Surnommé « L'enfermé » pour avoir passé une trentaine d'années de sa vie en prison, Blanqui (1805-1881) a combattu tous les régimes politiques du XIXe siècle. C’est une grande figure révolutionnaire, activiste hostile à tout compromis et adepte du « coup de force ».
Blanqui se démarque des fon¬dements marxistes du socialisme d’essence matérialiste et scientifique. La lutte des classes et les autres concepts marxistes ne s'inscrivent pas dans sa pensée révolutionnaire.
Homme d'action, Blanqui envisageait qu'une minorité organisée pour¬rait créer la force révolutionnaire, nécessaire et suffisante, pour insuffler au peuple une volonté d’action victorieuse contre la ploutocratie et ses séides.
Écrit en 1834, « Qui fait la soupe doit la manger » était destiné au journal Le Libérateur. Blanqui y dénonce l’exploitation et l'idée d'égalitarisme comme remède contre toutes les injustices sociales. La révolution à venir doit être l’œuvre d’une minorité agissante et activiste. Il s’agit là d’un texte qui a gardé toute sa fraîcheur et qui dégage un enthousiasme pour l'action révolution¬naire, chère a Blanqui. Un texte à méditer.
T & P
La richesse naît de l'intelligence et du travail, l'âme et la vie de l'humanité. Mais ces deux forces ne peuvent agir qu'à l'aide d'un élément passif, le sol, qu'elles mettent en œuvre par leurs efforts combinés. Il semble donc que cet instrument indispensable devrait appartenir à tous les hommes. Il n'en est rien.
Des individus se sont emparés par ruse ou par violence de la terre commune, et, s'en déclarant les possesseurs, ils ont établi par des lois qu'elle serait à jamais leur propriété, et que ce droit de propriété deviendrait la base de la constitution sociale, c'est-à-dire qu'il primerait et au besoin pourrait absorber tous les droits humains, même celui de vivre, s'il avait le malheur de se trouver en conflit avec le privilège du petit nombre.
Ce droit de propriété s'est étendu, par déduction logique, du sol à d'autres instruments, produits accumulés du travail, désignés par le nom générique de capitaux. Or, comme les capitaux, stériles d'eux-mêmes, ne fructifient que par la main-d'œuvre, et que, d'un autre côté, ils sont nécessairement la matière première ouvrée par les forces sociales, la majorité, exclue de leur possession, se trouve condamnée aux travaux forcés, au profit de la minorité possédante. Les instruments ni les fruits du travail n'appartiennent pas aux travailleurs, mais aux oisifs. Les branches gourmandes absorbent la sève de l'arbre, au détriment des rameaux fertiles. Les frelons dévorent le miel créé par les abeilles.
Tel est notre ordre social, fondé par la conquête, qui a divisé les populations en vainqueurs et en vaincus. La conséquence logique d'une telle organisation, c'est l'esclavage. Il ne s'est pas fait attendre. En effet, le sol ne tirant sa valeur que de la culture, les privilégiés ont conclu, du droit de posséder le sol, celui de posséder aussi le bétail humain qui le féconde. Ils l'ont considéré d'abord comme le complément de leur domaine, puis, en dernière analyse, comme une propriété personnelle, indépendante du sol.
Cependant le principe d'égalité, gravé au fond du cœur, et qui conspire, avec les siècles, à détruire, sous toutes ses formes, l'exploitation de l'homme par l'homme, porta le premier coup au droit sacrilège de propriété, en brisant l'esclavage domestique. Le privilège dut se réduire à posséder les hommes, non plus à titre de meuble, mais d'immeuble annexe et inséparable de l'immeuble territorial.
Au XVIe siècle, une recrudescence meurtrière de l'oppression amène l'esclavage des noirs, et aujourd'hui encore les habitants d'une terre réputée française possèdent des hommes au même titre que des habits et des chevaux. Il y a du reste moins de différence qu'il ne paraît d'abord entre l'état social des colonies et le nôtre. Ce n'est pas après dix-huit siècles de guerre entre le privilège et l'égalité que le pays, théâtre et champion principal de cette lutte, pourrait supporter l'esclavage dans sa nudité brutale. Mais le fait existe sans le nom, et le droit de propriété, pour être plus hypocrite à Paris qu'à la Martinique, n'y est ni moins intraitable, ni moins oppresseur.
La servitude, en effet, ne consiste pas seulement à être la chose de l'homme ou le serf de la glèbe. Celui-là n'est pas libre qui, privé des instruments de travail, demeure à la merci des privilégiés qui en sont détenteurs. C'est cet accaparement et non telle ou telle constitution politique qui fait les masses serves. La transmission héréditaire du sol et des capitaux place les citoyens sous le joug des propriétaires. Ils n'ont d'autre liberté que celle de choisir leur maître. De là sans doute cette locution railleuse : « Les riches font travailler les pauvres ». À peu près, en effet, comme les planteurs font travailler leurs nègres, mais avec un peu plus d'indifférence pour la vie humaine. Car l'ouvrier n'est pas un capital à ménager comme l'esclave ; sa mort n'est pas une perte ; il y a toujours concurrence pour le remplacer. Le salaire, quoique suffisant à peine pour empêcher de mourir, a la vertu de faire pulluler la chair exploitée ; il perpétue la lignée des pauvres pour le service des riches, continuant ainsi, de génération en génération, ce double héritage parallèle d'opulence et de misère, de jouissances et de douleurs, qui constitue les éléments de notre société. Quand le prolétaire a suffisamment souffert et laissé des successeurs pour souffrir après lui, il va, dans un hôpital, fournir son cadavre à la science, comme moyen d'études, pour guérir ses maîtres.
Voilà les fruits de l'appropriation des instruments de travail ! Pour les masses, des labeurs incessants, à peine l'obole de la journée, jamais de lendemain sûr, et la famine, si un caprice de colère ou de peur retire ces instruments ! Pour les privilégiés, l'autocratie absolue, le droit de vie et de mort! Car ils ont les mains pleines, ils peuvent attendre. Avant que l'épuisement de leur réserve les contraigne à capituler, le dernier plébéien serait mort.
Qui ne se rappelle les misères de 1831, quand le capital s'est caché par crainte ou par vengeance ? Du fond de leur fromage de Hollande les barons du coffre-fort contemplaient froidement les angoisses de ce peuple décimé par la faim, en récompense de son sang versé au service de leurs vanités bourgeoises. Les représailles de la grève sont impossibles.
Les ouvriers de Lyon viennent de les tenter. Mais à quel prix ! Soixante mille hommes ont dû fléchir devant quelques douzaines de fabricants et demander grâce. La faim a dompté la révolte. Et n'est-ce pas un miracle même que cette velléité de résistance ? Que de souffrances n'a-t-il pas fallu pour lasser la patience de ce peuple et le raidir enfin contre l'oppression !
Le pauvre ne connaît pas la source de ses maux. L'ignorance, fille de l'asservissement, fait de lui un instrument docile des privilégiés. Écrasé de labeur, étranger à la vie intellectuelle, que peut-il savoir de ces phénomènes sociaux où il joue le rôle de bête de somme ? Il accepte comme un bienfait ce qu'on daigne lui laisser du fruit de ses sueurs, et ne voit dans la main qui l'exploite que la main qui le nourrit, toujours prêt, sur un signe du maître, à déchirer le téméraire qui essaie de lui montrer une destinée meilleure.
Hélas ! L’humanité marche avec un bandeau sur les yeux, et ne le soulève qu'à de longs intervalles pour entrevoir sa route. Chacun de ses pas dans la voie du progrès écrase le guide qui le lui fait faire.
Toujours ses héros ont commencé par être ses victimes. Les Gracques sont mis en pièces par une tourbe ameutée à la voix des patriciens. Le Christ expire sur la croix, aux hurlements de joie de la populace juive excitée par les Pharisiens et les prêtres et, naguère, les défenseurs de l'égalité sont morts sur l'échafaud de la Révolution par l'ingratitude et la stupidité du peuple, qui a laissé la calomnie vouer leur mémoire à l'exécration. Aujourd'hui encore, les stipendiés du privilège enseignent chaque matin aux Français à cracher sur la tombe de ces martyrs.
Qu'il est difficile au prolétariat d'ouvrir les yeux sur ses oppresseurs ! Si à Lyon il s'est levé comme un seul homme, c'est que l'antagonisme flagrant des intérêts ne permettait plus l'illusion à l'aveuglement même le plus obstiné. Alors se sont révélés les trésors de haine et de férocité que recèlent les âmes de ces marchands! Au milieu des menaces de carnage, de toutes parts accouraient pour l'extermination canons, caissons, chevaux, soldats. Rentrer dans le devoir ou périr sous la mitraille, telle est l'alternative posée aux rebelles. Le devoir du travailleur lyonnais, l'homme-machine, c'est de pleurer la faim, en créant jour et nuit, pour les plaisirs du riche, des tissus d'or, de soie et de larmes.
Mais une si dure tyrannie a ses dangers : le ressentiment, la révolte. Pour conjurer le péril, on essaie de réconcilier Caïn avec Abel. De la nécessité du capital comme instrument de travail, on s'évertue à conclure la communauté d'intérêts, et par la suite la solidarité entre le capitaliste et le travailleur. Que de phrases artistement brodées sur ce canevas fraternel! La brebis n'est tondue que pour le bien de sa santé. Elle redoit des remerciements. Nos Esculapes savent dorer la pilule.
Ces homélies trouvent encore des dupes, mais peu. Chaque jour fait plus vive la lumière sur cette prétendue association du parasite et de sa victime. Les faits ont leur éloquence ; ils prouvent le duel, le duel a mort entre le revenu et le salaire. Qui succombera? Question de justice et de bon sens. Examinons.
Point de société sans travail ! Partant point d'oisifs qui n'aient besoin des travailleurs. Mais quel besoin les travailleurs ont-ils des oisifs ? Le capital n'est-il productif entre leurs mains, qu'à la condition de ne pas leur appartenir ? Je suppose que le prolétariat, désertant en masse, aille porter ses pénates et ses labeurs dans quelque lointain parage. Mourrait-il par hasard de l'absence de ses maîtres ? La société nouvelle ne pourrait-elle se constituer qu'en créant des seigneurs du sol et du capital, en livrant à une caste d'oisifs la possession de tous les instruments de travail ? N'y a-t-il de mécanisme social possible que cette division de propriétaires et de salariés ? En revanche, combien serait curieuse à voir la mine de nos fiers suzerains, abandonnés par leurs esclaves! Que faire de leurs palais, de leurs ateliers, de leurs champs déserts ? Mourir de faim au milieu de ces richesses, ou mettre habit bas, prendre la pioche et suer humblement à leur tour sur quelque lopin de terre. Combien en cultiveraient-ils à eux tous? J'imagine que ces messieurs seraient au large dans une sous-préfecture.
Mais un peuple de trente-deux millions d'âmes ne se retire plus sur le Mont Aventin. Prenons donc l'hypothèse inverse, plus réalisable. Un beau matin, les oisifs, nouveaux Bias, évacuent le sol de France, qui reste aux mains laborieuses. Jour de bonheur et de triomphe ! Quel immense soulagement pour tant de millions de poitrines, débarrassées du poids qui les écrase! Comme cette multitude respire à plein poumon ! Citoyens, entonnez en choeur le cantique de la délivrance ! Axiome : la nation s'appauvrit de la perte d'un travailleur ; elle s'enrichit de celle d'un oisif. La mort d'un riche est un bienfait.
Oui! Le droit de propriété décline. Les esprits généreux prophétisent et appellent sa chute. Le principe essénien de l'égalité le mine lentement depuis dix-huit siècles par l'abolition successive des servitudes qui formaient les assises de sa puissance. Il disparaîtra un jour avec les derniers privilèges qui lui servent de refuge et de réduit. Le présent et le passé nous garantissent ce dénouement. Car l'humanité n'est jamais stationnaire. Elle avance ou recule. Sa marche progressive la conduit à l'égalité. Sa marche rétrograde remonte, par tous les degrés du privilège. Jusqu'à l'esclavage personnel, dernier mot du droit de la propriété. Avant d'en retourner là, certes, la civilisation européenne aurait péri. Mais par quel cataclysme? Une invasion russe? C'est le Nord, au contraire, qui sera lui-même envahi par le principe d'égalité que les Français mènent à la conquête des nations. L'avenir n'est pas douteux.
Disons tout de suite que l'égalité n'est pas le partage agraire. Le morcellement infini du sol ne changerait rien, dans le fond, au droit de propriété. La richesse provenant de la possession des instruments de travail plutôt que du travail lui-même, le génie de l'exploitation, resté debout, saurait bientôt, par la reconstruction des grandes fortunes, restaurer l'inégalité sociale.
L'association, substituée à la propriété individuelle, fondera seule le règne de la justice par l'égalité. De là cette ardeur croissante des hommes d'avenir à dégager et mettre en lumière les éléments de l'association. Peut-être apporterons-nous aussi notre contingent à l'œuvre commune.
Auguste Blanqui