En janvier 1890, à Paris, alors qu'il n'a que 28 ans, Maurice Barrés fait, par hasard, la connaissance de Louise Michel déjà âgée d'une soixantaine d'années. C'est le marquis Mores qui lui a proposé de l'accompagner aux Epinettes : «Je revois vaguement une scène de théâtre, salle assez violente, des anarchistes, et puis on s'est embrassé avec Louise Michel... ». Dans la soirée, les deux hommes quittent la salle échauffée pour aller chez Durand, et Barrés oublie le baiser de Louise. L'histoire de cette ren­contre pourrait s'achever là, pourtant, elle n'en est qu'à ses débuts.

Pour gagner Chaumont, Maurice Barrés traverse fréquemment le Bassigny. Mélancolique et bouleversante jusqu'au tragique, cette campagne semble vouée à porter éternel­lement le poids des vieilles guerres et des grands mas­sacres. A son insu, Barrés finit par s'y attacher bien qu'il se sente oppressé par la présence des morts qui domine sur celle des vivants. Il voudrait pouvoir donner une âme à ces paysages mais, toujours, l'angoisse le prend au dépourvu, il ne les comprend vraiment que lorsqu'il apprend que Louise Michel y est née.

Barrés envisage, alors, d'écrire la biographie de cette femme de la Commune : « On débuterait par une généralité sur le sentiment religieux. Louise Michel fut une Velléda, amoureuse repoussée de Ferré, du pays de Jeanne d'Arc, la Vierge Rouge, une sorcière, une fée, une sœur de charité, une pétroleuse».

Désormais, il n'évoquera plus jamais le Bassigny, "Vallée des femmes tragiques", sans une pensée à son égard. Il ne pourra penser à Jeanne d'Arc ou à la Du Barry sans songer à Louise. Le 18 septembre 1907, Maurice Barrés décide de se rendre à Vroncourt afin de commencer à rassembler des éléments sur la vie de Louise Michel. Sur la route de Neufchâteau à Langres, il salue au passage la vieille ville de Bourmont, traverse Bourg-Sainte-Marie puis, après Huilliècourt, em­prunte, sur la droite, une route étroite. Alors, à mi-côte entre la forêt et la plaine, il aperçoit soudain un petit village adossé à la montagne. Vroncourt, aux allures typiquement lorraines, compte une cinquantaine de pauvres demeures paysannes groupées sur une double rangée qui constitue l'unique rue du pays. Et, à l'écart des maisons, voici le château.

Il aurait été édifié en 1691 par Jacques II, Roi d'Angleterre. En 1693, il devient la propriété du marquis de Rothé, puis passe en 1705 aux mains du marquis Louis de Lesquevin de Bacouval; ses descendants, marquis de Crèvecœur, dont Charles Hubert Lesquevin, l'occupent jusqu'à l'émi­gration, en 1792. La famille Corsembleu de Mahis l'habite ensuite. Marianne Michel, qui s'y trouve employée comme servante, accouche, le 29 du mois de mai 1830 à 6 heures du soir, d'une fille naturelle à laquelle on donne le prénom de Louise et le nom de Michel. Après le départ des de Mahis vers 1870, le château finit par s'écrouler. Des affiches, sur lesquelles on mentionne : "Berceau de Louise Michel", sont apposées jusqu'en Angleterre. Fina­lement, il est vendu pour le pré et Barrés le découvre en ruine. Il le trouve «d'une beauté sombre et plate à glacer les facultés de l'âme ». Du temps de Louise, au village, les gens l'appelaient « La Maison forte ou le Tombeau », « c'était une vaste ruine où le vent soufflait comme dans un navire » écrivait-elle.

A le voir dans un tel délabrement, Maurice Barrés estime qu'il n'a plus guère qu'une dizaine d'années à tenir encore debout. Au rez-de-chaussée, dans un grand salon, des ten­tures de soie en lambeaux flottent au vent, lequel vient s'engouffrer par les fenêtres aux vitres cassées. Derrière cette vieille tapisserie verte qui couvre les murs, Louise entendait courir des souris avec de petits cris aigus. Barrés essaie d'imaginer ce que furent les veillées dans cette immense salle tandis que les de Mahis se groupaient autour de l'âtre pour écouter les lectures d'Etienne Charles de Mahis, vêtu de sa grande houppelande de flanelle blanche. Sur ses sabots, Louise était assise et ne laissait rien perdre de ce qu'il lisait, oubliant le froid que le feu de la vaste cheminée ne parvenait pas à dominer. Dehors, on entendait le hurlement des loups qui, de la forêt du Suzerin, venaient jusque dans la cour du château.

En voyant les deux alcôves jumelles, désormais croulantes, Barrés pense que c'est de celle-là que « s'évadaient les désirs du vieux M. de Mahis vers Marianne Michel » et de celle-ci que « la châtelaine pardonnait ». En effet, Barrés demeure persuadé que Louise Michel, cet enfant de l'amour, était bien du père et non du fils sur qui se rejeta la paternité.

Aux alentours de la vieille bâtisse, ce n'est plus qu'un mélange de pierres et de végétation sauvage qui gagne chaque année davantage. L’orage, qui se plait en ces lieux, a mis bas plusieurs tilleuls et courbé les sureaux. « Est-ce un pays pour l'amour ? Non, plutôt pour un mauvais coup. Si elle avait eu du génie, ce serait un Conbourg lorrain » songe Maurice Barrés.

Au cimetière, il parvient à retrouver trois tombes des de Mahis, étouffées par les orties. Dans la rue, un paysan, l'air bourru, lui dit que les habitants du village sont, à présent, en droit de vendre ces dalles. Que sont devenus les enfants ? La fille s'est sauvée avec le jardinier, puis elle est devenue Madame Pelletan, baronne de Clin-Clin après avoir été femme de chambre. Le fils a été receveur d'enregistrement en Algérie. Un jour, il est revenu au pays et, le lendemain, quatre gendarmes étaient prêts à l'em­mener en prison lorsque son parent Lucas, ministre de l'Empereur et domicilié à Bourmont, a arrêté l'affaire. Mais qu'importé de ceux-là, Barrés veut, d'abord et avant tout, recueillir des témoignages sur l'enfance de Louise. On le conduit auprès d'une vieille femme, certainement une centenaire tellement elle est courbée en deux par le nombre des années. Elle lui confirme la bonté de Madame de Mahis et l'extrême générosité de Louise. Avant de quitter Vroncourt, Maurice Barrés tient à voir la petite maison qui avait été donnée à Marianne Michel contrainte de quitter le château par les enfants de Mahis à la mort de leurs parents.

En compagnie du poète Alcide Marot, Barrés gagne ensuite Audelaincourt pour y découvrir l'école où Louise Michel avait fait ses débuts d'institutrice. Au village, il a la chance de pouvoir rencontrer des parents de Louise Michel : Le Choutier, trop ivre pour mettre la main sur les lettres qu'il possède encore, Jules Michel et sa fille qui porte dans le regard la douceur de Louise. Tous attestent qu'elle avait été excessivement bonne et très pieuse mais, lors­qu'elle commença ses « folâtreries », ils auraient préféré l'oublier, surtout qu'un habitant du village l'avait vue à Paris semer l'anarchie.

Rentré à Charmes-sur-Moselle, Barrés envoit un courrier à Marot pour lui dire combien il est enchanté de sa journée : « II faudra que je vous dédie ma Louise Michel. C'est bien le moins... ». Dans le même temps, son ami lui expédie quelques notes à la suite d'une conversation que Madame Marot vient d'avoir avec une vieille demoiselle de Doncourt, Adeline Beaudoin. Au sortir du couvent, cette dernière avait été mise en relations avec Madame de Mahis pour que Louise lui donna des leçons de piano. Elle rapporte donc que, malgré l'usure du piano, la châtelaine avait beau­coup de talent; soit elle faisait elle-même le cours, soit elle en laissait le soin à Louise Michel. Mademoiselle Adeline était souvent retenue à déjeuner au château, elle constata ainsi que Marianne et sa fille partageaient toujours les repas des de Mahis dans la grande salle. Le père de Mahis faisait véritablement figure d'un vieil original; quant à la mère, Louise lui témoignait de l'affection et l'appelait « Bonne Maman ». A l'église, Louise prenait la Vierge, honneur réservé aux congréganistes. Elle ne jurait que par Henri V ajoute-elle. Enfin, elle en termine en précisant que Louise se serait aigrie à la suite du procès que lui avaient intenté les enfants de Mahis à propos de leur nom qu'elle usurpait parfois.

Un dimanche qu'il vient à Nijon déjeuner chez Alcide Marot, Barrés se rend chez Monsieur de l'isle à Brainville. A son tour, celui-ci raconte ce qu'il sait de Louise Michel. A 13 ans, en revenant de la messe, elle rédigeait les sermons du curé de Vroncourt. Monsieur de l'isle se souvient même de l'avoir vu danser à la fête de Brainville, elle devait avoir 18 ans et était fort laide...

Alcide Marot se met en quête de la moindre information susceptible de servir à l'ouvrage que Barrés projette d'écrire. « Je caresse toujours et avec beaucoup de goût l'idée d'une fantaisie sur Louise Michel » avoue-t-il dans ses Cahiers. Tandis qu'il rédige une conférence sur Jeanne d'Arc, Barrés écrit encore : « Aujourd'hui en mettant ce nom décrié, suspect dans un coin de cette étude sur l'atmosphère où fut préparé Jeanne d'Arc, j'éprouve du malaise à l'idée qu'un auditeur trop rapide va peut-être imaginer que je tente quelque parallèle saugrenu ». Malgré ses promesses, Maurice Barrés n'écrira pas la vie de Louise Michel et si quelque chose manque à son œuvre, c'est précisément cette biographie.

 

Michel Thenard

 

Bibliographie :

 BARRÉS Maurice : Mes Cahiers. Tome V. p. 55,138; Tome VI, p. 87 à

97, p. 119, 247, 248, 255, 345, 346, 347, 348.

MAROT Alcide : Essai d'Histoire du territoire et des villages du

canton de Bourmont. 1925. Pages 117 è 119.

MICHEL Louise : Mémoires. 1886. Paris, F. Roy.

THOMAS Edith : Louise Michel ou la Valléda de l'Anarchie. 1971.

Paris. Pages 17, 21, 339, 371.

Souces ; La Revue Lorraine Populaire n°43-Décembre 1981

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