Une mine de dossiers issus du renseignement occidental, rassemblant les communications envoyées par les soldats de la paix canadiens, éclaire les opérations secrètes menées par la CIA, la fourniture illicite d’armes, l’utilisation de combattants djihadistes, les opérations d’intoxication menées dans le but d’en accuser l’ennemi, et la mise en scène d’atrocités.
La vérité communément admise au sujet de la guerre en Bosnie nous enseigne que les séparatistes serbes, encouragés et pilotés par Slobodan Milošević et ses acolytes de Belgrade ont tenté de s’emparer par la force des territoires bosniaques[1] et croates dans le but de réaliser leur projet totalitaire de « Grande Serbie ». Tout au long du conflit, ils se seraient livrés au nettoyage ethnique des musulmans indigènes, dans une démarche génocidaire assumée, tout en refusant l’idée de négociations de paix.
Ce narratif a été imposé en force par les grands médias de l’époque, et légitimé aux yeux de l’opinion publique par la création du Tribunal Pénal International pour la Yougoslavie (TPIY) après la fin du conflit. Il s’est rapidement mué en axiome non discutable dans la conscience collective occidentale, renforçant l’idée que les négociations conduisent obligatoirement à encourager l’agresseur, une mentalité qui a permis aux faucons des guerres de l’OTAN de justifier de nombreuses interventions militaires au cours des ans.
Mais la mise à jour d’une somme considérable de câbles envoyés par les soldats de la paix canadiens en Bosnie vers les quartiers généraux de la défense nationale à Ottawa, publiés récemment par Canada Declassified, montre qu’il s’agit là au mieux d’une sinistre mascarade. Ces documents nous donnent une vision de première main sur la réalité de cette guerre, telle qu’elle s’est déroulée, comment les perspectives de résolution pacifique se sont écroulées rapidement dans un bain de sang qui a abouti à la mort dans la douleur de l’état multi-religion et multi-ethnique que formait la Yougoslavie.
Les casques bleus canadiens faisaient partie de l’UNPROFOR : la force de protection des Nations Unies envoyée dans l’ex-Yougoslavie en 1992 dans l’espoir que les tensions puissent être contenues, que la guerre totale soit évitée et qu’une résolution pacifique puisse être acceptée par toutes les composantes du conflit. Ils sont restés jusqu’à la fin, en dépit du danger, même après que leur mission se soit révélée être un échec misérable. L’analyse sur le terrain faite par les militaires devient au fil du temps de plus en plus désabusée. Dans la franchise des propos, on découvre une histoire de la guerre qui a été totalement occultée. Une histoire faite d’opérations secrètes de la CIA, de provocations explosives, d’utilisation de combattants djihadistes, d’actions d’intoxication, et de mise en scène d’atrocités.
La totalité des câbles publiés peut être consultée ici, et des extraits choisis ici.
« Interventions extérieures dans le processus de paix »
Même s’il s’agit d’un fait bien établi et reconnu ouvertement, l’intervention des Etats-Unis pour saboter l’accord[2] de paix négocié par la Communauté Européenne au début de 1992 reste peu connue. C’est de ce sabotage qu’a découlé la guerre en Bosnie. Selon les termes de l’accord, le pays se serait constitué en tant que confédération divisée en trois régions semi-autonomes définies selon des lignes ethniques. Cet accord n’était certes pas parfait, mais chacun y trouvait l’essentiel de ses demandes – en particulier le droit à s’autogouverner – et il était en tout cas bien préférable à la guerre totale qui s’est installée à sa place. Pourtant, le 28 mars 1992, l’ambassadeur états-unien en Yougoslavie, Warren Zimmerman, a rencontré le président Alija Izetbegovic, un bosniaque musulman, pour, selon plusieurs rapports, lui apporter la reconnaissance par Washington du pays en tant qu’entité indépendante, s’il rejetait la proposition de l’UE. Il devait lui confirmer dans le même temps le soutien inconditionnel de son pays pour la guerre inéluctable qui s’ensuivrait dans ce cas. Quelques heures plus tard, Izetbegovic était sur le sentier de la guerre et les combats ont débuté presqu’immédiatement.
On a souvent considéré que l’action des Etats-Unis avait été dictée par leur préoccupation à propos du rôle pivot joué par Bruxelles dans la négociation de l’accord, qu’ils voyaient comme fragilisant leur prestige international et comme annonciateur de l’émergence de l’Union Européenne en tant que bloc indépendant suite à la chute de communisme. Si ces préoccupations ont certainement joué un rôle, les câbles de l’UNPROFOR pointent vers des motifs plus sinistres. Washington voulait réduire la Yougoslavie en cendres, et cherchait à soumettre les Serbes au moyen d’une guerre prolongée. Aux yeux des Etats-Unis, les Serbes étaient le groupe ethnique le plus disposé à défendre l’existence d’une république[3] qui les gênait. En aidant inconditionnellement les Bosniaques, Washington se saisissait d’un outil des plus utiles pour atteindre ses buts.
A l’époque – et aujourd’hui encore – il allait de soi pour toute la presse occidentale que c’était l’intransigeance des Serbes qui bloquait les négociations de paix en Bosnie. Pourtant, les câbles de l’UNPROFOR montrent une réalité bien différente. Dans une série de câbles envoyés entre juillet et septembre 1993, alors que des pourparlers pour un cessez-le-feu et des tentatives pour ressusciter l’accord de partition à l’amiable du pays étaient en cours, les casques bleus canadiens se plaignent systématiquement de l’obstination des Bosniaques et non des Serbes. Un extrait des plus parlants écrit que le but « inatteignable » de la « satisfaction des demandes des musulmans constitue l’obstacle premier aux pourparlers de paix ».
Plusieurs passages mentionnent aussi comment « les interférences extérieures dans le processus de paix » « n’aident pas la situation » et que « aucune paix » ne pourra être établie « si des parties extérieures continuent à encourager à l’exigence et à l’inflexibilité des Musulmans dans les négociations ». Par assistance « extérieure », l’UNPROFOR entend bien sûr Washington. Son support inconditionnel pour les Bosniaques les a poussés à « [négocier] comme s’ils avaient gagné la guerre », une guerre qu’ils avaient en fait « perdue ».
Le 7 septembre 1993, les soldats de la paix notent que « le désir évident des Etats-Unis de faire lever l’embargo sur les armes à destination des Musulmans pour bombarder les Serbes » et « les encouragements faits à Izetbegovic pour qu’il attende plus de concessions » sont de « sérieux obstacles à la fin des combats dans l’ex-Yougoslavie ». Le jour suivant ils écrivent à leur quartier général que « les Serbes sont ceux qui observent le plus strictement le cessez le feu ». Pendant ce temps, Izetbegovic négociait sur la base de « l’imagerie populaire qui présente les Serbes bosniens comme les méchants ».
La validation de cette illusion présentait d’autres avantages, en particulier de permettre à l’OTAN d’organiser des frappes aériennes sur les zones serbes[4]. Les casques bleus n’étaient pas dupes : « Aucune discussion sérieuse ne pourra prendre place à Genève tant que Izetbegovic continuera à penser que les Serbes seront soumis prochainement à des frappes aériennes. Ces frappes consolideraient significativement sa position, et cela le rend moins coopératif dans les négociations ».
Dans le même temps, les combattants islamistes « ne donnent aucune chance aux pourparlers de paix, attaquant férocement » et sont clairement alignés sur les objectifs d’Izetbegovic. Dans les derniers mois de 1993, ils se sont rendus responsables de nombreuses violations du cessez-le-feu, entreprenant de nombreuses incursions en territoire serbe partout en Bosnie. En décembre, les Serbes finirent par déclencher une « attaque majeure ». Un câble de l’UNPROFOR commente alors que, depuis le début de l’été, « l’essentiel de l’activité des Serbes a été défensive ou en réponse aux provocations des Musulmans ».
Un câble du 13 septembre note que, à Sarajevo, « les forces musulmanes continuent à s’infiltrer dans la zone du Mont Igman et à bombarder quotidiennement les positions de l’ASB (Armée des Serbes de Bosnie) autour de la ville », dans le « but probable… d’amplifier la sympathie occidentale en provoquant un incident qu’ils pourraient att