expansionniste. Le putschiste est donc présenté comme le président du Tchad faisant face à « l’agression » de son voisin libyen, et non comme un seigneur de guerre ayant renversé un gouvernement légitime avec les armes occidentales.
Maintenant que plus personne ne peut nier le caractère totalitaire et quasi-génocidaire du régime de Hissène Habré, ces mêmes soutiens se justifient encore. Le soutien franco-américain au dictateur tchadien n’aurait commencé qu’en réaction à l’intervention libyenne de 1983. À coup d’interviews de diplomates et de chefs du renseignement américain, on avance l’idée d’un soutien à contrecœur pour l’unique but de « stopper l’expansionnisme libyen ». Il oublie par contre de préciser qu’après l’intervention de 1980-1981 l’armée libyenne s’était retirée du Tchad suite au compromis de l’OUA, et qu’en 1982 Kadhafi n’a pas voulu engager ses troupes alors que la guerre civile avait déjà recommencé. Inverser l’agresseur et l’agressé est la base de la propagande de guerre. L’idée que l’Occident et ses alliés ont délibérément armés et financés Hissène Habré pour qu’il renverse le gouvernement tchadien et pousse la Libye à intervenir est au fil des années devenue embarrassante. Et pourtant c’est bien là la réalité : nos « démocraties » ont renversé un gouvernement plus ou moins stable, mis au pouvoir un Pinochet africain pour prolonger une guerre civile, l’internationaliser pour finalement piéger et saigner à blanc leur ennemi : la Libye.

Hélas, cette stratégie s’est reproduite en 2014, lors du coup d’État ukrainien fomenté par la CIA qui plongera le pays dans la guerre civile pour défier la Russie à sa frontière, la pousser à intervenir pour la saigner à blanc. C’est ce qui arriva en ce jour fatidique de février 2022, quand Moscou lancera ses troupes à l’assaut de la puissance occidentale chancelante…

LORENZO GEENS - 27 Sep 2023

Notes :

(1) Dépêche AFP, « La Libye a conclu mardi avec le Tchad un accord destiné à unir les deux pays », 6 janvier 1981.

(2) Tchad, vingt ans de crise, Ngansop, Guy Jérémie, L’Harmattan, Paris 1986, p. 227.

(3) Les dessous de la Françafrique, Patrick Pesnot, Nouveau Monde, Paris 2008, p. 227.

(4) The New York Times, « Target Gaddafi », Seymour Hersh, 22 février 1987.

(5) The Washington Post, “CIA plan on Libya reported”, 27 juillet 1981

(6) Voir Veil: The secret wars of the CIA, 1981-1987 , Bob Woodward, Simon & Schuster, 1987

(7) Les dessous de la Françafrique, Patrick Pesnot, Nouveau Monde, Paris 2008, p. 228.

Source : Investig’Action

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