Pour nous éclairer citons la thèse de Morgane Chevaux, publiée par Université de France-Comté en 2019 : Le cerf et le sanglier dans l’espace français :
« Au moment de l’adolescence grecque, la chasse est bel et bien une manière de se préparer à la guerre. Mais c’est aussi une forme de solidarité, de compagnonnage, qui rassemble tous les jeunes d’une classe d’âge dans une logique d’éducation guerrière. Si on se recentre vraiment sur les animaux chassés, sur la période s’étendant de l’Antiquité jusqu’au haut Moyen Âge, aussi bien chez les Romains que chez les Celtes et les Germains, on constate que les chasses les plus valorisées, en Occident, sont celles de l’ours et du sanglier. On retrouve d’ailleurs à travers le lexique allemand des Germains, une parenté symbolique entre les deux animaux : les mots Bär (ours) et Eber (sanglier) possèdent une étymologie commune et se rattachent à la grande famille du verbe bero, qui signifie combattre ou frapper.
Ces deux animaux redoutables sont en effet admirés pour leur force et leur courage parce qu’ils se battent jusqu’au bout et meurent sans fuir ni renoncer. Le travail de rabattage se fait avec des chiens, mais c’est dans un combat singulier, dans un corps à corps sanglant que l’homme doit tenter d’achever la bête féroce, qui crie et se débat, à coups d’épieu ou de couteau en frappant à la gorge, au poitrail ou bien entre les yeux. Être vainqueur d’un ours ou d’un sanglier est toujours un exploit et constitue un rite de passage nécessaire pour devenir un guerrier adulte. Toutefois, rare sont ceux qui y parviennent sans être blessés. » hal- 02325646.
Tout comme la chasse au cerf, la chasse au sanglier est en effet un poncif de la littérature du Moyen Âge. En guise d'exemple, proposons donc un extrait du « roman » Garin le Lorrain (12e siècle), tel que traduit et raconté par la médiéviste Gaston Paris dans Contes et récits extraits des poètes et prosateurs du Moyen Âge. Cet extrait illustre bien la haute estime en laquelle les aristocrates du bas Moyen Âge tenaient la plus noble de toutes les chasses forestières :
« - J'ai entendu dire, reprend le duc, qu'un sanglier comme on n'en a jamais vu est dans le bois de Vicogne ; je veux le chasser et porter sa tête au duc Garin.
- C'est vrai, dit Bérenger, et je connais bien le couvert où il se tient ; je vous y mènerai demain. Bégon en ressent grande joie ; il dégrafe son manteau de sable et le donne à son hôte : Bel hôte, lui dit-il, vous viendrez avec moi. »
Bérenger reçoit le riche manteau et s'incline profondément.
Voilà un généreux baron, dit-il à sa femme ; on gagne toujours à servir un prud’homme. »
Dès le matin le duc Bégon se lève ; son chambellan vient l’aider ; il revêt sa cotte de chasse, chausse ses heuses et arme ses pieds d'éperons d'or ; il monte sur son bon cheval, pend l'écu à son cou, prend l'épieu au poing et part, avec ses dix meutes de chiens ; ses trente chevaliers l'accompagnent. Ils passent l'Escaut et entrent dans le bois, conduits par Bérenger ; ils approchent de la retraite du sanglier, et déjà retentissent les abois et les cris des chiens.
On trouve bientôt les traces du porc, les branches qu'il a brisées, les endroits où il a vermillé. On amène au duc son bon limier Blanchard ; il le délie, il lui caresse les flancs, lui manie les pattes et les oreilles pour l'encourager et le met sur la piste. Le bon limier vient jusqu'au lit du sanglier : c'est sous un grand rocher, d'où jaillit une source, - entre deux chênes tombés. Quand il entend les grands abois des chiens, le sanglier se dresse sur ses pieds ; il se vautre, et se met, non à fuir, mais à tourner sur lui-même ; d'un coup de boutoir il étend mort le bon limier.
Bégon arrive, brandissant son épieu, et le porc prend la fuite. Plusieurs chevaliers descendent pour mesurer à ses traces les ongles de ses pieds : de l'un à l'autre il y avait bien pleine paume : Quel monstre ! disent-ils. Jamais homme ne tuera ce sanglier ; ses défenses sortent d'un bon pied. »
Tous remontent et portent leurs cors à leurs bouches ; la forêt en retentit au loin.
Le porc veut gagner la partie du bois où il a été nourri ; mais les chiens l'en empêchent. Il fait alors ce que jamais ne fit un sanglier ; il fuit droit devant lui, et fait sans un détour quinze grandes lieues. Les chevaux ne peuvent le suivre ; ils restent arrêtés par les branches ou empêchés dans les marécages ; vers l'heure de tierce, les chevaliers, découragés, prennent avec Bérenger le chemin de Valenciennes. Bégon seul continue sa chasse, monté sur le bon cheval que lui a donné le roi Pépin, et qui n'a pas son pareil pour la course ; hélas ! quel dommage ce fut ! Le duc Bégon continue sa chasse ; trois chiens seuls peuvent le suivre, et il les voit lassés : il les prend dans ses bras et les porte sur son cheval, tant qu'ils aient repris courage, haleine et vigueur ; puis il les remet à terre, et ils aperçoivent aussitôt le porc ; ils l'atteignent, le happent et le mordent, et bientôt les autres chiens les rejoignent.
Le sanglier file toujours : il sort de la forêt de Vicogne et entre dans la Gohelle : il s'arrête sous un hêtre, s'accule et fait tête ; les chiens le rejoignent, il les attaque et les tue tous, sauf les trois que le duc avait portés et qui étaient moins las que les autres. Bégon arrive, et quand il voit les chiens décousus, il s'écrie, plein de courroux :
- Ah ! fils de truie, que de mal tu m'as fait ! Tu m'as tué mes bons chiens, tu m'as fait y perdre mes hommes. Mais tu vas passer par mes mains ! »
Finalement, à mains nues et sans difficulté, Bégon réussit à achever le sanglier, puis s'étend, ivre de fatigue, au pied du cadavre de la bête. Passe alors des gardes locaux, qui l'identifient à un braconnier. Dans sa fuite, le sanglier a effectivement dépassé les frontières du royaume dans lequel le chevalier Bégon est en droit de chasser (les terres de sa famille). Malheureusement, la méprise va lui coûter la vie, tandis que son meurtre va raviver les tensions entre les deux royaumes voisins.
On peut donc le constater, la chasse au sanglier possède le même rôle littéraire que la chasse au cerf : il s'agit d'éloigner un chevalier de sa zone de confort, afin de le confronter à la mort. En quelque sorte, la scène de chasse est une allégorie du conflit militaire.
Animal sacré du paganisme, le sanglier fut bien entendu diabolisé par le christianisme. Assimilé au cochon, réputé répugnant et frappé d'interdit dans le judaïsme, le sanglier fut alors considéré comme une bête nuisible et dangereuse :
« Les pères de l’Église ont transformé le sanglier, tant admiré des chasseurs romains, des druides celtes et des guerriers germains en une bête impure et effrayante, ennemie du Bien, image de l’homme pêcheur et révolté contre son Dieu. Augustin, concernant le psaume 80 qui décrit le sanglier ravageant les vignes du Seigneur, est le premier à faire de l'animal une créature du Diable. L'Église va donc tourner toutes ses qualités vantées à l’Antiquité en défauts. Sa force et son courage deviennent alors synonyme de férocité. »
M. Chevaux, op. cit.
Source : site de Arya-Dharma (23 DÉCEMBRE 2021)