Les vrais syndicalistes révolutionnaires résu­ment l'action socialiste dans la grève générale. « Ils regardent, dit G. Sorel, toute combinaison comme devant aboutir à ce fait ; ils voient, dans chaque grève, une imitation réduite, un essai, une préparation du grand bouleversement final... L'adhésion à la grève générale est le test au moyen duquel le socialisme des travailleurs se distingue de celui des révolutionnaires ama­teurs ».

A ce propos, comme à propos du patriotisme, G. Sorel ne tarit pas de sarcasmes contre les prétendus socialistes qui, à l'aide du galimatias parlementaire, concilient les arguments les plus contradictoires, se montrent tour à tour et selon l'occurence, intransigeants fougueux et souples opportunistes, trompant ainsi successivement les ouvriers et les bourgeois. Ils détestent la grève générale parce que toute propagande faite sur ce terrain est trop socialiste pour plaire aux philanthropes dont ils ont besoin, autant que des ouvriers, pour en venir à leurs fins personnelles.

Les vrais socialistes, au lieu d'atténuer les oppositions, les mettent au contraire en relief. Il faut représenter « le mouvement des masses révoltées de telle manière que l'âme des révoltés en reçoive une impression pleinement maîtri­sante.

« Le langage ne saurait suffire à produire de tels résultats d'une manière assurée. II faut faire appel à des ensembles d’images capables d'évoquer en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie, la masse des sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. Les syndicalistes résolvent parfaitement ce problème en concentrant tout le socialisme dans le drame de la grève géné­rale ; il n'y a plus ainsi aucune place pour la conciliation des contraires dans le galimatias par les savants officiels ; tout est bien dessiné, en sorte qu'il ne puisse y avoir qu'une seule interprétation possible du socialisme ».

La grève générale n'apporte aucune vue constructive que l'on puisse projeter sur le plan de l'avenir même le plus prochain. Elle a cepen­dant une grande efficacité, comme en ont les « mythes dans lesquels se retrouvent les ten­dances les plus fortes d'un peuple, d'un parti ou d'une classe, tendances qui viennent se pré­senter à l'esprit avec l'insistance d’instincts dans toutes les circonstances de la vie, et qui donnent un aspect de pleine réalité à des espoirs d'action prochaine sur lesquels se fonde la réforme de la volonté ».

Il importe peu que le mythe ne donne pas une image exacte de l'avenir vers lequel il tend la volonté des hommes. S'il s'accompagne d'utopie, comme il arrive souvent, on sait que l'utopie n'est pas réalisable. Un mythe n'est pas une prédiction ; sa vertu est de pousser les esprits et d'entraîner les cœurs dans une voie déterminée, au bout de laquelle les événements mettront des fins sans doute différentes de celles que l'on avait en vue. Un mythe est un moyen d'agir sur le présent.

« Alors même que les révolutionnaires se tromperaient du tout au tout en se faisant un tableau fantaisiste de la grève générale, ce tableau pourrait avoir été, au cours de la prépa­ration à la révolution, un élément de force de premier ordre, s'il a admis d'une manière parfaite toutes les aspirations du socialisme et s'il a donné à l'ensemble des pensées révolutionnaires une précision et une raideur que n'au­raient pu leur fournir d'autres manières de penser.

« Les grèves ont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu'il possède ; la grève générale les groupe tous dans un tableau d'en­semble et par leur rapprochement, donne à chacun d'eux son maximum d'intensité. Faisant appel à des souvenirs très cuisants de conflits particuliers, elle colore d'une vie intense tous les détails de la composition présentée à la conscience. Nous obtenons ainsi cette intuition du socialisme que le langage ne pouvait pas don­ner d'une manière parfaitement claire ; et nous l'obtenons dans un ensemble perçu instantané­ment ».

  1. Sorel estime qu'il y a identité entre les aspects d'ensemble que fournit à la conscience le mythe de la grève générale, et les thèses capi­tales du marxisme. Voici comme il le démontre.

Le marxisme repose sur la séparation de la société en deux classes foncièrement antago­nistes. Mais, on a bien du mal à considérer cette division trop nette autrement que comme une vue de l'esprit, si on regarde le monde dans son fonctionnement journalier ; tandis que la sépa­ration apparaît effectivement à la lumière crue de la grève générale. On voit alors la société divisée en deux camps, et seulement en deux, sur un champ de bataille.

Le sentiment de révolte qui, du point de vue marxiste, doit exister au cœur, du prolétariat peut être, lui aussi, nié par les analystes quand ils regardent les masses à la loupe et au repos. H. de Man a excellé dans cet exercice stérilisant, et il eût été curieux de voir ses thèses à leur tour examinées par G. Sorel. Cependant le sentiment révolutionnaire est un complexe, et il se résoud assez souvent en concessions favorables à la fameuse paix sociale. Or, l'esprit de révolte surgit brusquement, et avec une force énorme, des foules qui reconnaissent la lutte de classe à la manière de Marx, quand les circons­tances font naître l'idée de grève générale ou une idée de soulèvement général analogue.

L'esprit de réforme sociale dans le cadre du capitalisme inspire tout le socialisme parlemen­taire, de la façon la plus opposée au marxisme et la plus dangereuse pour le socialisme. Mais les partisans de la grève générale regardent les réformes, même les plus populaires, comme ayant un caractère bourgeois ; en conséquence, ils les repoussent ; rien ne peut atténuer pour eux le caractère fondamental de la lutte de classe, et ils entendent le lui conserver à tout prix.

Marx a écrit que le prolétariat se présentera, au jour de la révolution, discipliné, uni, organisé par le mécanisme même de la production. «  Marx, affirme G. Sorel, entend nous faire comprendre que toute la préparation du prolé­tariat dépend uniquement de l'organisation d'une résistance obstinée, croissante et passion­née contre l'ordre de choses existant ». Il est certain que la pratique des grèves est un des éléments essentiels de l'organisation de cette résistance marxiste.

On a souvent soutenu que le prolétariat devait se préparer à son rôle futur par d'autres voies que le syndicalisme révolutionnaire et la prati­que des grèves qui s'y rattache. G. Sorel a réfuté cette thèse, qu'il accusait d'élargir incon­sidérément le socialisme. Ni l'affranchissement partiel au moyen de la coopération, ni le combat contre l'influence catholique, ni l'institution d'un droit nouveau, d'une philosophie neuve, ne lui paraissait nécessaire. Il a considéré que ces ten­tatives étaient contraires à la pure doctrine marxiste aussi bien qu'à la conception de la grève générale.

Le marxisme repousse toute hypothèse bâtie par les utopistes concernant l'avenir. Les prolé­taires n'ont point à se préoccuper des solutions sociales qui sortent du cabinet de travail des sages et des savants sociologistes. Ils ont à prendre, tout simplement, la suite du capitalis­me. Les programmes sont tout faits dans l'atelier. La technologie continuera à assurer la direction du travail des producteurs. « La pra­tique des grèves nous conduit à une conception identique à celle de Marx. Les ouvriers qui cessent de travailler ne viennent pas présenter aux patrons des projets de meilleure organisa­tion du travail, ni ne leur offrent leur concours pour mieux diriger leurs affaires ; en un mot, l'utopie n'a aucune place dans les conflits écono­miques... La révolution apparaît comme une pure et simple révolte, et nulle place n'est réservée aux sociologues, aux gens du monde amis des réformes sociales, aux intellectuels qui ont embrassé la profession de penser pour le prolétariat ».

La pratique des grèves apparaît ainsi néces­saire et suffisante pour donner au prolétariat la technique révolutionnaire qui assurera la vic­toire au jour de la prise en mains de l'héritage capitaliste. On prévoit une Bataille finale qui, conformément à la tactique napoléonienne, écrasera l'adversaire. Une série de manœuvres, d'opérations préliminaires, prépare ce grand jour et fait acquérir à l'armée prolétarienne les qualités essentielles qui caractérisent le vain­queur : vision très nette et étroite limitation de l'objectif, esprit de corps et discipline, entraî­nement.

Marx voyait, dans la révolution sociale qu'il annonçait, une transformation profonde et irréformable ; l'ère nouvelle n'aurait aucun rapport avec les temps antérieurs. G. Sorel estime que l'évocation de la grève générale renforce l'im­pression d'effroi que donne la conception marxiste. Ce caractère du socialisme doit être, non pas atténué, mais maintenu, au contraire, très apparent, si l'on veut que le socialisme possède toute sa valeur éducative. « II faut que les socialistes soient persuadés que l'œuvre à laquelle ils se consacrent est une œuvre grave, redoutable et sublime. C'est à cette condition seulement qu'ils pourront accepter les innom­brables sacrifices que leur demande une propa­gande qui ne peut procurer ni honneurs ni profits, ni même satisfactions intellectuelles immédiates. Quand l'idée de la grève générale n'aurait pour résultat que de rendre plus héroï­que la notion socialiste, elle devrait déjà, par cela seul, être regardée comme ayant une valeur inappréciable ».

Jacques Renne

 

(Sources : Gorges Sorel et le Syndicalisme révolutionnaire-1936)

FaLang translation system by Faboba
 e
 
 
3 fonctions