L'Europe n'a pas attendu le christianisme pour exister.

Prenons d'abord l'aspect chronologique : y avait-il une Europe avant l'arrivée du christianisme — lequel, né en Judée, était donc un produit d'importation ? Evidemment oui. D'abord en ce qui concerne le nom même de l'Europe. Il est grec et Jean Haudry a rappelé (voir Terre et Peuple n°13, 2002) qu'il signifie “au vaste regard”.l est porté par plusieurs héroïnes dont la plus célèbre, enlevée, selon Hésiode, par Zeus amoureux fou ayant pris l'apparence d'un taureau blanc (couleur de la souveraineté) pour séduire l'objet de ses désirs, donna naissance, à la suite de son union avec le roi des dieux, au futur Minos, roi de Crète, présenté dans la mythologie antique comme le civilisateur par excellence.


Cnossos, Crète
Statère, vers 350 av. JC

Autrement dit, Europe est la mère de la civilisation… Mais Europe est aussi le nom donné par les Grecs à une terre — la leur — définie par opposition avec l'Afrique et l'Asie. Aujourd'hui encore les Crétois sont fiers d'expliquer qu'ils habitent l'extrême avancée de l'Europe, au sud, face à l'Afrique… C'est aussi face à l'impérialisme asiatique qu'Hérodote utilise le mot Europaioi (les Européens) pour désigner ses compatriotes grecs dressés pour combattre, au nom de leur liberté, les envahisseurs venus d'Orient, magma de populations hétérogènes enrégimentées par l'impérialisme perse. Pour Hérodote, explique Elisabeth du Réau, professeur à Paris III, “l'Europe politique prend forme dans la guerre contre les Perses”. Et Jacqueline de Romilly souligne, évoquant la bataille de Salamine (480 avant l'ère chrétienne) opposant Grecs et Perses, qu'il s'est bel et bien agi d'un choc de civilisations : “Les Grecs ont eu alors pour la première .fois le sentiment de défendre une civilisation contre une autre“. Ce que confirme Jacques Le Goff lorsqu'il écrit, analysant les textes d'Hippocrate (père de la médecine) : “Le contraste entre Orient et Occident (avec quoi se confond l'Europe) incarne pour les Grecs le conflit fondamental des civilisations“. Et Le Goff résume ainsi la vision qu'a Hippocrate de la spécificité culturelle des Européens : “Les Européens tiennent à la liberté et sont prêts à se battre, voire à mourir pour elle”.

La liberté était donc dès l'origine et est restée depuis la valeur la plus caractéristique de la conception du monde des Européens.

En reconnaissant sa dette à l'égard de l'Antiquité, la Renaissance ne fait que s'inscrire dans une tradition qui n'a pas connu de véritable rupture car le Moyen Age “chrétien” (nous reviendrons plus loin sur le sens de ces guillemets…) n'a pu faire abstraction d'Athènes et de Rome (le fait que l'Eglise catholique — c'est à dire “universelle” — se dise aussi “romaine” illustre le souci de récupération d'un héritage prestigieux, cette récupération ayant une forte connotation idéologique puisque le chef de la Rome médiévale n'est plus l'empereur mais le pape — c'est à dire, littéralement, le “père” des chrétiens… donc des Européens).


En s'interrogeant sur les fondements de l'Europe médiévale, Le Goff identifie quatre héritages :

- le grec (que Paul Valéry, en 1922, estimait le plus déterminant car “l'apport de la Grèce est ce qu'il y a de plus distinctif dans notre civilisation”) ;

- le romain, avec une langue latine qui est “véhicule de civilisation” et, en tant que langue liturgique, donc sacrée, adoptée par le catholicisme, destinée à rappeler à chacun que la civilisation c'est l'Eglise ;

- l'idéologie trifonctionnelle indo-européenne (que Le Goff, à la suite en fait de Duby, a fini par reconnaître comme élément fondateur – mais en “oubliant” de préciser qu'ainsi c'est aussi la part germanique et celtique de l'Europe que l'Eglise, en essayant d'intégrer à son profit le thème trifonctionnel, a voulu récupérer) ;

- enfin un quatrième héritage, que Le Goff qualifie de “biblique” et qui est, affirme-t-il, “d'une importance capitale” car il se présente “comme une encyclopédie qui renferme tout le savoir que Dieu a transmis à l'homme”, en particulier un “sens de l'Histoire” présenté comme traduction dans le devenir des hommes de la volonté de Dieu, commencement et fin (alpha et oméga) de toutes choses (ce que les historiens des idéologies appellent le providentialisme).

Le clerc, le chevalier et le paysan
Enluminure médiévale

L'Europe médiévale, donc, bénéficie d'un héritage pluriel. Mais cette pluralité, qui se traduit dans la réalité historique, est recouverte par une unité et un unanimisme proclamés officiellement par l'Eglise ceux d'une chrétienté présentée comme assurant l'harmonie du monde sous la bienveillante tutelle de la loi du Christ. Cette notion de chrétienté a suscité depuis longtemps l'intérêt des historiens et a fait couler beaucoup d'encre. Aujourd'hui, les plus grands noms de la recherche historique reconnaissent qu'assimiler l'Europe à la chrétienté est, au Moyen Age comme pour les siècles qui ont suivi, l'expression d'une volonté idéologique – ou d'un vœu pieux – mais ne correspond pas à la réalité. Rassurante par son unanimisme apparent, par la sécurité psychologique qu'elle apporte comme gage de légitimité (”Dieu est avec nous”) la notion de chrétienté est une façade qui se veut prestigieuse mais qui est un décor en trompe l'œil. D'autant qu'en exaltant “l'Europe chrétienne” il faut savoir de quel christianisme on parle.

Vous avez dit chrétienne ?


Jean Delumeau, qui se définit lui-même comme un “historien chrétien”, a réalisé un travail pionnier en s'interrogeant, depuis plus de trente ans, sur le caractère véritablement chrétien des sociétés européennes, tant à l'époque moderne qu'au Moyen Age (comme tout bon moderniste, il sait qu'il faut aller chercher au Moyen Age la clef de situations constatées aux XVIè, XVIIè et XVIIIè siècles – et même au-delà…). Ses conclusions sont claires : dans son livre Un chemin d'histoire, chrétienté et christia­nisation (Fayard, 1981), il constate “les limites de la christianisation” et étudie successivement “la légende du Moyen Age chrétien”, “la permanence d'oppositions au christianisme en pleine chrétienté”, “la lenteur de la christianisation sur le terrain”. Il avait d'ailleurs utilisé les mêmes expressions dans un ouvrage précédent, Le catholicisme entre Luther et Voltaire (PUF, 1971), où il avait tracé ses pistes de recherche. Il y constatait que les efforts de christianisation accomplis par l'Eglise – les Eglises, à partir de la Réforme – pendant mille cinq cents ans n'avaient pas fait disparaître “un paganisme profond et tenace souvent recouvert d'un simple vernis”. Le même constat est dressé, entre autres éminents spécialistes, par Philippe Walter : “Une “mythologie” typiquement médiévale s'est bien construite sur les croyances païennes que le christianisme dut assimiler dans le but de les contrôler” (Mythologie chrétienne. Rites et mythes du Moyen Age, éditions Entente, 1992). Ou encore par Jacques Le Goff, qui note que “parmi les réalités que nous montrent les textes, les rituels, les images et la
pratique sociale et dévotionnelle, il a dû se trouver (…) une certaine distance, pour ne pas dire plus, entre le monothéisme officiel et des formes de polythéisme” (Le Dieu du Moyen Age, Bayard, 2003).

Ce sont des phénomènes bien connus : croyances et pratiques liées à la vénération de forces naturelles et expressions d'un panthéisme spontané (arbres et sources sacrés, pierres dressées, fêtes saisonnières liées à la course annuelle du soleil, etc.) ont perduré malgré toutes les prédications, tous les interdits, toutes les persécutions (le paganisme étant assimilé à la sorcellerie). Alors que le christianisme, proclamé religion unique et obligatoire par l'empereur Théodose en 392, était censé régir les consciences et la vie quotidienne des Européens, l'unité religieuse ainsi imposée était une unité de façade. Outre le phénomène des déviationnismes récurrents appelés hérésies, outre les fractures institutionnelles (schisme de 1054 avec le monde byzantin, luthéranisme et calvinisme au XVIè siècle), la persistance d'une culture populaire imbibée de paganisme et sous-jacente à la culture officielle, cléricale, religieusement correcte, démontre que les sociétés européennes, de l'Antiquité à l'époque contemporaine, étaient très relativement chrétiennes.

 Un bel exemple de lieu de culte "récupéré" :
la Fontaine Saint Blaise
(Vosges Saônoises)

Tout en entretenant sans discontinuer, pour briser les résistances, une politique multiséculaire de répression, l'Eglise utilise parallèlement une stratégie de récupération — plus intelligente et donc plus efficace — pour digérer le vieux fonds païen (installation d'édifices chrétiens sur les lieux de culte païens, culte des saints aux fonctions étranges, christianisation du calendrier des grandes fêtes saisonnières, etc.). Mais cette stratégie a eu un effet “pervers” : en voulant christianiser le paganisme, l'Eglise catholique (mais aussi l'Eglise orthodoxe, très “solaire” par bien des aspects) a paganisé le christianisme — et le reproche violent lui en a été fait tant par certains hérétiques (prétendant, à juste titre, rester fidèles au christianisme primitif) que par les iconoclastes ou les Réformés (fous furieux, par exemple, contre le culte des saints et le culte marial). Comment nier d'ailleurs que — pour prendre ce seul exemple — l'intense dévotion populaire aux vierges noires des églises romanes ne soit pas la tranquille continuation de cultes voués aux déesses-mères des temps païens, incarnations de la féconde et protectrice Terre-Mère (la “Bonne Mère”…).

 La Vierge Noire de Saint Gervazy
Auvergne (XIIe siècle)
 

 Puisqu'il est question des Vierges noires, rappelons au passage la signification fortement symbolique des couleurs dans le monde européen : le noir, mais aussi le vert et le bleu sont couleurs de fécondité (troisième fonction), le rouge couleur de sang donc de combat (deuxième fonction), le blanc — et l'or — couleur de souveraineté (première fonction). On remarquera que ces couleurs sont associées (par deux ou par trois) dans la composition des drapeaux européens. Et l'on ne peut manquer de noter que la hiérarchisation des couleurs blanc-or, rouge-violet, noir se retrouve dans les vêtements portés par le clergé catholique, du sommet à la base de la pyramide des fonctions. Dans ce domaine aussi, l'Eglise a su s'adapter.

Toutes ces remarques amènent-elles à nier la dimension chrétienne de l'Europe ? Evidemment non. Il serait imbécile de nier que, l'histoire ayant fait son œuvre, le christianisme a marqué de son empreinte la civilisation européenne (d'ailleurs qui, parmi les païens d'aujourd'hui les plus farouches, peut affirmer qu'il s'est libéré totalement de toute influence chrétienne, y compris au niveau de l'inconscient ?). Mais le christianisme a connu, au cours de sa longue et progressive implantation en Europe, bien des évolutions. Autrement dit, l'Europe chrétienne que revendiquent certains aujourd'hui s'est au fil des siècles beaucoup éloignée — disons même émancipée — d'un christianisme primitif profondément marqué par ses origines judaïques. Disons — pour utiliser une formule quelque peu provocatrice — que le catholicisme a réussi dans la mesure où il est parvenu à être un christianisme bien particulier, adapté aux mentalités européennes.

En ouvrant toutes grandes les portes du christianisme naissant aux Gentils (c'est à dire les non juifs), Saul-Paul de Tarse a mis en œuvre une stratégie qui a tout à la fois permis l'expansion spectaculaire du christianisme mais l'a aussi — et c'était la condition sine qua non — coupé de ses racines hébraïques. Alors qu'il était un courant, parmi d'autres, d'une religion marquée par sa spécificité ethnique, il est devenu une religion universaliste. Au grand dam de ceux qui, de l'Antiquité à nos jours, ont voulu rester fidèles à la matrice judéo-chrétienne. Ces protestataires rigoristes ont toujours mis en avant la fidélité inconditionnelle et tatillonne à un monothéisme intransigeant, méprisant et maudissant tout compromis avec ce qui pouvait apparaître comme des tentations polythéistes. Mais ils sont restés minoritaires, tout au moins jusqu'à nos jours où le courant — disons même le lobby — judéo-chrétien a pris le contrôle de la plupart des rouages de l'Eglise catholique (pour le protestantisme la question ne se pose pas, puisque sa raison d'être a toujours été le retour au biblisme, tandis que les orthodoxes, eux, ont sans discontinuer mis en avant un christianisme solaire bien différent du judéo-christianisme — comme l'a illustré dramatiquement la Querelle des Images).

La réalité d'une Europe chrétienne s'explique donc par l'adaptation du catholicisme à des mentalités européennes imperméables à la loi des peuples du désert. Quand le christianisme est celui des croisades, de la Reconquista, des ordres militaires (Templiers, Hospitaliers, Teutoniques, Santiago, Calatrava, Alcantara, etc.) il apparaît comme l'héritier du vieil idéal héroïque et guerrier de la tradition indo-européenne et cette adaptation lui rallie ceux qui, inconsciemment ou non, habillent d'une justification chrétienne l'instinct ethnique des Européens. Car, en Espagne comme en Terre Sainte, les chevaliers du Moyen Age combattent le Sarrasin. C'est à dire celui qui n'a pas la même religion, mais aussi — et peut-être surtout — celui qui n'est pas européen.


 

Ce combat a perduré, après la prise de Constantinople par les Turcs (1453), qui marqua la fin de l'empire byzantin, continuateur pendant mille ans tout à la fois de l'idéologie impériale, césaropapiste, héritée de l'empire romain et d'une culture grecque ancestrale (les Byzantins se disent Romains, mais utilisent pour ce faire un mot grec, Romaioi, puisqu'ils parlent grec — lequel Romaioi devient le Roumi qu'utilisent les musulmans pour désigner le chrétien… c'est à dire l'Européen).


Prise de Constantinople par les Turcs (1453)
par Jean Chartier (XVe siècle)

La menace d'invasion qui pèse sur l'Europe se concrétise à partir du XVè siècle : les Turcs, “destinés à être le cauchemar pluriséculaire de l'Europe” (Jacques Le Goff), pénètrent au cœur du continent en annexant la Serbie (1459), la Bosnie (1463), l'Herzégovine et l'Albanie (1467), la Hongrie (1526). Vienne est assiégée en 1529 puis en 1683. La reconquête européenne permet de libérer la Hongrie (1699), la Valachie et la Moldavie (1737), la Roumanie et la Serbie (1789). Il faut attendre le XIXè siècle pour que la Grèce soit affranchie de ce que les Crétois appellent encore aujourd'hui “le temps de l'esclavage” (ce qui exprime clairement leurs sentiments à l'égard des Turcs, surtout lorsqu'on entend avec quelle voix ils prononcent cette expression…).

La Crète, occupée par les Turcs de 1647 à 1898, illustre remarquablement le double caractère — chrétien et européen — de la lutte contre les Ottomans. L'Eglise orthodoxe, dont l'emblème — l'aigle à deux têtes (on le retrouve dans les armes impériales de l'Autriche et de la Russie) — appartient à la plus haute tradition héraldique européenne, a été l'âme de la résistance crétoise.


Aigle bicéphale, emblème
de l'Eglise Orthodoxe Grecque

On en prend conscience lorsqu'on est devant le monastère de Toplou, qui ressemble plus à une forteresse qu'à une maison religieuse.

 Le Monastère fortifié de Toplou (Crète)

Il en est de même du monastère d'Arkadi, où en 1866 un millier de Crétois (en grande majorité des femmes et des enfants, les hommes étant dans le maquis) résistèrent pendant deux jours à 12 000 Turcs, avant de se faire sauter — avec leurs assaillants — dans la poudrière où ils s'étaient réfugiés. Ajoutons que la résistance au Turc, en Crète, a manifesté la solidarité entre Européens puisqu'en 1669 des combattants européens, dont une troupe française, défendirent La Canée (Chania, Candie) et résistèrent pendant un très long siège, derrière les fortifications édifiées au temps des Vénitiens par l'architecte véronais Michele Sanmicheli, avant d'être submergés par la marée turque, forte d'une supériorité numérique écrasante.



L'insurrection du Monastère d'Arkadi (Crète, 1866)

L'osmose réalisée avec le peuple crétois par l'Eglise orthodoxe s'explique largement par la capacité de cette institution à s'adapter aux mentalités populaires. Un exemple parmi d'autres (mais particulièrement significatif) : la crosse du primat de Crète porte à son sommet deux serpents entrelacés, c'est à dire le symbole tout à la fois d'Asklépios, dieu grec de la médecine et d'Hermès-Mercure, dieu de la connaissance et guide des âmes. Avoir soin du corps comme de l'âme, les guérir si nécessaire, voilà une mission que l'Eglise orthodoxe a voulu assumer, pleinement consciente d'être ainsi fidèle héritière d'une spiritualité plus ancienne qu'elle-même.
 

C'est pourquoi, aujourd'hui, le combat des Serbes contre les Bosniaques et les Albanais, tête de pont des Turcs, doit être le combat de tous les Européens dignes de ce nom, car il s'inscrit dans le cadre d'une très longue et très ancienne lutte, qui continue sous nos yeux (le Vatican semble parfois en avoir conscience : en mai dernier, il a publié un document où était déclaré “non-opportun” le mariage d'une chrétienne avec un musulman).

Au Kosovo comme dans les banlieues des grandes villes occidentales, où les Européens sont désormais souvent minoritaires, porter la croix c'est, pour certains Européens, une façon de dire qu'on refuse la domination musulmane — et donc choisir son camp, celui de l'Europe.

A suivre...

A lire également :

- L'Europe est-elle chrétienne, par Pierre Vial (partie 1)


- L'Europe est-elle chrétienne, par Pierre Vial (partie 3)
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