Ce 13 octobre 1307, les hommes d'armes du Roi de France pénètrent dans les Commanderies de l'Ordre du Temple. Alors s'effondre cette puissance qui menaçait non seulement la France, mais tout l'Occident.
Si le but avoué des Croisades fut de reprendre la Terre Sainte aux Infidèles, il serait faux de n'y voir qu'un combat entre Occidentaux et Sarrasins. Le contexte de l'époque apparaît, en effet, comme beaucoup plus complexe, et les éléments qu'il apporte sont essentiels à la compréhension de l'histoire de l'Ordre du Temple.
Tandis que dans toute l'Europe, la grande peur de l'an mille se manifestait par une hystérie religieuse collective, entretenue à l'occasion par une pléthore d'obscurs pseudo-prophètes millénaristes, au Proche-Orient, berceau des religions orientales, la confusion des croyances et des races était à son comble. Marchands et trafiquants avaient apporté leurs rites, les dissidences se créaient, disparaissaient, fusionnaient, les plus anciens mythes réapparaissaient et cette foule de dieux, de sectes et d'idoles, venait s'ajouter au bouillonnement des peuples et des largues, pour former une étrange et nouvelle Babel.
Les errements de l'esprit oriental
Le Proche-Orient, à ce moment, est un centre de fusion, un point d'échanges où les esprits ne parviennent pas à se fixer sur une idée précise. Au contraire, c'est non seulement à une prolifération que l'on assiste, mais à un amalgame. Aussi bien au Levant et en Syrie qu'en Palestine ou en Egypte, l'esprit orientai en arrive à aider à la formation d'une telle multitude de croyances qui, toutes, empruntent au judaïsme, à l'Islam, au christianisme orthodoxe ou aux vieux mythes de source bélique (1) qu'il devient bien difficile d'en dissocier les thèmes respectifs.
Les dieux les plus anciens restent, eux-mêmes, encore vivaces. La religion égyptienne, qui inspira toute l'école religieuse méditerranéenne, connaît un succès tout particulier, notamment par un culte qui avait gagné, en même temps que le christianisme, avec lequel il présentait quelques similitudes, Rome et jusqu'à la Germanie ; c'est le culte d'Isis, la « vierge dont est né un fils », en qui l'on retrouve toutes les déesses orientales de la fécondité : Déméter, Astarté, Tanit, auxquelles la légende attribue le don d'avoir été mère d'un dieu. Quant au judaïsme, il est, lui aussi, en plein essor. Alexandrie compte alors un million de juifs. Bientôt, les théories monothéistes d'Israël vont prendre une forme ésotérique et occulte.
Ainsi croissent et s'accumulent d'innombrables tendances. Pour renforcer encore la confusion, des sectes plus ou moins excentriques se répandent, parfois en secret, dans les villes. Parmi celles-ci, il faut citer les premier gnostiques, dont la Rome décadente s'est encore une fois fait l'écho, les Ismaéliens apparus vers 760, et les Assassins, de source chiite mais d'origine mystique, également ismaëlienne, qui présentaient un programme à la fois politique et religieux dont on reparlera. Enfin, l’ésotérisme oriental se rattachait à la fois à la tradition sacerdotale égyptienne et à l'enseignement d'Hermès Trismégiste.
La première Croisade
Et c'est à ce carrefour des désordres que, des terres médiévales, une armée de chevaliers bardés de fer, la première Croisade, arrive et doit s'adapter d'abord au combat, puis, finalement, aux mœurs. Avant qu'il y ait affrontement militaire, il y eut affrontement des civilisations. Car y eut-il jamais mondes plus différents que ceux qui se trouvaient alors en présence ? De cette confrontation, il ne pouvait résulter qu'hostilité ou soumission. Les influences du pays aidant — et l'on imagine comment se présentait une semblable terre, pour des hommes d'armes toujours prêts à se laisser charmer par les sortilèges asiates — ce fut, quand bien même il y eut guerre, trop souvent la soumission des esprits. Et pas seulement aux échelons les plus bas. C'est ainsi que Godefroy de Bouillon, chef de l'expédition, en voulant féodaliser la Palestine et « rénover » les institutions européennes, se fit l'auteur d'un recueil législatif rédigé en Assemblée, les «lettres du Sépulcre », appelées plus tard « les Assises de Jérusalem », qui est rédigé pour la première fois dans un esprit démocratique alors inexistant en Europe.
SOUS L'EMPRISE DU RITE
Godefroy de Bouillon mort emprisonné, c'est son frère, Baudouin de Boulogne, qui le remplaça, avant de céder la place à un cousin, Baudouin du Bourg, dit Baudoin II. Et c'est dans la première année du règne de ce troisième roi de Jérusalem, que neuf chevaliers, jusque-là chargés de la garde d'un lieu saint, le mont Moriah, s'en viennent demander l'autorisation de fonder un Ordre, l'Ordre du Temple. Ces hommes étaient, outre un inconnu dont on ne possède plus le nom, Hugues Ier, comte de Champagne, Nivard de Montdidier, Gondemar, Archambaud de Saint-Aignan, Rossal, André de Montbard, enfin Bisol de Saint-Omer, lieutenant du chef du groupe, Hugues de Payan (ou Payens, car le patronyme n'est pas sûr), né en 1070 au château de Mahun, dans l'Ardèche.
Deux faits frappent aussitôt et viennent renseigner sur l'orien-tation templière dès ses origines. D'abord, le nombre de ses fondateurs. On sait, en effet, qu'en raison de l'importance donnée par les orientaux de toutes espèces à la signification cachée des nombres, les sociétés initiatiques sont toujours fondées par trois ou neuf personnes. Ensuite, l'emplacement où s'installe le premier groupe de Chevaliers. Baudouin II ayant accepté volontiers la fondation de l'Ordre, leur concède, très vraisemblablement sur demande instante de Hugues de Payan, la partie méridionale de son palais, c'est-à-dire celle qui touchait l'emplacement des ruines de l'ancien Temple de Salomon. Et c'est de cela que vint le nom de Templiers.
Les Templiers, précurseurs de la Franc-Maçonnerie
Ce choix volontaire est important parce qu'il confirme, ce qui fut mis en évidence par la suite, le caractère effectivement initiatique de l'Ordre. Selon la légende, le Temple de Salomon, précisément situé au sommet du mont Moriah, fut construit par le maître-architecte Hiram, un habitant de Tyr dont la mère était juive. C'est l'un des personnages majeurs du rite maçonnique, et l'on veut, même, que cette construction ait donné naissance aux premiers compagnonnages corporatifs, qui, pendant plusieurs siècles, se confondirent avec la Franc-Maçonnerie (2).
L'organisation des Templiers corroborait encore le caractère initiatique que ses fondateurs voulurent donner. Elle comprenait trois catégories, dont on sait mal le rôle exact : les Chevaliers, les Ecuyers et les Valets, l’ensemble étant placé sous l'autorité d'un Grand Maître, entouré de ses Grands Prieurs. Cette division n'avait pas seulement le rôle guerrier qu'elle suggère, mais correspondait à une volonté de reprendre la vieille division rituelle des mythes orientaux (triangle divin hébraïque, trilogies hindoues, sainte-Trinité chrétienne, trinité gnostique). Il faut, en effet, rappeler qu'une bonne partie de ceux-ci reposent sur les rapports mathématiques des nombres, et particulièrement sur le chiffre trois, l'impair par excellence. D'ailleurs, c'est sur le principe qu'un seul Dieu en trois personnes se ramenait à une formule algébrique, que le rabbin Siméon Ben Jochaï construisit la Kabbale juive.
Prodigieux développement du Temple
L'ordre du Temple s'étend rapidement. Sa forme y est pour beaucoup, mais aussi les soutiens qu'il reçoit et, tout particulièrement, alors que ses origines étaient connues, celui de l'Eglise. On sait, en effet, que Saint Bernard, prédicateur des Croisades et continuateur de l'esprit de Saint-Augustin, s'il ne la rédigea pas lui-même, inspira la Règle de l'Ordre et l'appuya en permanence. Quant au Vatican, il reconnut officiellement les Templiers et, par le concile de Troyes de 1127, leur donna leurs statuts. A ce moment, l'audience du Temple, donc sa nature, était déjà manifeste.
Il n'empêche que l'extension des chevaliers à la croix pattée ne laisse pas de surprendre. Car le point important reste que leur apparition ne répondait absolument pas à un besoin. Sur le plan de l'assistance religieuse, il existait déjà l'Ordre des Hospitaliers, pour répondre, lui, à la nécessité d'un service sanitaire inexistant — de même que l'intendance ou le service de ravitaillement — chez les croisés, rôle qu'il remplissait fort bien (3). Quant au domaine militaire, puisque le Temple se déclara dès le début « Ordre militaire et religieux », tous les observateurs s'accordent à dire qu'il n'était là non plus nullement indispensable, et même, que son apparition ne modifia en rien la constitution des armées féodales. Si son organisation rigoureuse pouvait le faire apparaître comme une véritable armée régulière, face à l'indiscipline et au désordre complet des soldats de cette première Croisade, célèbre par son incohérence, que renforçait l'absence totale de tactique des armées de l'époque, les faits, pour autant, n'en étaient pas changés.
L'ORIENTALISATION DU TEMPLE
Né en Palestine, fondé par des hommes qui avaient manifesté immédiatement leur désir de s'organiser selon les rites ésotériques communs à toutes les sociétés initiatiques, soutenu par l'Eglise dont il retournait en quelque sorte aux sources, l'Ordre du Temple ne va pas cesser, tout le temps qu'il sera en Terre Sainte, d'accroître sa puissance, à dominante diplomatique, donc politique, en s'engageant toujours plus avant dans la voie de l'orientalisation.
Sur ce point, tous les commentateurs s'accordent aussi. Dans son « Histoire de la Magie », François Ribadeau-Dumas écrit : « On apprenait avec étonnement tout ce que les Templiers, fondés à Jérusalem sur les restes du Temple de Salomon, devaient et avaient emprunté à la philosophie orientale. On y trouvait, en effet, l'origine de leurs rites, leurs symboles, leur alphabet, leurs secrets en un mot ». En cela, les Templiers faisaient seulement volontairement ce à quoi beaucoup de croisés cédaient par simple mollesse. La facilité d'accroître ses biens et son pouvoir, la nécessité de les conserver qui en découlait, amenèrent les premières vagues arrivées, à prendre parti pour une sorte de coexistence avec des adversaires bientôt devenus des alliés. Le chapelain Foucher de Chartres put écrire : « Nous qui étions Occidentaux, nous devenons Orientaux ; déjà, le lieu de sa naissance est inconnu à plusieurs d'entre nous ; tel a épousé une femme qui n'est pas sa compatriote, une Syrienne, une Arménienne, ou même une Sarrasine qui a reçu la grâce du baptême, »
Symbiose du Temple et des sectes islamiques
Exploitant cette situation qu'ils connaissaient bien, les Templiers représentèrent l'avant-garde de cet état de choses. Cherchant à mélanger, le plus possible, les deux peuples, en montrant l'exemple eux-mêmes, ils fondent le corps des Turcopoles, presque exclusivement composé de Sarrasins, choisissent des musulmans pour les seconder, reçoivent, dans une totale liberté religieuse, un grand nombre de sultans, n'hésitent pas, enfin, à faire chevaliers leurs interlocuteurs les plus valables, et surtout les plus riches. Avec les marchands et les juifs, ils entretiennent les meilleures relations.
Bien entendu, tous ces contacts se traduisent plus d'une fois par des accords purs et simples. Mais le rapprochement, de par leur propre nature, se devait d'être beaucoup plus sérieux. En effet, plus les Templiers se familiarisaient avec le monde musulman et oriental, plus ils y reconnaissaient leur propre esprit. C'est pourquoi ces relations étaient développées, non seulement sur le plan commercial, qu'ils surent exploiter, mais aussi sur celui des idées. Il est incontestable que c'est là, que le Temple trouva et précisa les notions qu'il ramena ensuite en Europe. Dans son livre récent, « le Royaume et les Prophètes », Jean-Charles Pichon ajoute : « les accords passés entre les chevaliers du Temple, attestent une compréhension réciproque, et même une amitié sincère, qui ne dut pas aller sans croyances communes. Ces croyances, ne pouvant se rapporter aux dieux adorés dans les deux camps, devaient nécessairement concerner une certaine vision de l'Histoire, une certaine estimation de la relativité des Mythes et des Cultes ».
Inversement, l'exemple des Templiers fit des adeptes chez quelques-unes des innombrables sectes asiates du moment. La secte des Assassins, dont l'influence chez les musulmans était comparable à celle des Templiers chez les croisés, s'organisa exactement sur leur modèle. Leur structure, leur hiérarchie et même leur tenue étaient identiques et les rapports entretenus furent constants. Les Assassins, dirigés alors par le Cheik El Djebel, répandaient, rapporte-t-on, les théories dualistes, dans la ligne tracée par la Kabbale et les poussaient à leur plus haut degré d'irréel et d'abstraction.
La réaction européenne des Chevaliers Teutoniques
Cependant, si les autorités ecclésiastiques restaient muettes, des réactions se firent bientôt devant cette orientation. Ce fut affaire des Chevaliers Teutoniques. Ceux-ci étaient apparus au siège de Saint-Jean-d'Acre, en 1112, à l'instigation de Henri de Waldpott, afin de s'occuper des chevaliers allemands tombés malades. Après avoir approché les Templiers, cet Ordre s'opposa violemment à leurs dogmes. Leur Grand Maître, notamment, Proclamait que la constitution réelle d'une élite devait se faire dans le cadre de l'Occident et de son combat, et non dans un métissage des esprits tel qu'il était en train de se pratiquer. Opposés à toute espèce d'orientalisme, aux sémites en particulier, les Chevaliers Teutoniques dénoncèrent sans grand résultat le rôle du Temple, pendant un fort long temps, puis, devant une hostilité quasi-générale parce qu'orchestrée, se mirent au service du fils de Frédéric Barberousse, Frédéric de Souabe, qui s'était souvent occupé de leur organisation. On connaît le conflit qui opposa Barberousse à la Papauté vers les années 1150, cette dernière lui déniant ses prérogatives d'empereur en son Empire, par le biais des questions politiques italiennes. Refusant de céder, l'Empereur fut finalement excommunié par Alexandre III et l'affaire eut de nombreuses répercussions politiques. Frédéric de Souabe avait repris le combat de son père. En 1229, il chassa les Templiers de Sicile et confisqua leurs biens. Quant aux Chevaliers Teutoniques, leur rôle dans les guerres germaniques et polonaises pendant les siècles qui suivirent, est resté célèbre.
UN ETAT DANS L'ETAT
Les Templiers revinrent, eux aussi, en Europe. Ou plutôt, ils s'y étendirent. Et dans des buts bien différents. Aux approches des années 1300, plusieurs croisades ont passé, et l'Ordre a derrière lui une ascension de près de deux cents ans, pendant lesquels son habileté, ses méthodes, sa formation, l'ont amené au faîte des puissances.
Riche, le Temple l'était plus que tout autre dans le monde alors connu. Et l'origine de cette fortune a étonné plus d'un historien. F. Nouveau-Piobb, dans son livre « La Rose-Croix Johannite », écrit : « II y a sans doute un mystère dans cette richesse quasi-spontanée. Et si l'on ne suppose pas que l'ordre a été secrètement doté de sommes tenues en réserve à l'effet de lui donner toute sa puissance capitaliste désirable, comment expliquer l'origine de cette fortune ? On ne suppose pas, qu'avec les legs qui ont pu lui être faits — legs territoriaux et non pas mobiliers — qui d'ailleurs n'ont jamais pu être prouvés — les Templiers ont pu édifier rapidement neuf mille commanderies, dont celles de Paris et de Londres, comprenant de multiples constructions sur une vaste étendue, »
Une organisation bancaire toute puissante,
Et même si l'on mentionne les dons de Philippe-Auguste (2.000 marcs d'or en 1122, 50.000 en 1125) et de la Papauté (non connus) - à moins que ces derniers n'aient été fabuleux - le mystère reste entier de ce côté.
Quoi qu'il en soit, l'importance acquise par l'Ordre est à peine imaginable. Le Temple dispose, en effet, de plusieurs flottes de commerce, avec des bateaux de 1500 passagers chacun; il comprend et équipe 30.000 chevaliers, soit, avec les écuyers et les valets, 300.000 hommes; en 1192, son Grand Maître, Robert de Sablé, achètera à Richard-Cœur-de-Lion, l'île de Chypre, pour la somme de 7 millions de marcs d'or. Sa puissance économique s'accroît encore sur tous les marchés orientaux, au Levant en particulier, qu'il contrôle sans restriction, puisqu'il garde la tête des armateurs. Enfin sa règle, approuvée par l'Eglise, lui donne possibilité de percevoir taxes et impôts, sans en payer lui-même, ni en rendre compte à la justice du Royaume.
Tout cela, bien entendu, ne reste pas sans fructifier. Pionniers des institutions démocratiques, capitalistes avant la lettre, les Templiers sont aussi les premiers banquiers à asservir à leur fortune, les pouvoirs et les hommes. Ils furent même, en ce domaine des promoteurs, en ce sens qu'ils perfectionnèrent à un degré alors jamais atteint, le système des placements, des investissements, des comptes et des transferts. Leur richesse leur permettait tous les prêts, leur organisation en assurait la sécurité au moyen de lettres de change tirées d'une commanderie à l'autre ; leur esprit leur donnait tous les contrôles. On a calculé que le montant des capitaux qu'ils faisaient circuler entre l'Orient et l'Occident, correspondaient à ceux de l'ensemble des banques d'aujourd'hui, rassemblés en une seule. Il faut ajouter que, seuls à l'époque, les Templiers pratiquaient l'usure, qu'ils avaient appris en Palestine, en spéculant particulièrement sur les différences de change d'un lieu à l'autre.
Les ancêtres du capitalisme financier
Tous ces trafics, dont L. Delisle a rendu excellemment compte à la fin du siècle dernier, dans ses « Mémoires sur les opérations financières des Templiers », furent d'autant plus vivement suivis par les puissances du moment, qu'elles y étaient bien souvent assujetties, que ce soit par solidarité (la Papauté — Alexandre III, en particulier — fut soutenue par les deniers du Temple, tout au long de son conflit avec l'Empire germanique, et pendant la querelle des investitures au XIIe siècle), ou par besoin, tels les rois d'Angleterre, Jean-sans-Terre et Henri III, ainsi que Philippe-Auguste, qui durent finir par leur abandonner l'administration des revenus et du trésor du royaume. Dès lors le Temple pouvait, d'une Commanderie à l'autre, être tenu au courant de toutes les affaires publiques, influer sur leur déroulement, de la même façon que les branches diverses d'une même finance internationale à partir du XIXe siècle.
Organisation internationale, l'Ordre du Temple intervint, alors, en permanence, dans les affaires intérieures des 17 pays qui l'accueillaient, tout en continuant à faire fructifier ses intérêts et à servir, dans l'esprit de ceux auxquels il devait sa formation. A Jérusalem, où les croisades se poursuivaient, il tient toutes les commandes grâce à son Grand Maître, Gérard de Ridfort (ou de Bradefort), qui a réussi à devenir conseiller du roi Guy de Lusignan, dont il a imposé la nomination. Après des fortunes diverses, les Templiers iront jusqu'à négocier et obtenir, au temps de la troisième croisade, le mariage de la sœur de Richard-Cœur-de-Lion avec Abd El Malek, le propre frère de Saladin ! A ce moment, quelle que soit l'opération politique en cours, nul ne peut plus se passer de leur avis. Philippe-Auguste, comme Louis VII, témoignent qu'ils n'auraient « pu subsister un instant dans ces pays sans l'aide et l'assistance des Templiers. »
Dans tous les autres pays d'Europe, c'est le même phénomène qui se produit. L'Ordre du Temple est un Etat dans l'Etat. Il possède des commanderies partout. Apatride, il ne s'en juge que plus à l'aise pour tenir sous sa coupe toute activité qui l'intéresse. Et en Espagne, Alphonse Ier d'Aragon leur lègue le pouvoir. Fort heureusement, une saine et vigoureuse intervention du peuple, révolté à l'idée de dépendre d'une banque orientale, fait pression sur le Roi et le contraint de modifier cette disposition.
L'ORDRE REVIENT DANS LA NATION
En France, les Templiers ont pensé pouvoir installer le centre de leur organisation. La commanderie de Paris, avec les domaines qui en dépendent en Normandie — étape vers l'Angleterre qui leur est acquise — est la plus importante d'Europe. C'est alors qu'intervient Philippe le Bel.
On connaît le conflit que ce Roi eut avec le Vatican, et particulièrement avec le terrible Boniface VIII. Celui-ci mort, Benoît XI tôt disparu, c'est Clément V qui occupe le trône de Saint-Pierre et c'est sous son règne que va se dérouler la fin des Templiers. Il est intéressant à ce propos de savoir que Clément V ou Bertrand de Got (ou Goth), malgré la consonance germanique de son nom — toute apparente d'ailleurs — est, en fait, lui aussi, séduit par l'Orient, où il retrouve un esprit qui lui est cher. C'est un lecteur du célèbre occultiste Albert le Grand, un protecteur de l'alchimiste Arnaud de Villeneuve, un fondateur de chaires d'hébreu, d'arabe et de syriaque. Il est bon de le connaître tel, pour apprécier le déroulement des faits.
L'intervention nationaliste Philippe le Bel
Philippe le Bel l'a prouvé : il aime et veut passionnément l'unité, (il a ramené la Champagne à la France), donc la souveraineté du royaume français. A juste titre, il n'admet pas de le voir soumis à une puissance internationale, surtout si celle-ci s'exerce ouvertement de façon financière et bancaire et, plus discrètement, par la diffusion d'idées orientalisées, en un mot déréalisantes.
Au demeurant, le Temple a montré fort peu habilement son influence lors d'un événement précis : les émeutes de 1306. Celles-ci avaient suivi une dévaluation monétaire de 65 %. Elles avaient été des plus violentes ; il se trouve que ce furent les Templiers, par raréfaction de la circulation des monnaies, qui avaient déclenché la dévaluation et favorisé les désordres qu'elle provoqua.
Le Roi sait alors l'urgence d'une intervention ; il sait aussi que l'ordre étonnant dans lequel se trouve l'Etat, la rapidité et l'efficacité des services qui en dépendent, lui permettent de frapper au cœur l'Ordre du Temple. Il y parviendra, même, d'une façon plus radicale qu'il ne l'a certainement pensé. Ce 13 octobre 1307, un an après les émeutes, avec une coordination extraordinaire, tous les Templiers de France sont arrêtés.
On ne s'étendra pas sur la procédure judiciaire qui s'ensuivit, car elle n'eut qu'un rôle tout à fait annexe. Elle dura quatre ans, au cours desquels on put voir que les griefs faits aux Templiers reposaient sur une origine bien réelle. Des aveux furent obtenus très largement — pas seulement en matière économique — et il faut noter que nombre de ceux-ci furent consentis volontairement, contrairement à ce que l'on croit ordinairement.
Les accusations précises portées contre le Temple
Les points sur lesquels reposaient l'instruction étaient les suivants : mainmise sur l'Etat, diffusion d'idées universalistes et de l'occultisme, pratiques initiatiques secrètes, homosexualité. Un certain nombre de détails furent ainsi obtenus. Il est très vraisemblable, ainsi, que l'emprise internationale exercée par l'Ordre du Temple, était encore favorisée par l'infiltration d'une sorte de commandement parallèle, non révélé, que semble corroborer l'imprécision des historiens quant aux listes des Grands Maîtres qui nous sont parvenues. Pour ce qui est de l'universalisme, il se manifestait, au Temple, sous toutes ses formes. On apprit que des articles non officiels de la règle stipulait : « Sachez que Dieu ne fait point de différence entre Chrétiens, Sarrasins, Juifs, Grecs, Romains, Francs et Bulgares » ; moyennant quoi leur culte de « Notre-Dame la Vierge », se manifestait aussi bien par des hommages rendus à la mère de Jésus-Christ, qu'à Isis la vierge-mère égyptienne, comme en témoignent les inscriptions retrouvées sur leurs constructions. Comme les Cathares, les Templiers prêchaient une conception dualiste des choses, qui leur faisait affirmer la primauté de l'essence, la nocivité de l'existence ; pratiquant une sorte de manichéisme simpliste, ils affirmaient l'homme créé par une puissance mauvaise, d'où la nécessité de rendre au Christ sa mission de négation, de se détacher au maximum de la réalité, donc de l'existence. Et la règle d'interdire la procréation, les rapports sexuels, de s'opposer à toute différenciation dans le simple domaine biologique (4).
De source encore plus évidemment orientale, était la place accordée à l'occultisme par le Temple. Sa connaissance de l'astronomie, alors pratiquée seulement en Orient est certaine. Et cela, au moins, semble avoir été démontré par Gérard de Sède, dans son ouvrage discuté — et discutable — « les Templiers sont parmi nous », prouvant que le château de Gisors, en Normandie, ancien refuge et domaine des Maîtres de l'Ordre était construit sur des plans dictés par la projection des positions des étoiles, un 25 décembre à 0 heure (5) au XIIe siècle. Ce que vient confirmer un fait : la valeur purement architecturale des commanderies était nulle et cédait visiblement le pas à une symbolique de la construction — (telle la position des cathédrales médiévales et aujourd'hui des mosquées) — d'origine évidemment byzantine et orientale. Le colonel Lawrence, qui fut passionné du Temple, et tenait ces constructions comme représentatives d'un « art dégénéré », écrit d'ailleurs : « Les Templiers, qu'on soupçonna toujours d'un penchant pour les hérésies et les arts mystérieux de l’Orient, reprirent en architecture la tradition de Justinien telle que la représentaient les forteresses de Syrie... »
A cela, s'ajoutaient aussi bien les pratiques alchimiques (le mot rappelons-le, vient de Al Khemia, la terre noire, c'est-à-dire l'Egypte), que celles de la cryptographie, application fondamentale de la relation chiffres-lettres, prônée par la Kabbale, et, d'une façon générale, tout ce qui avait trait aux rites orientaux comme l'indiquent tous les objets, coffrets sculptés notamment, appartenant aux Templiers, retrouvés couverts de figurines (les « Baphomets »), et d'inscriptions arabes.
Un enseignement plein d’actualité
Or, malgré tous ces faits établis, l'Eglise ne marqua guère son hostilité aux Templiers. Sans doute, sur pressions instantes de Philippe le Bel, Clément V, à la fin de novembre 1307, ordonne-t-il à son tour l'arrestation des Templiers dans toute l'Europe, mais, écrit Gérard de Sède : « il sait ce qu'il fait. Cet ordre, qui n'est que la conséquence de la prise en main de l'affaire par le Saint-Siège, implique en effet la remise à celui-ci des seuls Chevaliers qui soient en danger : ceux que détient Philippe le Bel. Ailleurs, les souverains feront comme bon leur semble : en Angleterre et au Portugal, par exemple, les Templiers ne sont pas inquiétés. L'Ordre du Temple, rompu aux subtilités de la politique, ne se trompe d'ailleurs pas sur le véritable sens de cette décision pontificale : partout, il relève aussitôt la tête. » Mais Philippe le Bel refuse de se défaire de ses prisonniers et demande à Clément V, au cours d'une entrevue à Poitiers de près d'un mois, une condamnation officielle. Le Pape refuse et ne cède pas.
Ce n'est qu'après avoir procédé à un libre interrogatoire des chefs de l'Ordre qu'il consent. Depuis, le compte rendu de l'interrogatoire est aux archives secrètes du Vatican où il a été caché obstinément. La condamnation, rapide, furtive, eut lieu le 10 octobre 1311 au Concile de Vienne, selon les uns, le 22 mars 1312 selon les autres. Le procès pouvait avoir lieu ; jugement rendu, les Templiers condamnés à mort furent exécutés le 18 mars 1314, et leurs biens donnés en partie à leurs rivaux, les Hospitaliers. L'Ordre du Temple avait duré 196 ans.
La disparition quasi-instantanée de l'Ordre, l'hypothèse de sa résurgence sous d'autres formes (Maçonnerie, Rose-Croix), la force avec laquelle les commanderies des autres pays, bien moins visées, ont pourtant ressenti les coups portés aux Templiers installés à Paris, enfin le sort de la plus grande partie de ces célèbres richesses jamais retrouvées, ont depuis ouvert le champ à bien des exégèses. Un seul point compte cependant, la France venait de se débarrasser de la pire emprise qui se puisse être : celle de l'irréel, lorsqu'il se camoufle ou s'accompagne d’une mainmise financière. On ne peut, en regardant l'exemple donné par un Roi véritablement souverain, que s'en féliciter.
Fabrice Laroche
Notes :
- 1 Le culte du bélier
- 2 Salomon lui-même laissa une image significative, dont la seule Bible ne rend pas compte. « Plus grand que tous les rois de la terre en richesse », dit-elle — elle n'ajoute pas que cette richesse lui venait surtout du contrôle total de tous les trafics de son pays, — grâce à une véritable armée de marchands — Salomon fit édifier un Palais, le fameux Mur de Jérusalem, puis le Temple, dont l'actuel « Mur des Lamentations » est le dernier reste, et que l'on a pu qualifier de « maison magique par excellence ». Adepte de l'occultisme, appelé « premier des nécromants », on lui attribue d'ailleurs un célèbre traité de magie « les Clavicules de Salomon », dont l'auteur pourrait être en réalité le Pape Honorius III. Dans les temples de Salomon, rapporte le Talmud, dont il est aussi l'un des personnages, on adorait indistinctement Astarté, Yahvê, Set, Tanis, Anta et Baal.
- 3 Les historiens se sont beaucoup appesantis sur l'opposition des Hospitaliers et des Templiers. En réalité, c’est bien plus une simple rivalité entre deux branches religieuses présentant bien des points communs, qu’il faut y voir. Moins orientalisé, l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, dit Ordre de Malte, fut fondé en 1099 par Gérard Tom, originaire de Martigues, au temps où Conard II étant empereur, la Provence était allemande ; tout en s’étonnant des soutiens trouvés par le Temple, il eut cessé de s’en inspirer : en 1211, deux ans après la fondation de l’Ordre rival, les Hospitaliers déclarèrent à son exemple un caractère militaire ; peu après ils se rangèrent eux aussi en trois « classes » (chevaliers, servants et chapelains)
- 4 L’emblème sigillaire des Templiers montrant un cheval, monté par deux cavaliers masculins, symbolisait une conception androgyne, encore que l’on puisse y voir une reprise du thème gémique qui hante les religion et les mythologies : Lahmou et Lahamou aux Indes, Romulus et Remus, les égyptiens Seth et Osiris, Castor et Pollux, etc…
- 5 Date du Solstice et du Noël chrétien, mais aussi des anciennes fêtes païennes de Mithra (dieu du soleil), de même le jours des Rogations est une survivance christianisée de la fête Déméter…
Sources: Europe Action octobre 1963