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En 1302, alors que s’achève la guerre qui, en Sicile, opposait l’Aragon aux Angevins, une troupe de combattants catalans, dirigée par Roger de Flor, se retrouva sans emploi. Elle vendit alors ses services à Byzance, menacée par les Turcs. Ce fut le début d’une odyssée extraordinaire qui vit cette « Compagnie catalane » triompher de tous ses ennemis, combattre presque tous les maîtres qu’elle s’était choisis, avant de s’emparer du duché d’Athènes. Cette épopée nous est connue grâce au témoignage de l’un de ses chefs, Ramon Muntaner, ainsi que par les relations horrifiées de plusieurs témoins byzantins.

 

Arrivés à la cour byzantine d’Andronic II (1282-1328) en septembre 1303, les Catalans sont immédiatement à l’œuvre. Leur troupe, environ 6 à 7 000 hommes, triomphe des Turcs près de Cyzique, avant de les culbuter tout au long d’une campagne qui les mena en 1304 de l’Hellespont au col des Portes de Fer dans la montagne du Taurus. L’Asie Mineure était redevenue grecque. Roger de Flor, promu grand-duc, puis César, était même un des conseillers de l’empereur. Les Catalans repartent ensuite s’installer à Gallipoli, défendre l’empire menacé par les Bulgares (hiver 1304-1305). Inquiet de leurs exigences, l’empereur fit alors assassiner Roger de Flor (30 avril 1305) puis assiéger sans succès Gallipoli, bien défendue par Muntaner (mai-juillet 1305). Le 7 juillet 1305, les troupes impériales sont battues par les Catalans à Apros. Deux années durant, la Compagnie contrôla et pilla la presqu’île de Gallipoli : elle agissait désormais à son seul service, corps étranger invincible au cœur de l’empire. L’un de ses chefs, Rocafort, alla même ravager les environs de Constantinople. Les ressources s’épuisant à force de pillages, la troupe partit vers le nord, en Thrace, aussitôt mise en coupe réglée. Des dissensions internes éclatent alors entre Rocafort et ceux qui, comme Muntaner, acceptaient de servir les intérêts de la Couronne d’Aragon (notamment de Frédéric II roi de Sicile). La Compagnie se divisa et Rocafort, ayant conservé la majorité de ces hommes, offrit ses services à Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, qui envisageait de s’emparer de l’empire de Constantinople[1]. Vingt-cinq ans après les Vêpres siciliennes, qui avaient vu la monarchie catalano-aragonaise s’emparer de la Sicile au détriment des Français massacrés, un prince du sang faisait ainsi appel à des Catalans…

 

Des mercenaires nomades

Le noble Thibaut de Chepoy devint alors capitaine de la Compagnie au nom de Charles de Valois (septembre 1307), élimina Rocafort, et la mena vers Cassandria en Chalcidique, nouvelle victime des Catalans qui la pillèrent de l’hiver 1307 à l’hiver 1309, n’épargnant même pas les monastères de la « Montagne sacrée », l’Athos.

Puis Charles de Valois renonçant à ses rêves impériaux, Thibaut de Chepoy abandonne son poste ; les Catalans partent alors vers la Thessalie, en quête de nouveaux butins (printemps 1309). C’est l’occasion cette fois encore de vivre sur l’habitant, avant d’entrer en 1310 au service d’un nouveau maître, Gauthier de Brienne, alors détenteur du duché d’Athènes et menacé par l’empereur. En peu de temps, les Catalans le débarrassent de ses ennemis, avant de se retourner contre lui et d’écraser une coalition de troupes franques de Morée, d’Eubée et de Naxos, près d’Halmyros, le 15 mars 1311. La Compagnie mettait un terme à son errance. Elle gouverna d’une main de fer le duché d’Athènes jusqu’en 1388. Les mercenaires s’étaient faits princes.

 

Des combattants redoutés

Cette étonnante série de succès s’explique. La compagnie catalane avait fait ses armes en Sicile, dans une guerre de guérilla, expérimentant une tactique rudimentaire, mais efficace. Ses hommes avaient été surnommés « Almogavres », terme dérivé de l’arabe « al-mughawar » (« celui qui fait des incursions chez l’ennemi »), désignant des combattants menant une vie errante de pillards, sans ancrage territorial. « Ils ne vivent que du métier des armes » dit d’eux le chroniqueur catalan Bernat Desclot.

Ils allaient au combat sans protection, vêtus d’une tunique ou d’une chemise très courte, et dotés d’armes légères. Ils comptaient sur leur mobilité et sur la surprise, attaquant à l’aube, rassemblés en une seule masse lancée à toute vitesse, bousculant leurs adversaires, aux cris de « Debout fer ! » (Desperta ferro !). Ils furent aussi capables de ruses, creusant et recouvrant d’herbes des fossés où s’effondrèrent les chevaliers francs à Halmyros, voire d’opérations élaborées, détruisant les conduites d’eau des villes qu’ils assiégeaient, voire combinant incursions terrestres et maritimes. On ne leur connaît aucune défaite !

 

Des hommes sans foi ni loi ?

Leurs fidélités furent changeantes, leur sincérité dépendant de l’attitude de ceux qui les avaient embauchés. L’empereur de Byzance, d’abord prodigue en cadeaux et en dignités exceptionnelles, eut tort de ne pas payer leurs soldes et de ne pas respecter ses promesses. Or, la Compagnie, héritière du monde féodal, était sourcilleuse sur ce point. Entrée au service de Charles de Valois, elle servit un temps ses ambitions impériales, puis lâchée par lui, chercha aussitôt un autre employeur. Il reste que s’ils louvoyèrent longtemps entre autonomie et allégeance, les Catalans, au bout du compte, furent bien des mercenaires au service de l’Aragon, qui leur laissa la mainmise sur le duché d’Athènes, après d’ailleurs les avoir encouragés à se mettre au service de Charles de Valois…

De nombreux documents attestent des liens entre la Compagnie et les deux monarques frères, Frédéric II de Sicile et Jacques II d’Aragon. Elle portait d’ailleurs au combat la bannière d’Aragon et celle de saint Georges, patron du royaume de Valence. Elle s’était aussi dotée d’un sceau, authentifiant ses écrits, frappés de l’effigie du même saint Georges et des armes d’Aragon. Lorsque, comme dans les combats de Gallipoli, elle n’est pas au service d’un prince précis, elle affiche sa fidélité catalano-aragonaise. À partir de 1312, elle fut officiellement dirigée par des hommes envoyés par Frédéric de Sicile : Bernat Estanyol puis l’infan Anfos Frédéric (revêtu du titre de « vicaire général des duchés »). C’est donc bien l’Aragon qui, derrière les Almogavres avait fait main basse sur le duché d’Athènes.

Au-delà de ces allégeances changeantes, la Compagnie fut également secouée par des troubles internes, une valse des capitaines, des assassinats, des trahisons, des scissions, comme en connaissent fréquemment les troupes de mercenaires, ou de combattants irréguliers. Elle offrait par ailleurs un spectacle bien différent de celui d’une armée régulière, traînant avec elle au fil de ses déplacements une foule de femmes, d’enfants, de captifs et même d’esclaves – dont le commerce l’enrichit : Gallipoli, à l’époque des Catalans, fut un actif marché d’esclaves. Nobles et non-nobles y sont au coude-à-coude : les hiérarchies sociales habituelles sont oblitérées. En revanche la troupe est bien structurée, commandée par un capitaine, assistée d’un conseil de 12 hommes, servie par un trésorier tenant scrupuleusement les comptes : ce fut l’office de Muntaner, qui note à ce propos : « Je tenais le compte de ce que chacun touchait […] c’est d’après mon livre qu’on partageait le produit de nos incursions. » Toute la vie de la Compagnie fut enregistrée sur ses parchemins. Une production écrite qui montre que les Catalans n’étaient pas une simple bande de pillards. Ne sont-ils pas reconnus par les monarques, qui la qualifient d’exercitus, d’armée, à l’instar d’une troupe officielle ? Toutefois cette structure fut mise à mal par l’indocilité de la masse, qui, lorsqu’elle était réunie, n’hésitait pas à imposer des vues à son chef, voire à se débarrasser de lui. Une forme de « démocratie directe » l’anima donc, faite de constants rapports de force, modifiés au gré des combats et des circonstances politiques.

La Compagnie vivait enfin des mêmes ressources que toutes les troupes de mercenaires : les soldes de ceux qui l’embauchaient, souvent alléchantes, toujours aléatoires ; le butin de guerre ; le pillage des terres conquises et asservies (« nous ne savons rien faire d’autre » avoue ingénument Muntaner).

 

Dans le sillage des croisades ?

La question peut, au vu de ce qui précède, surprendre… Pourtant, les Almogavres prétendirent aussi se battre au service du Christ. Ils ont, au service des Byzantins, vaincu les Turcs, puis triomphé des mêmes Byzantins, opportunément redevenus à leurs yeux des schismatiques à priver de leurs biens. C’est peut-être pour cela qu’ils s’intitulaient sur leurs documents officiels « armée des Francs » et non, comme on s’y serait attendu, « armée des Catalans ». La réalité de leur foi nous échappe, mais, assiégé à Gallipoli par des Génois appelés par Byzance, Muntaner ne manque pas d’affirmer être « venu en Romanie au nom de Dieu et pour la gloire de la foi catholique […] ». Argument bien à propos en un temps où le pape soutenait l’Aragon qui ne cachait pas son intention de s’emparer de Constantinople. Lorsqu’en 1308 des moines de l’Athos se plaignirent au pape des crimes perpétrés par la Compagnie, ils trouvèrent porte close. Au concile de Vienne, en 1312, on envisagea même de faire des Almogavres le fer de lance d’une croisade à venir. Pourtant, pour avoir combattu les Francs établis en Grèce et annexé le duché d’Athènes, ils furent excommuniés (jusqu’en 1343) par le Saint-Siège. Ils ne gardaient jamais longtemps de bons rapports avec leurs maîtres, ou ceux qui voulaient faire d’eux les instruments de leur politique. Le pape Jean XXII ordonna même une croisade contre eux !

 

Les meurtriers de Byzance

Ce sont eux qui permirent que, pour la première fois, des Turcs, auxquels ils s’étaient alliés provisoirement, franchissent les détroits et parviennent en Europe. Ils les aidèrent même un temps en 1327 à s’emparer de l’Eubée, à attaquer Santorin. En dehors de leurs déprédations, c’est cette alliance avec des bandes turques qui leur conféra l’exécrable réputation qui fut la leur en Grèce des siècles durant. Troupe de « pirates », d’« esclaves présomptueux », ils répandirent la terreur. Les Byzantins virent en eux un mal équivalent aux Francs qui avaient pillé Constantinople en 1204. Pire même, ils apparaissaient comme la réplique des Perses de Xerxès, « assoiffés de sang ». Si les mercenaires étaient vus comme un mal nécessaire par le Basileus, cette nécessité échappa aux chroniqueurs qui ne retinrent que le mal. Le simple cri « Les Francs ! Les Francs ! » suffisait à semer la panique. « Tout périt, tout est détruit, tout est plein de morts, de cadavres, de carnage » s’exclame un clerc byzantin, évoquant les « torrents de sang » et les « montagnes de morts » qui couvrent l’Athos ; « toutes les croisées des chemins furent jonchées de cadavres nus, sans sépulture » écrit l’abbé serbe du monastère de Chilandar. Toutefois, il est une région de Grèce, le Magne, réputée pour n’avoir jamais cédé aux Turcs, qui conserve une image héroïque de cette Compagnie catalane.

Venue aider Constantinople impuissante face aux Turcs, cette première des « sociétés militaires privées » du Moyen Âge l’a dans un premier temps sauvée, avant de contribuer à l’affaiblir puis à démembrer l’Empire grec, au service des ambitions des monarques catalans. Ces mercenaires, sans jamais perdre de vue leurs intérêts et leurs appétits, furent ainsi un outil dans un « grand jeu » géopolitique, animé par les Valois, les Francs de Morée, la papauté et, en premier lieu, la puissante Couronne d’Aragon, rappelant ainsi qu’il n’y a guère de mercenaires autonomes. La Compagnie porta ainsi, selon le mot de l’historien catalan Rubio i Lluch, « le coup de grâce » à un Empire byzantin en survie, illustrant le danger du recours aux mercenaires.

SYLVAIN GOUGUENHEIM

 

Sources
Ramon Muntaner, Les Almogavres. L’expédition des Catalans en Orient, Éditions Anacharsis, 2002.

Antonio Rubio i Lluch, Diplomatari de l’Orient Catala (1301-1409) : Collecio de documents per a la historia de l’expedicio catalana a Orient i dels ducats d’Atenes i Neopatrià, Barcelone, 1947.

Travaux

« Els Catalans a Grècia », in L’Avenç, Revista d’Historia, vol. 213, avril 1997.

Agnès & Robert Vinas, La Compagnie catalane en Orient, éditions T.D.O., 2012.

T. Ferrer i Mallol, Els Catalans a la meditterania oriental a l’edat mitjana, Barcelone

Note

[1] Celui-ci avait épousé la petite-fille de Baudouin II de Constantinople, mariage qui lui ouvrait l’exaltante perspective de finir empereur, lui qui, tout en étant fils, frère, père et oncle de roi, n’avait en France aucun avenir politique.

Source : Site de la revue Conflits - 1 février 2023

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