Fils de l’empereur Henri VI et de l’héritière de Sicile, Frédéric de l’illustre dynastie souabe des Hohenstaufen semble béni, sinon des dieux, du moins de la fortune… pour les amateurs de symbole, il est même baptisé, au début de 1195, dans la même cathédrale Saint Rufin d’Assise où Jean Bernardone l’avait été en 1182. Les deux hommes se rencontreront plus tard, en une époque où le second sera devenu François d’Assise.
Papa Imperator meurt en 1197 et l’orphelin est dépouillé, vivant en pauvre humilié, à Naples. Il y gagne une formation d’autodidacte polyglotte, étant curieux de tout. Pour des raisons politiques, son tuteur, le pape Innocent III, se souvient brusquement de lui en une époque où les candidats au trône de Germanie se bousculent et en 1211, Frédéric passe du statut d’orphelin quasi-miséreux à celui de roi désigné de Germanie.
Quatre ans de conciliabules se passent avant qu’il soit enfin sacré en 1215 en la ville de Charlemagne : Aix-la-Chapelle. À 19 ans, c’est un athlète de taille moyenne (disent les chroniqueurs, ce qui signifie qu’il ne doit sûrement pas dépasser 1,75 mètre).
Ces quatre dernières années, il est devenu lettré, féru de poésie, mais aussi d’arithmétique, d’astronomie (indissociable jusqu’au XVIIe siècle de l’astrologie : l’illustre Kepler et le triste sire Galilée seront engagés comme astrologues). Il devient un expert en fauconnerie. Il est surtout rompu à la pratique des armes et a très vite compris que, si un mauvais arrangement vaut toujours mieux qu’un long procès même gagné, il en est de même en politique : on guerroie quand il est impossible de faire autrement, le mieux étant de négocier. C’est une découverte de génie… qui restera inexploitée, en Europe, pendant près d’un millénaire.
En 1215, il a promis de partir en croisade. Mais le cinquième épisode, débuté en 1218, lui paraît tellement mal engagé qu’il décide de n’y pas prendre part. Certes en 1220, il renouvelle son vœu, alors que les croisés vont d’échec en échec.
En 1219, est arrivé en Terre Sainte, François d’Assise qui rêve, sinon de se faire martyriser, du moins de convertir du mahométan. En cet été de 1219, François discute avec le sultan kurde d’Égypte, neveu de saladin, le très intelligent Malik al-Kâmil, beaucoup moins fanatique que son oncle qui était un fervent adepte du Djihâd, dans sa variété sanglante.
La rencontre de Bari entre François et l’empereur Frédéric date de l’année 1222, durant laquelle François est venu prêcher dans le royaume de Naples. Ces conversations de 1222, singulièrement celles qui ont trait à l’émir d’Égypte, ont alimenté les réflexions de Frédéric, au point de lui faire organiser sa très particulière sixième Croisade, la seule qui ait réussi depuis le triomphe de 1099.
Frédéric II est peut-être cet humaniste tant vanté par les historiens, mais c’est un humaniste étonnamment moderne, très éloigné de ceux de la Grande Renaissance des XVe et XVIe siècles : il consomme énormément d’alcool et de femmes. Outre ses trois épouses, qui lui offriront sept enfants légitimes (dont trois meurent en bas âge, ce qui est la moyenne normale de l’époque), on lui connaît une douzaine de bâtards parvenus à l’âge adulte (et l’on doit supposer l’existence d’une douzaine d’enfants illégitimes morts prématurément).
C’est avant tout un homme très intelligent, pragmatique en matière de politique, de religion et d’administration. Il a compris qu’il valait mieux éblouir qu’effrayer. Il ramène la paix dans ses états par le faste des cérémonies et de ses constructions plutôt que par l’étalage de cruauté comme le font ses confrères rois, papes et empereurs… presque jusqu’à nos jours.
Lorsque les 20 000 mahométans de Sicile s’insurgent, au lieu de les faire exécuter, il les déporte dans les Pouilles où ils font souche. Ce germano-scandinave, qui ne croit pas plus au Christ qu’à Mahomet, est strictement dépourvu d’orgueil racial. On n’a jamais pu déterminer s’il était athée ou vaguement déiste. En tous cas, il réfute les interdits religieux et introduit l’enseignement de l’anatomie à l’Université de Salerne, y autorisant la pratique des dissections de cadavres, interdite aussi bien par le fanatisme mahométan que par le chrétien. Il s’entoure d’une garde berbère (« sarrasine ») et ne sera jamais trahi.
Entre gens intelligents, il arrive que l’on s’entende. C’est ce qui va se passer entre Frédéric et Malik al Kâmil, dont François a longuement parlé à l’empereur. Roi de Germanie, de Sicile, Calabre, Naples et Pouilles, titulaire de la dignité impériale, Frédéric aimerait faire la paix avec les papes qui, après l’avoir excommunié en 1220, menacent de placer ses royaumes en interdit, ce qui reviendrait à déclencher une multitude d’insurrections chez ses sujets les plus fanatiquement superstitieux. Rien de tel, pour calmer l’ire des pontifes que de leur rendre l’accès à Jérusalem.
Quelques mois après la rencontre de François et de l’empereur, le roi dépossédé de Jérusalem Jean de Brienne propose à Frédéric, jeune veuf, la main d’isabelle, sa fille et unique héritière. Le mariage est célébré, à Brindisi, en novembre 1225, Frédéric exigeant d’être nommé « administrateur du royaume » fantôme. En 1228, isabelle meurt à peine âgée de 17 ans ; Frédéric exerce ses prérogatives au nom de leur fils Conrad.
Au début de 1227, par ambassadeurs interposés, l’empereur et Malik al-Kâmil ont conclu une alliance, d’autant plus utile à l’émir du Caire qu’il lorgne le territoire de son frère l’émir de Damas. Ni l’un ni l’autre ne sont naïfs au point de croire aux billevesées sur l’œcuménisme religieux (le nom et l’adjectif sont d’ailleurs parfaitement incompatibles, tandis que foi et fanatisme sont des notions admirablement corrélées, quoiqu’en disent nos modernes hypocrites) ni en la notion d’un dieu unique, étant donnée la multiplicité des candidats au titre. Ils concluent un arrangement pour avoir la paix l’un et l’autre, de façon à mener à bien leurs projets.
Les premiers détachements de Normands de Sicile et de chevaliers de Germanie débarquent en Acre en avril 1227, reprenant en ce printemps quelques places fortes de la côte libanaise (« syrienne », à l’époque). Le pape Honorius III avait menacé Frédéric d’une deuxième excommunication s’il ne partait pas diriger lui-même cette sixième Croisade avant la fin de l’année 1227. Or, en cette année, le pape meurt, remplacé par le neveu d’innocent III, ennemi de l’empereur. Les camps de croisés, en Italie, sont ravagés par une épidémie de choléra. Frédéric déclare vouloir remettre sa participation à la croisade pour l’année suivante. Grégoire IX attise l’agitation guelfe (germanophobe et bigote) en Lombardie et il excommunie l’empereur le 17 novembre.
Le 21 juillet 1228, Frédéric débarque chez son vassal infidèle, le roi de Chypre Hugues de Lusignan, et mâte les barons locaux, en août, par une démonstration de force, sans effusion de sang : c’est la méthode favorite de l’empereur.
Le 7 septembre, son armée débarque à Saint-Jean-d’Acre. Le bon Grégoire IX lance une offensive des troupes pontificales en Campanie et dans les Pouilles… de façon parfaitement ignoble, puisque depuis Urbain II, le pontife de la 1ère Croisade, la doctrine constante de l’Église est de considérer comme sacré le domaine d’un croisé. En outre, le pape interdit aux Templiers, aux Hospitaliers et aux Génois d’aider l’empereur dans sa Croisade. Frédéric s’en moque : il compte sur ses fidèles Chevaliers Teutoniques. Il dirige en novembre 1228 la prise de Jaffa, qui n’est pas suivie du massacre rituel de mahométans : il n’y a pas de légat pontifical pour l’exiger. C’est en cette ville qu’est signé, le 18 février 1229, le traité entre l’empereur et le sultan qui règne désormais sur la Syrie et sur l’Égypte.
L’empereur reçoit pour dix ans la souveraineté sur Jérusalem, Bethléem et la Haute-Galilée, où se niche, à flanc de colline, la ville de Nazareth, tandis que les mahométans gardent, dans la ville sainte, le contrôle de la mosquée al-Aqsa et le Mont Moriah (soit le quartier du Temple). Cet accord jette le pape dans une fureur prodigieuse : les dévots de Mahomet n’ont pas été étrillés en bataille rangée et une partie de Jérusalem leur est laissée, notamment celle qui intéresse au plus haut point les Chevaliers du Temple, respectueusement soumis au pontife. Le 14 mars 1229, Frédéric fait son entrée solennelle à Jérusalem, où il est sacré roi le 16, en l’église du Saint-Sépulcre, boudé, sur ordre du pape, par le patriarche latin et les chevaliers des Ordres militaires.
En juin, il rembarque pour reconquérir son domaine du sud de l’Italie, ce qui est fait dès le mois d’octobre, les troupes pontificales, mal commandées par le cardinal Pélage et le beau-père Jean de Brienne, furieux d’avoir été dépossédé de son titre de roi de Jérusalem, se débandant au moindre combat. En cette fin d’année 1229, les Templiers sont chassés du royaume de Naples-Sicile et leurs biens confisqués en faveur de l’empereur-roi. En août 1230, vaincu militairement, Grégoire IX lève l’excommunication de Frédéric… car même un homme inspiré par un dieu unique ressent parfois quelques frayeurs pour sa personne.
Jérusalem est reprise par les mahométans au début de 1241, puis restituée à l’empereur à la fin de l’année et définitivement perdue en août 1244, où les Turcs massacrent allègrement la quasi-totalité des chrétiens de la ville sainte… c’est une façon comme une autre de se défouler après leur très humiliante défaite enregistrée, en 1243, face aux Mongols. Le 17 octobre 1244, les Turcs écrasent (à sept contre un) les minces forces chrétiennes à La Forbie. Gaza est perdu en 1245. La Terre Sainte échappe aux Roumis jusqu’en 1918.
Frédéric, chef d’État surdoué, ménager du sang de ses sujets et même de celui de ses ennemis, eut le tort d’être trop peu présent dans les Allemagnes et détesté des papes-politiciens. Il fut considéré de son vivant comme un danger public par les grands feudataires de ses États et bien sûr par le clergé catholique. Vingt ans après sa mort, ses héritiers légitimes avaient tous été dépossédés en Sicile, en Germanie et dans les États de la botte italienne.
Pour durer, une dynastie doit être composée surtout de tâcherons dociles aux vraies puissances : les maîtres de la finance ou les pontifes du dogme à la mode. La dynastie souabe disparut immédiatement après avoir atteint son apogée… comme c’est presque toujours le cas dans la triste histoire de l’humanité.
Sic transit gloria mundi
Bernard PLOUVIER
Sources : METAINFOS