De la Phalange espagnole, on ne connaît plus guère aujourd’hui que le nom de José Antonio Primo de Rivera, fusillé peu après le début d’une insurrection « nationaliste », qui devait donner le pouvoir à un clan militaire, clérical et bourgeois, incapable d’instaurer comme de maintenir l’État dont avaient rêvé quelques jeunes gens impatients de détruire un vieux monde sans grandeur et sans poésie. Mais on ignore jusqu’au nom de Ramiro Ledesma Ramos, qui avait la vocation d’un « éveilleur de peuple » et fonda le mouvement national-syndicaliste en 1931, avant de participer à la création de la Phalange en 1934. Certains ne comprennent pas encore pourquoi il refusa de suivre José Antonio quand il s’était rendu compte que le « Jefe » risquait de devenir la caution de la réaction sociale. Il n’en trouva pas moins la mort du soldat dès 1936, à peine âgé de 31 ans, dans un camp qui n’était pas tout à fait le sien.
L’Espagne de Ramiro Ledesma Ramos ne fut peut-être que le songe d’un esprit aventureux et même chimérique. Mais elle était totalement révolutionnaire, héroïque et prolétaire. Sa courte vie d’idéologue comme de militant méritait de n’être pas oubliée aujourd’hui et il est utile qu’un historien comme Jean-Claude Valla lui consacre un petit livre d’une belle densité, restituant à chacun des participants d’un combat, dont peu devaient voir surgir la victoire « au pas allègre de la paix », le rôle qui fut le sien pendant les brèves années d’une lutte implacable contre les ennemis de leur peuple, ceux de gauche comme ceux de droite.
Ramiro Ledesma Ramos est né le 23 mai 1905 à Alfaraz, dans la province de Zamora, où son père était un simple instituteur. La famille n’étant pas riche, Ramiro devra entrer dans l’administration des postes à 17 ans, pour payer ses études supérieures, alors que ses parents font déjà de gros sacrifices pour élever ses trois frères et ses trois sœurs. Il travaille à Barcelone, à Valence et à Salamanque, avant de faire son service militaire. En 1927, rendu à la vie civile, il devient étudiant en lettres et en philosophie à Madrid. Il a appris le français et aussi l’allemand qu’il maîtrise parfaitement. Aussi lit-il dans le texte Georges Sorel et Oswald Spengler. Il découvre vite qu’il est surtout nietzschéen, ce qui est fort singulier dans une Espagne où l’influence de l’Église est omniprésente et le germanisme inconnu. Agnostique et anticlérical, il n’en croit pas moins à la nécessité du sacré, incarné pour lui dans son peuple et dans sa terre.
À 19 ans, il a déjà écrit un premier roman El sello de la muerte (Le sceau de la mort), dédié à Miguel de Unamuno, l’auteur du Sentiment tragique de la vie. L’année suivante, il rédige un essai : El Quijote y nuestro tempo (Don Quichotte et notre temps), où il s’affirme révolutionnaire, volontariste et croyant à la double vertu de la force comme de la foi. Bien entendu, les milieux catholiques ne tarderont pas à l’accuser de paganisme. En 1930, à 25 ans, ce jeune Espagnol germanisant voyage en Allemagne, où il est impressionné par le parti national-socialiste, alors lancé dans une dure lutte pour la conquête du pouvoir. De retour dans sa patrie, il collabore à diverses revues, dont la Revista de Occidente, créée en 1923 par Ortega y Gasset. Il y assure les rubriques philosophique et scientifique, car il n’est pas seulement un littéraire. Quant à la politique, elle l’intéresse de plus en plus.
Avec quelques amis, pour la plupart étudiants, il lance, le 14 mars 1931, un hebdomadaire qu’il nomme La Conquista del Estado (La conquête de l’État), dont il rédige le manifeste. Tout en affirmant les valeurs hispaniques, il défend le syndicalisme ouvrier et demande le partage des grands domaines fonciers entre les municipalités et les paysans. D’emblée, il affirme ce qui sera chez lui une constante : ne pas rechercher le grand nombre de partisans, mais rassembler une phalange de quelques jeunes hommes décidés. Quant aux moyens, le principal lui semble tout simplement l’insurrection. Les militants devront cultiver le goût du risque, l’emploi de la violence et l’esprit de sacrifice. À 26 ans, Ledesma n’est pas tant un théoricien qu’un activiste, impressionné finalement tout autant par la Russie soviétique que par l’Allemagne hitlérienne. Ce qu’il abhorre par-dessus tout, ce sont les démocraties bourgeoises, libérales et parlementaires. Par bien des côtés, il est assez proche des nationaux-bolcheviks germaniques, mais il déteste le marxisme et le cosmopolitisme. Il admire, parmi ses compatriotes, les anarcho-syndicalistes espagnols de la FAI et de la CNT. Sa vision est avant tout héroïque, qu’il se réfère aux conquistadors partant à la poursuite du soleil, aux rebelles des campagnes et des faubourgs dressés contre Napoléon ou aux militants prolétariens de toutes les révoltes paysannes et ouvrières. Ledesma Ramos est désormais totalement engagé — corps, intelligence et âme — dans un combat qu’il va sceller de son sang cinq ans plus tard, au seul service d’une Espagne tout ensemble «impériale et révolutionnaire».
La République espagnole a succédé, depuis la mi-avril 1931, à la monarchie d’Alphonse XIII. Malgré un début de persécutions religieuses, l’Église s’est ralliée au régime républicain. Ledesma Ramos se soucie assez peu de la disparition de la monarchie comme de la mise au pas de l’Église. Il accepte le nouveau régime sans état d’âme, mais récuse le système démocratique pour prôner un État fort, populiste et collectiviste. Il est brièvement arrêté une première fois en juillet 1931, alors qu’il préparait une manifestation contre les séparatistes catalans, basques et galiciens. Pourtant, ce « jacobin » reconnaît qu’il existe «plusieurs peuples en terre ibérique», mais il souhaite leur union volontaire et indissoluble. Son journal est interdit par les autorités et ne pourra reparaître qu’au mois d’octobre 1931. Ce sera pour annoncer la création des Juntas de Ofensiva National-Sindicalista ou JONS. Faute d’argent, l’hebdomadaire La Conquista del Estado disparaît après son 23e numéro. Tous les efforts sont consacrés au nouveau mouvement, dont les partisans portent une chemise noire et une cravate rouge. Les JONS ont choisi comme emblème le joug et les cinq flèches des rois catholiques qu’ils inscrivent au cœur du drapeau rouge-noir-rouge des anarchistes. Tout un symbole!
Ledesma Ramos est alors rejoint par Onesimo Redondo, un garçon de son âge, catholique pratiquant et nationaliste intégral. Cet ancien élève des jésuites, d’origine rurale, germanisant lui aussi, est assez séduit par le national-socialisme et les aspects antisémites de sa doctrine. Visionnaire, il imagine déjà une guerre future où l’Allemagne et les puissances européennes, converties à l’ordre nouveau, devraient faire face à une future alliance des Américains et des Soviétiques ! Redondo dirige alors à Valladolid un organe de combat, auquel il a donné le nom de Libertad. Après avoir rallié les JONS, il sera contraint à l’exil au Portugal, à la suite du complot militaire du général Sanjurjo, tandis que Ramos sera arrêté une seconde fois, pour un mois, même s’il réprouve tout « pronunciamento réactionnaire », ce qui préfigure quelque peu sa position de 1936 et sa méfiance à l’égard de Franco et des généraux.
Après une année 1932 fort mouvementée, l’année 1933 voit la création d’un nouvel organe de presse, la revue JONS (qui publiera onze numéros avant d’être interdite). En décembre 1933 paraît le manifeste des Juntas, alors que Ramos vient d’être arrêté pour la troisième fois. Ce manifeste s’adresse à tous les travailleurs d’Espagne et s’affirme aussi antibourgeois qu’antimarxiste, dénonçant « le capitalisme international et financier»… Les JONS rassemblent alors un demi-millier de militants, dont quatre cents à Madrid presque tous étudiants. Trois d’entre eux sont déjà tombés sous les coups de leurs adversaires et ont donné leur vie pour la cause du national-syndicalisme.
C’est par l’aviateur Julio Ruiz de Alda que Ramiro Ledesma Ramos et José Antonio Primo de Rivera vont se rencontrer. Fils de l’ancien dictateur de 1923, cet avocat, de deux ans l’aîné du fondateur des JONS, est un catholique fascisant, assez marqué cependant par ses origines aristocratiques. Il a été reçu par Mussolini au début du mois d’octobre 1933 et va traduire en espagnol le livre du Duce La dottrina del fascismo. Certes, Ledesma Ramos le trouve quelque peu conservateur, mais le fils du modeste instituteur découvre en cet héritier des classes privilégiées un homme courageux, un poète, un orateur, même s’il se méfie de ses longues relations de jeunesse avec les milieux patronaux, militaristes et cléricaux. Le 29 octobre 1933, au Teatro de la Comedia, à Madrid, il est présent avec quelques camarades des JONS quand José Antonio Primo de Rivera lance l’idée d’une Falanga Espanola. Incontestablement, il est séduit par la personnalité du fils de l’ancien dictateur et par l’ambiance de ferveur juvénile de l’assistance, dont les applaudissements saluent la fin du discours de ce jeune avocat madrilène : «Notre place est ailleurs, même s’il nous arrive de transiger et de nous prêter pour un temps à cette comédie [ndlr: électorale]. Notre place à nous est avec le chevalier, les armes à la main, sous la voûte étoilée. Laissons ces gens à leur festin. Pour nous, veilleurs fervents et attentifs, notre joie secrète nous laisse déjà pressentir la clarté de l’aube». Ces paroles graves et viriles n’empêcheront pas José Antonio de se présenter à la députation sur une liste conservatrice et d’être élu dans des Cortès encore dominés par la droite parlementaire. Le 7 décembre 1933, il lance un nouvel hebdomadaire FE, ce qui est à la fois les initiales de la Phalange Espagnole et signifie aussi Foi. Tout un programme.
Il est question d’une fusion avec les JONS, dont les éléments responsables se réunissent à la fin du mois de février 1934. Seul l’ancien communiste Montera Diaz, de Galice, partisan d’une autonomie des provinces à forte personnalité identitaire, vote contre. Tous les autres suivent Ledesma Ramos, qui rejoint José Antonio. Le nouveau mouvement est créé le 13 février 1934 et porte le nom de Falanga Espanola de las Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista, ou, en abrégé, FE de la JONS. Finalement, Ramos a réussi à imposer le terme de « national-syndicaliste ». Il va recevoir en conséquence la carte n°1 du nouveau parti, José Antonio la carte n°2 et Ruiz de Alda la carte n°3. Le premier souci du théoricien de La Conquesta del Estado est que le mouvement qui vient de naître ne se confonde jamais avec les groupes de droite, monarchistes et confessionnels, ce qui le fera souvent considérer par les éléments conservateurs comme une sorte de « national-communiste », doublé d’un païen résolu.
Il règne déjà un climat de pré-guerre civile et nombreux sont les phalangistes qui seront assassinés dans les mois qui viennent, notamment lors des ventes à la criée de leur journal FE, finalement interdit en juillet 1934. Leurs camarades hésitent à pratiquer des représailles, malgré l’impatience du capitaine Juan Antonio Ansaldo, qui sera exclu des instances du mouvement comme activiste. Déjà, naît la rumeur d’un futur coup d’état trotskiste dans les Asturies. En ces heures terribles, la Phalange se doit de n’avoir à sa tête qu’un seul chef. José Antonio obtient au conseil national du mouvement 17 voix contre 16 à Ledesma Ramos. Le fondateur des JONS s’incline, même s’il estime que le « Jefe » ainsi désigné n’a pas l’étoffe d’un meneur révolutionnaire, ce qui ne l’empêche pas d’imposer à ses militants le port de la chemise bleue des prolétaires, brodée de cinq flèches écarlates. À la fin de l’année 1934, la FE de las JONS compte environ cinq mille membres, dont les deux tiers ont entre 18 et 21 ans. Jamais mouvement n’a été si jeune, derrière des chefs d’une dizaine d’année seulement leurs aînés. Malgré la camaraderie de la lutte et les dangers courus, le fait que José Antonio ait été élu député ne plaît guère à l’antiparlementarisme de Ledesma Ramos, que le fils de l’ancien dictateur considère un peu de son côté comme une sorte de démagogue révolutionnaire, fort peu catholique de surcroît.
Le 4 janvier 1935, c’est la rupture, finalement inévitable. Onesimo Redondo suit d’abord Ledesma Ramos, puis se rétracte quand les « gauchistes » sont exclus par José Antonio. Ramos lance alors, sans grand succès, un nouveau journal La Patria libre. Le créateur des JONS décide de publier un essai en forme de manifeste : Discurso a las Juventudes de Espana, dans lequel il affirme, entre autres, que la Castille est à l’Espagne ce que la Prusse est à l’Allemagne. Son seul espoir est alors l’action directe contre l’esprit bourgeois. En novembre 1935, il fait paraître un nouveau livre ¿Fascismo en Espana?, dans lequel il reproche à José Antonio son scepticisme et son hésitation devant la violence. Pourtant le « Jefe » envisage de plus en plus l’hypothèse d’un coup d’état militaire, tandis que la Phalange compte ses morts: vingt-quatre militants « fascistes » sont tombés depuis 1931 Cara al Sol (Face au soleil). José Antonio va « intégrer » de plus en plus les idées révolutionnaires de Ledesma Ramos, sans récupérer pour autant sur sa gauche ce qu’il perd sur sa droite. Les élections de juin 1936 sont un échec pour les républicains conservateurs et le Frente popular arrive au pouvoir. Face à ce péril, le chef de la Phalange reste toujours aussi nationaliste, mais de plus en plus socialisant. Le mouvement est dissous, la plupart de ses dirigeants emprisonnés, tout comme deux mille militants, tandis que se multiplient les désordres, les attentats et les règlements de comptes. Ledesma Ramos, licencié de son emploi de fonctionnaire des postes, rend visite à José Antonio, incarcéré à la prison Modelo de Madrid, et se réconcilie avec lui. Est-ce sous son influence que le « Jefe » publie un dernier article dans le journal phalangiste clandestin Ni importa (Ça n’a pas d’importance) dans lequel il demande à ses partisans : «Gardez-vous à droite. La Phalange n’est pas au service de la réaction» ? Ledesma Ramos parvient, de son côté, à publier un premier numéro de l’hebdomadaire Nuestra Revolucion. Il n’y en aura pas de second.
Après l’assassinat du porte-parole de la droite parlementaire, le député Calvo Sotelo, éclate, le 18 juillet 1936, le soulèvement militaire, qui aura bientôt à sa tête le général Franco. La capitale reste aux mains des républicains. Ledesma Ramos tente de trouver un refuge pour échapper à ceux qui le recherchent, mais il est arrêté, en pleine rue, par des miliciens communistes, le 1er août. En prison, un prêtre tente de le convertir :
— Il faudrait que tu changes ta Weltanschauung, lui dit-il.
— Je n’en ai plus le temps, répond Ledesma Ramos.
Pourtant, il recevra plus tard l’absolution d’un autre prêtre, lui aussi détenu. Dans la nuit du 26 octobre 1936, lors d’un transfert de prisonniers, Ramiro Ledesma Ramos se précipite sur un milicien, en essayant de lui arracher son arme. Il est aussitôt tué d’une balle en pleine tête. Ce nietzschéen, qui avait toujours voulu vivre dangereusement, venait de trouver la mort du soldat.
Tandis qu’Onesimo Redondo était tombé dès le 24 juillet, José Antonio Primo de Rivera sera fusillé le 19 novembre 1936. Son successeur à la tête de la Phalange, Manuel Hedilla, très marqué par les idées sociales de Ledesma Ramos, sera emprisonné par Franco, condamné à mort par le Caudillo, gracié in extremis, mais ne jouera plus aucun rôle politique, tandis que s’opère la fusion obligatoire des révolutionnaires phalangistes et des traditionalistes carlistes. La vision du fondateur des JONS n’avait plus sa place dans l’Espagne soi-disant « une, grande et libre ».
Jean Mabire
Jean-Claude Valla, Ledesma Ramos et la Phalange espagnole, 1931-36, Cahiers Libres d’Histoire n°10, Librairie nationale, 2002.
Source : Terre et peuple Magazine n°16, 2003.