En quatre ans de guerre, il y eut de nombreuses tentatives de paix. De nature diverse, toutes échouèrent, y compris les plus sérieuses et les plus sincères. Que s’est-il passé ?
Décrivant l'engrenage qui conduisit au déclenchement de la Première Guerre mondiale, les historiens contemporains ne manquent pas d'observer que celle-ci n'était nullement inévitable, et que seul un concours de hasards successifs, de malentendus et d'erreurs fut à l'origine de la déflagration. En revanche, une fois le conflit engagé, il devint impossible d'enrayer l'implacable machinerie des Etats s'employant à accumuler les destructions. Pourtant, ces quatre années de guerre furent ponctuées de nombreuses tentatives de négociations destinées à mettre fin au massacre. Certaines furent poussées assez loin. Toutes, cependant, aboutirent à une impasse. Pourquoi?
Se rendant compte, dès le début des hostilités, que l'armée autrichienne a failli être anéantie en Galicie (septembre-novembre 1914), l'empereur François-Joseph s'adresse directement au tsar Nicolas II, dans l'espoir de signer une paix séparée. Celui-ci rejette sa demande. L'année suivante, les Allemands tentent de renouveler l'opération. Ils se voient opposer le même refus de la part de Petrograd. C'est que les belligérants se sont d'emblée enfermés dans une logique contraignante et jusqu'au-boutiste nouvelle. Le 5 septembre 1914, les puissances de l'Entente se sont, en effet, engagées à « ne pas conclure de paix séparée au cours de la présente guerre ». En principe, il était donc quasi impossible à chacune d'elles de sortir de celle-ci sans l'accord des autres. Et il en était grosso modo de même pour les Empires centraux. Toutefois, à mesure que le conflit s'enlisera, il y aura d'autres propositions de paix. De nature diverse, elles seront plus ou moins sincères.
Certaines consisteront, pour leur initiateur, à améliorer leur image intérieure ou internationale, surtout auprès des neutres, mais sans réelle volonté d'aboutir. La proposition faite par l'Allemagne au roi des Belges Albert Ier, en novembre 1915, appartient à cette catégorie. Il s'agissait, peu ou prou, d'intégrer la Belgique au sein du Reich - déjà constitué de vingt-cinq Etats. En février 1916, Albert Ier met fin aux négociations. D'autres propositions seront utilisées par leurs destinataires auprès de leurs alliés, afin d'obtenir de leur part une plus grande rémunération après la fin des hostilités. Citons, à cet égard, les pourparlers tenus, entre janvier et août 1916, entre le Japon et l'Allemagne: Berlin propose à Tokyo une assistance dans ses projets impérialistes en Asie du Sud-Est, contre un abandon de son alliance anglaise. En réalité, le Foreign Office a été informé de ces tractations par les Japonais eux-mêmes, et cette connivence anglo-nipponne a conduit ces négociations vers le marécage d'une improbable médiation avec la Russie.
Autres éléments clés : d'une part, l'état de l'opinion dans les pays belligérants ; d'autre part, le court-circuitage des instances de décision apparentes par des instances moins visibles. D'abord chauffées à blanc, les opinions commencent à évoluer lorsque, à partir de 1916, elles prennent conscience de l'illusion que représentait l'idée d'une guerre courte. Cette évolution apparaît propice à de nouvelles initiatives en faveur de la paix. Ainsi, en Allemagne, une fraction du Parti social-démocrate, avec Kurt Eisner et Heinrich Strobel, s'oppose-t-elle à la poursuite de la guerre. De même, en France, Aristide Briand, devenu président du Conseil en octobre 1915, va-t-il entretenir des pourparlers presque sans discontinuer à partir de 1916. Mais ceux-ci seront constamment contrecarrés : en Allemagne, par la caste militaire ; en France, par les réseaux de Georges Clemenceau.
En Allemagne, les blocages viendront, pour l'essentiel, du grand état-major impérial. N'ayant pas son équivalent dans les autres pays, celui-ci constitue un centre de décision et d'information quasi autonome, qui n'hésite pas à empiéter sur le politique. C'est ainsi que, dès 1914, il s'est vivement opposé aux tentatives de paix de François-Joseph. A partir de 1916, et la nomination à sa tête, au côté d'Hindenburg, du général Ludendorff, il devient pratiquement un gouvernement parallèle, allant même jusqu'à planifier une guerre contre l'Autriche lorsque celle-ci est soupçonnée de tenter à nouveau une paix séparée ! En France, tout au contraire, les instances militaires n'ont aucune autonomie, et obéissent sans murmure au pouvoir civil. En revanche, le pouvoir n'est pas toujours là où il est censé se trouver. La guerre n'a nullement fait taire les coteries et les partis. Ainsi, sous le ministère Briand, plutôt favorable à une paix de compromis, chaque tentative sera-t-elle aussitôt communiquée aux cabinets fantômes du clan jusqu'au-boutiste, afin de la saboter.
Ces écueils rendent inopérantes les conversations secrètes engagées en Suisse, au cours de l'hiver 1916-1917, entre François-Emile Haguenin, directeur du bureau de presse français à Berne (et proche de Briand), et son homologue allemand, le comte Harry Kessler. Et entravent les velléités du chancelier Bethmann-Hollweg, sans cesse contraint de formuler des exigences inacceptables pour les Alliés, afin de satisfaire le grand état-major allemand.
Quel fut le rôle des Etats neutres dans ces tentatives ? Ils servirent d'intermédiaires, sans proposer de véritable médiation. A deux exceptions près. Celle de l'Espagne, par le biais de son ambassadeur à Bruxelles, le marquis de Villalobar, en août 1917. Et surtout celle du Vatican. Dès son élection, en septembre 1914, le pape Benoît XV appelle solennellement à une suspension des armes, et multiplie ses efforts en faveur d'une paix blanche. Il n'est pas entendu. Il récidive en 1916 et 1917, faisant, cette fois, des propositions concrètes. Mais il se heurte à la double hostilité du républicain anticatholique Clemenceau et du luthérien Ludendorff. Le premier le traite de «pape boche », le second de «pape français ». Il se heurte aussi au protocole d'adhésion de l'Italie à l'Entente (1915), qui stipulait que le pape devait être « exclu de toute négociation à venir ».
Parallèlement, ne cédant pas au découragement, le souverain pontife apportera tout son soutien aux nouvelles tentatives de l’Autriche-Hongrie. Les plus sincères et les plus élaborées depuis le début de la guerre. L'empereur François-Joseph meurt le 22 novembre 1916. Son petit-neveu, Charles, qui lui succède, fait de l'arrêt de la guerre une priorité absolue. Officiers dans l'armée belge, ses beaux-frères, les princes Sixte et Xavier de Bourbon Parme — les frères de l'impératrice Zita —, sont mobilisés par ses soins afin de rechercher en son nom une paix de compromis avec les puissances de l'Entente. Dès les premiers jours de 1917, ils sont à la manœuvre, et Londres ne voit pas leur effort d'un mauvais œil. Ils bénéficient également des soutiens mesurés de certains milieux allemands. Au printemps, ils transmettent au président français Raymond Poincaré une lettre de Charles, datée du 12 avril. Puis une seconde lettre, plus précise, datée du 9 mai.
En dépit d'un accueil plutôt positif de Poincaré, cette initiative de Vienne va être sabotée par le nouveau président du Conseil et ministre français des Affaires étrangères, Alexandre Ribot. Comment ? En la communiquant immédiatement à l'Italie, qui mobilise, du même coup, tous ceux qui veulent la peau de l'Autriche-Hongrie. Projetant le dépeçage de l'Empire des Habsbourg, les Alliés ont, en effet, promis à Rome d'immenses territoires prélevés sur celui-ci. Tant et si bien que, dès le début, la proposition autrichienne a perdu toute chance d'aboutir rapidement. Réunis le 19 avril — soit seulement une semaine après la première lettre de Charles - à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), les délégués anglais, italiens et français la torpillent purement et simplement. L'influence de Clemenceau sur Ribot est à l'origine de ce sabotage. Alors en dehors du gouvernement, mais membre très influent des comités secrets du Sénat, n'ayant de cesse de dénoncer « les traîtres », le futur « Père la Victoire » veut la poursuite de la guerre à tout prix. Jusqu'à l'écrasement de l'Allemagne et la disparition de la double monarchie.
L'empereur Charles, cependant, ne renoncera pas. Quitte à mécontenter vivement le grand état-major allemand. De juin à novembre 1917, de nouvelles discussions poussées s'engagent entre des agents autrichiens et des militaires du Deuxième bureau français. Celui-ci est dirigé par le lieutenant-colonel Goubet, qui a acquis la conviction que le gouvernement autrichien veut la paix. En outre, il devine combien serait vulnérable une Mitteleuropa morcelée, face à une Allemagne vaincue, mais non annihilée. Avec l'accord du ministre de la Guerre, Paul Painlevé, il désigne le commandant Abel Armand pour explorer les ouvertures de paix avec l'Autriche. Cette dernière est représentée par le comte Nikolaus Revertera, lui-même mandaté par son ministre des Affaires étrangères, le comte Ottokar Czernin. De nombreux points sont abordés dans le plus grand secret, et Painlevé est soigneusement tenu au courant de l'état des discussions. On envisage des redécoupages territoriaux permettant de sauvegarder l'existence d'une Autriche-Hongrie viable, susceptible de faire contrepoids à l'Allemagne. Pourtant, cet effort va lui aussi capoter.
Au même moment, inquiet de l'affaire « Sixte » et des soupçons du grand état-major sur une possible « trahison » de l'Autriche, Berlin a lancé une nouvelle base de négociation sous la houlette de son ministre à Bruxelles, le baron von Lancken, qui y associe Aristide Briand, redevenu simple député. Avec l'accord du roi Albert, des membres de la noblesse belge — la comtesse de Mérode, le comte de Broqueville et les barons Coppée - introduisent les entretiens. Ceux-ci échoueront. De nouveau à cause de Ribot, toujours dirigé en sous-main par Clemenceau, mais aussi à cause de la légèreté de Briand. Espérant redevenir président du Conseil, celui-ci commet l'imprudence de remettre à Ribot un mémoire sur la négociation en cours. Ce dernier s'empresse, alors, de falsifier le document afin de le présenter à la Chambre sous un jour défavorable, exagérant intentionnellement les risques de rejet par l'Italie. Le 20 octobre, Briand démontre le mensonge et, deux jours plus tard, Ribot démissionne. Mais le mal était fait, une nouvelle occasion venait d'être torpillée.
La nomination, le 15 novembre 1917, de Clemenceau à la présidence du Conseil rend, désormais, toute chance de paix impossible. La mission du commandant Armand est transformée rétroactivement en « simple mission de renseignement», et il est suggéré que l'officier a outrepassé ses pouvoirs. Le Tigre n'a jamais été regardant sur les moyens employés pour affaiblir ses adversaires. Il le prouve une nouvelle fois, avec la lamentable « affaire Czernin ». Dans une allocution prononcée le 2 avril 1918 devant les échevins de Vienne, le ministre autrichien critique l'irrédentisme français sur l'Alsace qui serait, selon lui, un « obstacle à la paix ». Clemenceau réplique aussitôt en rendant publique la lettre de l'empereur Charles remise à Poincaré l'année précédente, dans laquelle le souverain laissait la porte ouverte sur une restitution de l'Alsace-Lorraine à la France. Violant ainsi tous les usages diplomatiques, le nouveau chef du gouvernement français mettait, en outre, Charles dans une position intenable vis-à-vis de l'Allemagne, le contraignant à désavouer sa propre lettre. Czernin, qui n'a pas soutenu son souverain, est révoqué le 16 avril. Aucune négociation sérieuse ne sera plus possible après cela.
Clemenceau n'a eu de cesse d'agir avec la volonté délibérée de détruire l'Autriche-Hongrie. Quel qu'en soit le prix. Et quel prix! Pour la France, 700000 morts supplémentaires et une puissance à jamais compromise. Et, plus largement, pour l'Europe, une sortie de l'Histoire. La rancune de l'homme de Panama a coûté très cher à la France et au vieux continent.
Pierre de Meuse
Sources : Le Spectacle du Monde – juillet août 2014.