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Ce n’est pas le plus connu des Grecs : d’autres ont de plus grands exploits militaires, d’autres encore de plus grands ouvrages philosophiques. Mais Xénophon est l’un des rares à avoir associé les deux : la plume et l’épée et d’avoir à la fois vécu une aventure militaire forte (la sortie d’Asie Mineure) et produit une œuvre qui mérite toujours d’être lue. Dans cette aventure humaine des Dix-Mille se dessine une grande stratégie, nouée dans l’amitié et l’adversité.

Dans L’École d’Athènes, Raphaël le peint aux côtés de Socrate. Il a l’air d’un enfant. Accoudé à une colonne, il écoute le maître. Il tirera plusieurs œuvres de cette proximité intellectuelle, dont L’Apologie de Socrate. Xénophon (430-355) est un homme de pensée, un philosophe. Il rédige des dialogues philosophiques, au même titre que Platon ; outre L’Apologie, Le Banquet et Hiéron. Dans la fresque de Raphaël, face à Socrate, se tient Alcibiade, le « chasseur pourpre ». Xénophon est entre eux deux, écoutant tantôt le philosophe et homme de pensée, tantôt le stratège et l’homme d’action. Et Xénophon est l’un et l’autre, tout à la fois un peu Socrate et un peu Alcibiade, homme de plume et homme d’épée. Comme Alexandre, mais dans une moindre mesure, il est un « philosophe en armes[1] ». Xénophon a combattu avec les Grecs[2] dans l’armée de Cyrus et, après l’assassinat de Cléandre, il est choisi comme chef, avec désormais l’ardente obligation de conduire les restes de l’armée hors d’Asie Mineure afin de pouvoir rentrer en Grèce.

De cette vie, il a laissé plusieurs ouvrages, dont Les Dix-Mille[3] qui retrace cette aventure. Mais Xénophon a plus apporté encore. C’est lui qui, avec les Helléniques, termine l’œuvre de ThucydideLa guerre du Péloponnèse n’ayant pu être achevée à cause de la mort de celui-ci. Gérant d’un domaine pendant plus de vingt ans, on lui doit aussi le premier traité d’économie, Économique, dont il est l’inventeur du nom. Xénophon n’est pas le plus célèbre des Grecs comme si, pris entre Socrate et Alcibiade, il laissait aux philosophes le souvenir des lettres et aux hommes d’action la mémoire des armes. Et pourtant, chacun de ses textes est dense et magistral et mérite non seulement d’être lu, mais surtout d’être étudié.

 

La philia et la guerre

Qu’allait donc faire Xénophon dans cette aventure perse ? Lui-même ne le savait pas. C’est à l’invitation de son ami, le général Proxène de Thèbes, qu’il rejoint une expédition de Grecs se rendant en Asie Mineure auprès de Cyrus le Jeune. C’est une fois arrivé que les Grecs comprennent que leur rôle est de combattre contre Artaxerxès II, le frère aîné de Cyrus, afin de permettre au cadet de prendre le contrôle du trône. Les Spartiates, qui ont été aidés par les Perses lors de la guerre contre Athènes, viennent cette fois aider l’un des Perses comme juste retour des choses. Soixante-six ans avant Alexandre, les Grecs combattent déjà les Perses sur leur sol. C’est à Counaxa (401), devant les murs de Babylone, que se joue la bataille fatale. Celle-ci est gagnée par les Grecs et les troupes de Cyrus, mais ce dernier est tué. La victoire devient alors inutile, Artaxerxès conserve son trône et les mercenaires grecs se retrouvent sans but. Leur chef, Cléandre, un Spartiate qui aime la guerre, organise alors la retraite de ce terrain hostile. Si Cléandre connaît le fonctionnement de l’épée, il ignore le fonctionnement des hommes. Le voici, avec les autres officiers, tombant stupidement dans un guet-apens tendu par le satrape Tissapherne. Celui-ci a invité les chefs grecs à un banquet, mais désarmés, afin de sceller la paix. Il leur a promis de les aider à rejoindre le Pont-Euxin afin de pouvoir rentrer chez eux. Cléandre croit les paroles de Tissapherne. Une fois arrivé dans le camp perse, il se fait arrêter avec ses hommes et décapiter. Stupeur chez les Grecs à l’annonce de la nouvelle. Les voici non seulement en terrain hostile, loin de leurs bases, mais en plus sans général. Les Grecs se dotent donc de nouveaux chefs et Xénophon est choisi pour être l’un d’eux et diriger l’arrière-garde. Le philosophe élève de Socrate se doit désormais de conduire les soldats vers la victoire et de les sortir du piège où ils sont enfermés. Pour notre bonheur, Xénophon a raconté cette aventure, qui est un texte sur l’amitié, la philia, la cohésion du groupe harcelé par l’ennemi, le rôle du chef, la confiance portée en lui et la nécessité de cette philia et de cette confiance pour vaincre et sortir vivant du piège de Tissapherne. L’anabase n’est pas un livre de guerre et de batailles, mais un livre d’amitié et de commandement. À le lire, on voit et comprend comment Xénophon est parvenu à motiver ses troupes, à les encourager dans les moments difficiles, à surmonter les révoltes et les rébellions, à déjouer les pièges tendus par les Perses, à sortir sauf du piège infernal et à faire de cette aventure vouée à la mort un moment de gloire pour le monde grec. Dans ses pages souffle le vent de l’honneur, de la camaraderie, de la force et du courage, celui que l’on retrouve à Orléans et à Bir Hakeim, ce refus de la résignation, cette volonté entêtante de combattre parce que la défaite n’est pas une option viable.

 

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Thalassa ! Thalassa !

Voici les Grecs parcourant l’Hellespont, traversant les montagnes d’Arménie, franchissant des cols de plus de 2 000 mètres d’altitude et arriver enfin à Trébizonde, dans la région du Pont. Là, ils aperçoivent la mer et avec elle l’annonce de leur pays. Xénophon raconte avec une grande émotion la vue de la mer et ce que cela signifie pour des hommes qui ont traversé tant d’épreuves. Ils peuvent s’écrier « Thalassa ! Thalassa ! », laissant aller leur joie de leur survie et donc de leur victoire. Ils ont marché plus de 3 000 km avant de pouvoir rejoindre le monde grec et ainsi opérer le retour.

Avec ses hommes, Xénophon a démontré que les Perses n’étaient pas invincibles et qu’ils pouvaient être vaincus chez eux. Les hoplites, disciplinés et organisés, bien qu’inférieurs en nombre et en territoire ennemi, peuvent gagner sur des troupes à la tactique moins sûre et à l’organisation plus lâche. Alexandre sut faire siens les apports de Xénophon pour sa conquête de l’Orient. Mais bien plus tard aussi, Xénophon inspira les stratèges. Le général Arthur Boucher (1847-1933) rapporte les propos de son maître en matière de stratégie, le général Février, qui lui dit un jour que tout ce qu’il savait sur l’art de diriger les hommes, il l’avait appris chez Xénophon. Incrédulité du jeune officier ignorant du texte de l’Athénien, ce qui le conduisit à le lire et, par la suite, à synthétiser sa pensée dans un ouvrage qui demeure essentiel : L’Art de la guerre dans la retraite des Dix-Mille (1913). Tout est déjà chez Xénophon et sa voix porte au-delà des siècles, raison pour laquelle il faut lire les classiques. Arthur Boucher fit ainsi la Grande Guerre avec les préceptes de Xénophon en tête, ou comment réitérer à Verdun et en Champagne les enseignements de Counaxa et de la retraite vers le Pont. Immortel Xénophon qui s’est effacé derrière son œuvre, offrant un traité de stratégie valable pour toujours, transformant une aventure humaine insolite en archétype de la guerre et de l’art du commandement. Il a bien mérité sa place entre Socrate et Alcibiade ; Athènes, comme Rome, demeurant une école pour l’Europe.

JEAN-BAPTISTE NOÉ

Notes :

[1] Olivier Battistini, Alexandre le Grand. Un philosophe en armes, Ellipses, 2018.

[2] Les 10 000 mercenaires proviennent en majorité de Sparte. Xénophon lui est né à Athènes.

[3] Appelé également Anabase. Une nouvelle et belle traduction vient d’être réalisée par Pascal Charvet et Anne Collognat, publiée chez Phébus.

Source : site de la revue Conflits 24 OCTOBRE 2022

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